VI. Les ombres de la Cité, deuxième partie

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 Retrouver la fraîcheur de la nuit et la fourrure de Phakt soulagea énormément le jeune homme. Enfin une atmosphère saine, authentique.

 Il avait du mal à se détacher du souvenir de Colombe ravivé par la jeune danseuse. Dans l'atmosphère sombre de la place pavée, il se représentait son visage angélique encadré de ses longues boucles de miel, ses deux prunelles rondes et bleues comme celles d'un oiseau, son sourire tendre et mutin, sa peau aussi fraîche et pâle que l'aurore sur les monts, sa voix cristalline. Sa verve et l'intensité de ses sentiments, masqués derrière sa douceur, lui manquaient cruellement à présent. Bien qu'on eût du mal à le croire à son regard empreint d'innocence, Colombe aurait su tracer son chemin dans une ville comme Kimkaf. L'évocation du contact de sa main, de ses lèvres fraîches et audacieuses réchauffa le jeune homme dans la ruelle balayée par le vent glacé.

 Il secoua la tête. Pourquoi son ancien amour était-il si présent dans son esprit, alors que Lidwine en avait presque disparu ? Etait-ce à cause de cette Blanche et de sa détresse ? Ou sa passion pour Lidwine faisait-elle partie de ces pulsions passagères dont le souvenir s'efface aussi vite que l'objet disparaît ? Ce serait vraiment faire injustice à la belle Rottoise. Pourtant, l'affection pour la cueilleuse d'Herzhir restait plus vive que l'amour de l'escrimeuse en robe rouge.

 Ils avaient pourtant vécu tant de choses en si peu de temps ! Repassèrent dans sa mémoire leur rencontre, toutes ces aventures, le duel, le combat dans les catacombes, les feux d'artifices, la chambre aux rideaux de tréfiline, la robe à crevées grise dont les promesses lui donnaient des bouffées de chaleur, l'équipée au château de Ghyzdal, leur étreinte lors de son réveil et surtout son adieu... Comme un feu dont on remue les braises, la passion se raviva peu à peu dans son âme, mais au prix d'un effort mental constant. Il passa les doigts pensivement sur le haut de son bras, où l'escrimeuse elle-même avait inscrite une rune de pensée. Quand la reverrait-il ?

 Ce fut à cet instant que Blanche émerga du tripot, enveloppée dans un châle mauve, poursuivie par des rires et des quolibets. Elle se réfugia près du messager. Son souffle créait un nuage de vapeur.

  • Vous... c'est à vous, la... le...

 Elle désignait Phakt d'un doigt timide. L'ordimpe tourna vers elle sa grosse tête curieuse.

  • Oui.
  • Je ne pourrais pas l'héberger...

 Cela posait à Jal un terrible dilemme. Il ne pouvait laisser Phakt seul, exposé aux mille périls de la Cité. Aucune écurie publique ne serait réellement digne de confiance ici et à qui pourrait-il demander asile pour un ordimpe sans devoir expliquer des choses dangereuses ? Il valait mieux le laisser hors les murs, mais où ? Et de toute façon, impossible de ressortir de la ville à cette heure.

 Jal pesta contre lui-même. Il aurait mieux fait de le laisser à Ode et Ielda pour quelques jours, quitte à se déplacer à pied entre la ferme et la ville, mais il ne pensait pas devoir passer la nuit à Kimkaf. A présent, il serait obligé d'y passer quelques jours au moins. Rien qu'à cette pespective, son estomac se nouait.

 Après un temps de réflexion, il résolut de laisser Phakt dans la maison d'Audric. Il estimait, avec raison, que les opportunistes qu'il y avait rencontré étaient partis. La porte n'était pas fermée et les braises fumaient encore dans l'âtre. Jal barricada l'entrée autant que possible. Il laissa Phakt dans une pièce au sol nu, visiblement une remise déjà pillée. Le messager caressa le chanfrein moelleux.

  • Bonne nuit mon grand, chuchota-t-il. Demain je t'emmène loin de cet enfer, promis.

 Le jeune homme frissonna en refermant la porte. Il était réellement seul à présent.

 Blanche le guida dans les ruelles dans un silence oppressant. Elle rasait les murs et se dissimulait régulièrement pour attendre qu'un groupe de silhouettes se fût éloigné. Jal crut même voir qu'elle dissimulait un couteau à bout cassé dans sa jupe longue. Enfin, elle tira un trousseau de clés de sa capuche et débloqua une porte basse branlante, usée et griffonnée par des dizaines d'artistes de passage. Le messager et la danseuse pénètrèrent alors dans un escalier sombre et raide qui les mena à l'étage. La jeune femme vivait dans un réduit dans les combles, dénué mais bien rangé et entretenu. Sur une commode en bois à demi défoncée et bancale, un vase ébréché contenait trois fleurs qui finissaient de faner. Quelques affaires pendaient à des crochets improvisés sur le mur du fond. Un cadre qui avait dû être un lit, garni d'un matelas plus fin qu'une crêpe, recevait la lumière pâle d'une lune argentée par la fenêtre percée dans le toit. Un fauteuil de couleur passée s'appuyait au mur, à côté d'un ouvrage de couture inachevé. Un coin de miroir brisé en triangle tenait en un équilibre miraculeux sur le plateau de la commode. Un seau posé juste à côté jetait des mouvances d'eau.

  • Je vous laisse le lit, bien entendu, notifia Jal.

 Blanche ne répondit pas ; elle semblait à peine l'avoir entendu. Le désespoir et la fatigue affaissaient ses traits, que le messager n'avait vu animés que par la terreur ou la supplication.

  • Je quitterai la ville demain, pour trouver une pension pour mon ordimpe. Mais je reviendrai. Je retrouverai Audric, ayez confiance.

 Elle hocha vaguement la tête, toujours sans lueur dans les yeux, et tomba assise sur le lit. Le messager s'approcha. Cette fille l'émouvait.

  • Dormez, murmura-t-il.

 Il la poussa légèrement en arrière pour qu'elle tombe sur le lit. Elle ne résista pas. Le jeune homme ouvrit les tiroirs de la commode et finit par y trouver une couverture mangée de déchirures, soigneusement pliée. Il la jeta sur Blanche qui dormait déjà à moitié.

Pauvre fille...

 Il aurait voulu sauver toutes les pauvres âmes de la cité des Voleurs, mais c'était impossible. Elle, s'il retrouvait Audric, s'en sortirait peut-être, mais son amie Louison ? Et les milliers d'autres ? A quoi servait donc ce qu'il faisait ici ?

 Le son de la respiration apaisée de Blanche Besbre le rassura un peu. Au moins, il avait peut-être permis à la jeune femme de dormir tranquille et au chaud ce soir-là. Il tituba lui-même vers le fauteuil, se recouvrit de sa cape et posa son chapeau sur ses yeux. Le sommeil fut long à venir. Il avait parfois trop chaud, parfois trop froid, souvent mal au dos et toujours des pensées préoccupantes en tête. La dague qadi posée contre son torse le rassurait, mais picotait son flanc dès qu'il se tournait. Il finit par retirer sa veste et rester en chemise fine, puis se tourner pour poser une main sur Valte. Dans ce mouvement, il vit luire sur son biceps la rune de Lidwine. La lumière chatoyait doucement à travers le tissu mince de la chemise. Enfin un sourire se répandit sur son visage tiré d'inquiétude et enfin il put s'endormir.

 Le matin le trouva tout courbaturé, mais à peu près reposé. Blanche lui tendait une timbale d'eau avec son premier sourire, étonnamment frais et amical.

  • Bien dormi, Isaac ?

 Jal mit quelques instants à se souvenir qu'il s'était présenté sous ce nom la veille.

  • Pas trop mal, je vous remercie.

 Il prit la timbale et avala l'eau fraîche.

  • Il me reste un morceau de pain, si vous avez faim.

 Elle désignait un quignon presque sec dans un torchon posé près de lui.

  • Ca ira, merci.
  • Je suis désolée de vous avoir imposé ce fauteuil.
  • Vous étiez épuisée hier soir. Vous aviez besoin de ce lit, je vous le laisse de bon coeur.
  • Alors, comment comptez-vous vous y prendre pour retrouver Audric ?

 Elle s'installa en face de lui, sur le bord du lit, sa propre timbale d'eau à la main. Le messager déglutit.

  • Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
  • C'était après mon service, il y a quatre jours. Il passait souvent me voir, s'assurer que je rentrais sans ennuis et me parler de ses projets. J'ai besoin de lui pour tenir... Ce soir-là, il m'a raccompagnée jusqu'ici.
  • Il était en bonne santé ? Comme d'habitude ?
  • En bonne santé, oui. Mais il paraissait excité, il disait qu'il avait un plan, qu'il pouvait enfin me mettre à l'abri. J'ai essayé de le croire, mais il a dit ça tellement de fois...

 Elle eut un petit rire sec et désabusé.

  • Il travaillait ? A quoi passait-il ses journées ?

 Blanche le gratifia d'un nouveau regard par-dessous, méfiant et inquiet.

  • Il était commis. J'ignore de quelle famille.

 Jal sentit une boule supplémentaire se former dans son estomac. Les familles nobles et influentes recouraient souvent à des commis comme Audric, des petites gens qui faisaient le boulot illégal dans lequel une famille noble ne devait pas tremper officiellement. Il y avait donc fort à parier que sa disparition émanait d'une maison rivale de celle qui l'employait. Or, toutes les précautions possibles entraient en jeu lorsqu'il s'agissait de dissimuler l'appartenance d'un commis. Sans compter que Jal, en libérant Audric, s'attirerait probablement les foudres d'au moins une famille influente sur les deux. La tâche s'annonçait ardue.

 En l'occurence, il y avait fort à parier que les Midril devaient employer le jeune homme. Quels rivaux pouvaient-ils bien avoir ? Jal ignorait tout du jeu politique des familles influentes. Les Dernéant n'étaient que de petite noblesse et isolés dans leurs montagnes.

  • Est-ce qu'Audric rencontrait régulièrement des groupes de personnes ? Des collègues, des envoyés de ses employeurs peut-être ?
  • Il avait des rendez-vous près des remparts extérieurs, certains soirs. Je pense qu'il y a retrouvaient plusieurs personnes, mais il n'a jamais voulu m'en dire plus.
  • Vous savez où ?
  • Oui.
  • J'irai.

 Elle hocha la tête gravement.

  • Armez-vous bien. Les rues de Kimkaf sont connues pour une bonne raison...
  • Je vois.

 Il tâta la dague du seigneur Irinor à son côté.

  • Pour l'heure, je dois sortir de la ville pour mettre à l'abri mon ordimpe. Il m'a coûté assez cher pour ne pas le perdre aussi bêtement.
  • Allez-y. Je vais au marché, mais je serai probablement là à votre retour.

 Elle se leva, enveloppée dans son châle mauve à franges, vêtue d'une tunique très simple qui contrastait avec sa tenue ostentatoire de la veille. Ainsi, elle passait presque inaperçue si l'on exceptait ses immenses yeux bleus. Elle saisit un panier suspendu au portemanteau.

  • Au fait, Blanche. Je risque de rester quelques temps pour mener cette mission à bien. Quel est votre loyer ?
  • Pardon ?
  • Si vous acceptez de m'accueillir encore, bien sûr.
  • Je ne vous demanderais pas un loyer pour un fauteuil ! Si vous tenez vraiment à me dédommager, retrouvez Audric. C'est tout ce que je vous demande.

 Jal admira ce désintéressement. Elle refusait par fierté une rémunération qui pouvait écourter un travail ô combien pénible.

  • J'insiste. Si vous m'offrez un toit, il est nécessaire que je le paye.

 La danseuse haussa les épaules.

  • Comme vous voulez. Un polt par jour.

 Elle devait croire annoncer un tarif exorbitant, car elle le regardait avec un air de défi. Jal reposa sa timbale le plus tranquillement du monde.

  • Très bien.

 Blanche se tourna avec son panier et le messager entendit ses pas retentir dans l'escalier.

 Quitter l'atmosphère oppressante de Kimkaf fit un bien immense au jeune Ranedaminien. Non seulement il n'aimait pas les villes, mais celle-ci était sans doute la pire où il pouvait échouer. Juché sur Phakt, il écartait les bras pour respirer l'air sain de la campagne environnante. Les feuilles des arbres jonchaient le sol sous ses pas.

 Il trouva facilement une ferme, assez grande et bordée de rangées d'arbres fruitiers, où quelques bestiaux, flontirs et canamelles, paissaient dans des pâturages. Les propriétaires acceptèrent sans rechigner de garder Phakt, convaincus par une bourse rebondie et l'insigne de messager qu'il pouvait enfin montrer. Il avait pris soin de s'éloigner suffisamment de la cité des Voleurs. Soudain, en voyant l'ordimpe cuivré trotter jusqu'au pré, il sentit monter une puissante envie de fuir. Il pouvait, là, maintenant, grimper sur ce dos velu et galoper à bride abattue vers Lonn, ou même vers les monts Etoilés et ne plus jamais entendre parler de cette cité de malheur. Oublier l'Autre Monde, ses regards de travers, ses tentures puant la luxure et les échos de pleurs dans les couloirs, les ruelles pleines d'égorgeurs et d'immondices divers. A la pensée de rester plusieurs jours pour y mener une enquête aussi dangereuse, le courage lui manquait.

 Il releva lentement son regard vers les murs de Kimkaf.

Tu ne me vaincras pas. Il y aura au moins un messager qui t'aura échappé.

 Jal ne pouvait abandonner Blanche, à présent. Il en était incapable, aussi incapable que de soulever la voûte céleste ou d'arrêter la marche du temps. Comment pourrait-il regarder à nouveau Liz, Vivien ou Lidwine dans les yeux ? Il eut un éclat de rire ironique. Si Lidwine avait été à sa place, elle serait probablement déjà en train de mener une révolution, Devra à la main, avec Blanche à ses côtés. Il devait se montrer digne de l'escrimeuse et amener cette mission à son terme. Par ailleurs, si Audric était vivant et que le message du sieur Midril ne lui était pas remis en main propre, Jal recevrait la marque d'infamie. Il ne pouvait admettre cela.

 Le coeur et la tête lourde, il reprit donc à pied la route de la cité des Voleurs.

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