V. Un peu d'improvisation

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 La lumière qui les avait guidés venait d'une bougie tremblotante éclairant presque à elle seule la pièce, faiblement secondée par les braises rougeoyantes d'un âtre bientôt éteint. Sur un tabouret se trouvait la femme qui leur avait ouvert, un nourrisson sur les genoux. Deux gamins assis par terre contemplaient aussi le foyer, ainsi qu'un homme installé à califourchon sur un banc, fumant une courte pipe. Mélodrille s'appuyait contre le mur, au fond de la pièce. Un étrange silence lourd et mélancolique régnait, seulement troublé par les derniers crépitements d'agonie du feu. Il semblait que nul n'eut le courage, ou la force, de se lever pour l'alimenter.

 Jal contourna l'assemblée silencieuse, sous le regard aigu du troubadour, pour saisir deux bûches dans le tas qui reposait près de l'entrée, puis traversa l'espace entre les bancs pour les jeter dans la cheminée essouflée. Des pétillements jaillirent et lentement une flamme s'y attaqua. La lueur se répandit sur les visages et réchauffa les corps. Les deux enfants relevèrent la tête pour contempler le messager comme s'il avait accompli un miracle.

  • Bienvenue, messire, prononça alors l'homme. Je suis Ode et voici ma femme Ielda.
  • Enchanté. Je suis le messager Jal Dernéant.

 La femme lui proposa un tabouret qu'elle avait pris soin d'épousseter avec sa manche. Jal s'y installa, juste devant le feu ravivé. Au bout de quelques instants hypnotisé par la danse des flammes, il sentit sa cape tirée en arrière. Une petite fille de sept ou huit ans, aux yeux bleus sous un bonnet crasseux avait rampé jusqu'à lui.

  • Monsieur...
  • On dit monseigneur, la rabroua sa mère.
  • Laissez, madame, ce n'est pas grave. Oui, petite ?

 Il pivota sur son assise pour faire face à l'enfant.

  • Vous êtes un héros ?

 Jal sourit.

  • Comment tu t'appelles, petite ?
  • Arlye.
  • Eh bien vois-tu, Arlye, je suis seulement un messager. Un messager n'est pas toujours un héros. Peut-être que plus tard, j'en deviendrai un. Mais les héros font quelque chose de bien et moi, je n'ai encore rien fait.

 Il songea soudain à Liz, à Lidwine, à Lénaïc, à Hovandrell. Chacun d'entre eux lui avait sauvé la vie au moins une fois.

  • Mais j'en connais quelques-uns.
  • C'est vrai ?

 Cette fois, le petit garçon avait rejoint sa soeur et écoutait lui aussi avec avidité.

  • Monseigneur, vous croyez que moi aussi je pourrais être un héros un jour ?
  • Bien sûr. Il suffit que tu aies déjà fait quelque chose de bien. Je suppose que ça t'es déjà arrivé ?
  • Oui ! s'écria le garçonnet tout content. L'autre jour, j'ai aidé Jilli à descendre du plitonier !
  • Eh bien tu vois ! Tu es déjà un héros. Au moins pour Jilli.

 Sa soeur reprit la parole.

  • Monseigneur, c'est vraiment difficile de devenir un messager ?

 Le jeune Ranedaminien songea aux épreuves qu'il avait subies, à la foule populeuse qui attendait devant le palais et qui s'était réduite à l'assistance de la cérémonie finale.

  • Oui, c'est difficile. Mais les choses difficiles, il faut les réaliser. Les pires épreuves te réservent les plus belles récompenses. Difficile ne veut pas dire impossible.

 En prononçant ce mot, il eut une pensée pour le troubadour qui les observait toujours, appuyé contre un buffet au fond de la salle.

  • Eh ben moi, un jour, je serai messagère ! déclara Arlye avec une conviction impressionnante.
  • Et moi, un jour, je serai un héros mieux que vous !
  • Cilir ! le réprimanda sa mère. Excusez-le, seigneur messager.

 Jal repensa à sa pratique de la magie et laissa échapper une moue.

  • Il n'y a pas de mal, madame Ielda. Si tu veux, Cilir. Mieux que moi.

 L'enfant sourit, révélant une dent manquante. Sa soeur remit son bonnet et s'assit par terre aux pieds du messager, près du feu.

 Jal prit alors soudainement conscience qu'une voix basse chantait. Cela faisait peut-être déjà longtemps, il n'avait aucune idée du moment où ce son avait commencé. Il avait l'impression que l'air s'échappait des lèvres serrées de Mélo. Ce dernier parut ne pas s'apercevoir que tous le regardaient à présent. Il avança vers l'âtre. La chanson venait bien de lui.

 Le regard plongé dans les flammes, il tira son luth de son dos et commença à jouer. Il effleurait tout juste les cordes, comme s'il craignait de les briser. Le murmure qui venait du fond de sa gorge reprit, plus fort, plus lancinant. L'association des deux mélodies plana dans l'atmosphère, investit le moindre recoin de la pièce, comme une fumée d'encens. Jal sentit ses muscles se détendre sous une injonction indépendante de sa volonté. Etait-ce de la magie ? Cette musique calmait jusqu'aux battements de son coeur. Une vague torpeur s'emparait de lui et, à en croire les têtes dodelinantes de leurs hôtes, de tous les habitants. Seul Mélodrille paraissait encore vif et alerte.

 Le messager songea alors que s'il avait voulu dévaliser la maison et peut-être les tuer, cela aurait été d'une simplicité confondante. Mais l'état second de sérénité dans lequel il se trouvait l'empêchait de paniquer réellement. Sa peur s'empêtrait dans une sorte de mélasse mentale.

 Il entendit alors que la chanson avait changé. Il y avait des paroles maintenant. Chantées dans une langue qu'il ne connaissait pas, une langue fluide, roulante, harmonieuse, pleine d'accents qui paraissaient inarticulables. Sans en avoir la moindre notion, le jeune homme comprit instictivement qu'elles évoquaient un voyage; un voyage long, vers des paysages lointains et inconnus, qui peu à peu se teinta de solitude. Les sonorités changèrent, devinrent plus rudes, plus froides. Cela restait pourtant la même langue, indéniablement. La voix et la musique forcirent, prirent un éclat douloureux et triomphant. Décrivait-il une bataille glorieuse ? Jal l'aurait parié.

 Mais juste après l'apogée de ce crescendo héroïque, la mélodie s'apaisa brutalement et reprit sur une phrase aux accents sinueux et éthérés originels, mais mâtinés d'une pointe de tristesse supplémentaire. Jal sentit l'emprise des notes décroître et enfin le quitter lorsque la dernière vibration s'éteignit, comme aspirée par ses tympans.

 Aussitôt les crépitements du feu et même le son de son propre souffle reprirent leurs droits. Les deux enfants toujours assis au sol clignaient des yeux, comme éveillés d'un lourd sommeil. Mélodrille n'avait pas quitté le foyer des yeux. Son luth pendait de ses mains abandonnées.

  • Mélo ?

 Le troubadour s'ébroua et son regard revint à la surface de la réalité. Il vit Jal.

  • Oui ?
  • Qu'est-ce que c'était ?

 L'homme se racla la gorge et s'accroupit pour tendre ses mains vers le feu.

  • Une chanson scaramboise. Une berceuse.

 Jal songea à l'engourdissement qui l'avait pris. Ca devait être efficace. Comment une musique pouvait-elle faire autant d'effet ?

  • Est-ce qu'elle est... magique ?
  • Un peu. C'est le peuple des elfes de Scarambe qui nous l'a transmise, et cela depuis maintes générations.
  • C'est de l'elfique ?
  • Non, de l'ancien scarambois. Mais cet idiome fut créé en grande partie en s'inspirant des inflexions sylvestres de la langue des seigneurs des forêts.

 Le messager se tut et réfléchit un moment, perplexe. il n'avait jamais entendu parler d'une chanson ou même d'un son qui soit magique. Mais après tout, la magie des elfes était soigneusement gardée secrète.

 Ielda et Ode se regardaient, hésitant entre remercier et s'effrayer. Ils furent décidés par les deux enfants qui se mirent soudainement à applaudir de toutes leurs forces. Le troubadour retrouva alors son sourire et plongea dans un salut aussi profond que s'il s'était trouvé face à des comtes et des marquises, faiant voltiger la plume de son chapeau. Jal puis finalement les parents suivirent avec enthousiasme, déridés par l'amabilité de Mélo. L'air satisfait de sa prestation, ce dernier alla s'asseoir sur un coffre, contre le mur du fond, et s'employa à lustrer son instrument.

 La petite Arlye redirigea alors son attention sur le Ranedaminien et prit un air attendrissant pour demander :

  • Messager ?
  • Oui ?
  • Vous pouvez nous raconter l'histoire des héros que vous connaissez ?

 Jal toussa et se tourna vers Mélo, qu'il pensait plus apte à assurer ce genre de fonction. Mais le troubadour n'esquissa pas un geste. Il se contenta de sourire d'une manière narquoise qui signifiait : A ton tour. On va voir comment tu t'en sors...

  • Heu...

Avec un peu d'improvisation... songea le messager.

  • Il était une fois une grande ville, une très grande ville qui s'appelle Lonn...

 Les deux enfants clignaient des yeux bien avant que l'histoire ne se termine. Ielda tapota respectueusement l'épaule du messager.

  • Il est temps d'aller au lit, les enfants.

 Elle souleva Arlye qui dormait déjà et releva Cilir en le tenant par la main.

  • Mais l'histoire n'est pas finie, protesta faiblement le garçon.
  • Tu la finiras en rêve, murmura sa mère. Allez, viens. On dit bonne nuit.
  • Bonne nuit, messager, marmonna Cilir.
  • Bonne nuit, petit, répliqua Jal, attendri.

 Ielda et ses enfants disparurent dans la pièce voisine. A peine fut-elle de retour qu'un vagissement de nouveau-né s'éleva de la même chambre.

  • Cette gamine est intenable, soupira la paysanne.
  • Laisse, j'y vais, coupa Ode en se levant péniblement. Adalbée doit voir son papa.

 Il ramena un nourrisson qui gigotait. Ielda s'assit et prit la petite Adalbée sur ses genoux. Mélodrille soudain quitta son immobilité de statue et vint rejoindre le Ranedaminien près de l'âtre.

  • Vous avez un don, Jal, marmonna-t-il.
  • Vous parlez de ma modestie ? plaisanta le jeune homme.
  • Je suis sérieux. Vous avez fait rêver ces enfants.
  • Ce n'est même pas mon histoire...
  • En tout cas, si messager ne vous plaît plus, vous saurez en quoi vous reconvertir, mon cher !

 Jal sourit et bâilla. Ses paupières aussi devenaient lourdes. Mélo s'en aperçut.

  • Mon fier compagnon, vous plairait-il de sommeiller sur un sommier garni d'un matelas les heures qui nous séparent du jour, afin de compenser les fatigues d'un long jour de voyage ?
  • Voilà une riche idée.

 Il salua Ode et Ielda d'un signe de tête et son regard s'arrêta sur le nourrisson qui le fixait pendant que sa mère le berçait. Aurait-il des enfants, un jour ? Avec qui ?

 Il se surprit à songer d'abord à Colombe. Il ne parvenait pas à voir Lidwine en mère. La cueilleuse, en revanche, s'imaginait aisément emmener un enfant sur les chemins de montagne et l'allaiter au coin du feu. Il fronça les sourcils. Pourquoi pensait-il à Colombe ? Il aimait Lidwine. Non ?

 Etrangement égaré, il tituba jusqu'à la chambre qu'il partageait avec Mélo. Un lit unique mais immense lui ouvrait les bras. Sans réfléchir, Jal tomba littéralement dessus et ferma les yeux.

Colombe...

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