VII. Chausse-trappe, deuxième partie

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 Le coeur de Jal battait à tout rompre. Il resta soigneusement immobile, mais son esprit tournait à toute vitesse. Blanche n'était pas une combattante, il aurait pu facilement se débarrasser de sa prise, mais un combat s'ensuivrait et il n'était pas au mieux de sa forme. Sa cuisse blessée menaçait de se dérober à tout moment. Lorsqu'il déglutit par réflexe, sa pomme d'Adam frôla la lame appliquée contre son cou. Elle était aiguisée, probablement de frais. Qui savait si la danseuse était suffisamment vive et décidée pour la lui enfoncer dans la trachée ?

 Le jeune homme leva les mains lentement.

  • Blanche, je... vous n'avez rien à craindre.
  • Silence ! siffla la jeune femme juste derrière son oreille. Qui êtes-vous ? Un mercenaire n'est jamais aussi poli et ne prend pas pitié des filles de joie. Si vous faites partie des ennemis d'Audric, vous arrivez trop tard. A moins que vous ne soyez là pour me tuer ?
  • Si je voulais vous tuer, je n'aurai pas pris pitié de vous, comme vous dites. Je suis vraiment là pour retrouver Audric Vontan. Je ne suis pas mercenaire, c'est vrai, mais mon employeur m'a envoyé s'assurer qu'il avait toujours un commis.

 Mais Blanche ne se relâcha pas.

  • Mensonges. Les employeurs ne se soucient pas de la vie de leurs commis. Et pourquoi vous aurait-il envoyé vous plutôt qu'un vrai mercenaire ?

 Jal grimaça. Il répugnait à tuer Blanche, même dans cette situation. La danseuse était persuadée de protéger son ami.

  • Je ne peux pas vous révéler qui je suis. Ma vie serait en danger.

 Le couteau chatouilla plus étroitement sa peau.

  • Vous trouvez qu'elle ne l'est pas suffisamment ? Je veux savoir à qui j'ai affaire. Je n'ai aucune garantie que vous ne soyez pas là pour vous assurer qu'Audric est bien mort, par exemple.

 Jal soupira. Ses arguments se tenaient. D'ailleurs, si la jeune femme avait percé sa comédie malhabile à jour, elle ne serait sûrement pas la seule. Aussi, de guerre lasse, il rendit les armes.

  • Je suis messager.
  • Arrêtez immédiatement de me prendre pour une cruche ! Je ne plaisante pas !
  • Moi non plus ! protesta Jal, résistant contre l'envie de se débattre. Chevalier de la Plume et de l'Epée, adoubé par le roi Oswald de Lonn sur le Code écrit par Lambert. Mon écusson est dans le sac là-bas, si vous voulez vérifier.

 Blanche le força à marcher jusqu'au sac laissé sur la commode lors de son départ. Elle trouva et retourna dans tous les sens le petit blason de l'Ordre sans sa main. Puis elle releva les yeux vers Jal et le libéra.

  • Un messager...

 Elle passa une main sur son visage, comme pour effacer l'image d'un fantôme.

  • A quel point avez-vous envie de mourir ?
  • Pas du tout, à vrai dire, grommela Jal. Ne croyez pas que je sois à Kimkaf pour le tourisme. Les lois de mon Ordre m'obligent à livrer le message qu'on me confie quoi qu'il arrive, tant que son destinataire est en vie. Je n'ai pas le choix !
  • Et votre nom ?

 Le messager massait son cou raidi par l'angoisse.

  • Je vais le garder pour moi, si vous voulez bien, maugréa-t-il. J'ai pris suffisamment de risques. Contentez-vous de m'appeler Isaac.
  • Alors vous êtes réellement ici pour Audric ?
  • J'ai un message pour lui. Je dois le lui remettre ou avoir une preuve de sa mort. Le seul autre choix est la marque d'infamie.
  • Celui qui vous a confié cette mission ne vous voulait pas du bien...

 Cette phrase jetée innocemment par la danseuse fit l'effet d'une explosion dans l'esprit de Jal. Il se mit à réfléchir à voix haute sans s'en apercevoir.

  • J'ai été attaqué au rendez-vous. C'était un piège... On a enlevé Audric Vontan précisément pour que je ne le trouve pas et reste ici à la merci de la Chape. Toute la mission est un piège. Midril est aussi dans le coup, en admettant que ce soit vraiment lui. J'ai cru que cela cesserait à mon départ de Lonn, mais ils me poursuivent. Ils ont retourné les règles du Code à leur avantage...
  • Quoi ?
  • Je suis victime d'un complot, Blanche. Vous avez raison, ce message est un piège. Peut-être même en faites-vous partie. A votre insu, bien entendu, sinon vous m'auriez tué depuis le premier soir. Mais le fait que vous ressembliez tant à Colombe...
  • Qui ?
  • Laissez tomber. Ma mission n'a pas changé ; nous devons retrouver Audric, autant pour vous que pour moi. Même si je sais que c'est un piège, je n'en recevrai pas moins la marque si je n'accomplis pas ma mission. A condition que cet Audric existe seulement...
  • Audric existe ! Je le connais et je peux en attester !

 Jal remarqua à cet instant seulement que la danseuse était toujours en tenue de soirée, avec sa coiffure soignée et sa robe vaporeuse. Avait-elle réellement été travailler ?

  • Alors, allez-vous m'aider ?

 Blanche se mordit la lèvre.

  • C'est du suicide. Pour vous comme pour moi. Un messager ne peut pas survivre à Kimkaf.
  • Vous êtes la seule à savoir.

 Il mentait allègrement ; Mélo savait. Mais il espérait malgré tout que le troubadour tiendrait sa parole si difficile à donner.

  • Vous savez aussi bien que moi que je suis la seule chance d'Audric. Je dois absolument le retrouver.

 La ville entière se transformait en gigantesque piège dont les mâchoires grinçaient déjà ; si la danseuse l'abandonnait, il ne s'en sortirait pas.

  • Je ne vous demande pas de me faire confiance, Blanche. Je demande seulement votre silence. Il faut que je puisse agir librement. Je ne vous demanderai rien de plus.

 Il croisait les doigts pour ne pas en avoir besoin.

  • Je n'ai que votre parole pour croire que vous être réellement obligé de retrouver Audric, objecta la jeune femme.
  • Pour quelle autre raison resterai-je dans une cité qui veut ma mort ? Par ailleurs, je n'ai également que votre parole.

 Elle tendit brusquement sa main.

  • Vendu. Vous pouvez rester, Isaac.

 Les poumons de Jal se remplirent à nouveau. Une alliée, enfin.

  • Merci.

 Elle haussa les épaules, peu convaincue.

  • Doucement. Je ne risquerai rien pour vous, c'est clair ?
  • Parfaitement clair.

 Il se laissa tomber assis sur le lit ; sa cuisse le faisait atrocement souffrir et l'adrénaline le lâchait progressivement.

  • Vous êtes blessé !
  • Non, vous croyez ? ironisa le messager encore amer.
  • Laissez-moi voir.
  • Je ne préfère pas. C'est le haut de la cuisse.
  • Justement, c'est dangereux.
  • Mais...

 Il espérait ne pas rougir, mais savait que c'était peine perdue.

  • Vous croyez que je fais quoi comme métier, exactement ? Laissez-moi vous soigner. A moins que vous ne préfériez sortir et aller voir un de ces revendeurs de thulg qui se prétendent apothicaires ?
  • Non, non, grommela-t-il, affreusement gêné.

 Il retira donc ses bottes, ses bas et ses chausses pour rester en culottes bouffantes pendant que la jeune femme fouillait la commode derrière elle. La seule mention du thulg, cette herbe dangereuse au suc hallucinatoire vendue par tous les traîne-savates de la cité, le refroidissait. Heureusement qu'elle ne connaît pas bien l'Ordre des messagers, songea-t-il, sinon elle se demanderait ce qui m'empêche de me soigner tout seul par magie. Elle s'agenouilla devant lui, tenant à la main une poignée de charpie, une bobine de fil et une autre de bandages. Jal s'efforçait de regarder ailleurs pendant qu'elle examinait sa plaie.

  • C'est pas bien beau, soupira-t-elle.

 La blessure était profonde, mais propre et saine. Le sang maculait tous ses vêtements et son aine. Blanche mouilla un linge déchiré pour nettoyer la plaie et la jambe alentour. Elle travaillait avec une grande concentration, des gestes précis, soigneux, économes.

  • Serrez les dents, recommanda-t-elle.

 La jeune femme brandissait une aiguille avec du fil. Elle comptait recoudre. Jal crispa ses mains sur le cadre du lit et serra les dents. La première pointe lui arracha tout de même une plainte étouffée. Le fil rougit. Pour éviter de penser à la douleur, il se concentra sur les doigts glacés de Blanche qui tenaient sa jambe. Etait-ce mieux ?... Il en doutait. Il déglutit et s'efforça de ne pas penser à Colombe. Pour le coup, la souffrance l'y aidait. L'infirmière de fortune finit par couper le fil avec les dents.

  • Voilà, c'est mieux.

 Elle posa ensuite de la charpie sur la couture et entoura le tout d'un bandage serré. Jal remerciait les Lunes qu'elle n'ait pas croisé son regard de toute l'opération et qu'elle soit restée si professionnelle.

  • Merci, soupira-t-il à nouveau pendant qu'elle se relevait.
  • De rien. Il va vous falloir de nouveaux vêtements.

 Jal grimaça. En effet, ses chausses et ses bas étaient tachés de sang et déchirés par la lame.

  • Il faut que je passe inaperçu. Je dois porter des vêtements communs ici.
  • Vous voulez que je vous en prête ? se moqua la danseuse en robe rose vaporeuse.

 Il eut un rictus moqueur.

  • Allez, reposez-vous. Ca ne va pas cicatriser tout seul. Vous allez boiter quelques jours. Donnez-moi votre veste et votre chemise aussi, il va falloir les changer.

 Jal grommela encore quelques paroles inaudibles et obéit en masquant son malaise du mieux qu'il put. A son grand soulagement, la jeune femme ne lui accorda pas un seul regard et se contenta de ramasser les vêtements pour les jeter dans un coin, près du baquet d'eau.

  • Je vous laisse le lit ce soir, vous êtes blessé.
  • C'est chez vous, Blanche, c'est votre lit, se défendit faiblement le messager.
  • Dormez, sinon je vous jette dehors ! menaça la danseuse en le fusillant du regard.

 Jal se tut et s'allongea, remontant le couverture sur lui. Blanche débarrassa le fauteuil et enleva les épingles dans ses cheveux qui maintenaient son chignon. La chevelure châtain coula dans son dos.

  • Bonne nuit Blanche, bâilla Jal.
  • Bonne nuit, messager, répondit-elle avec un semi-rire dans la voix.

 Jal entendit un froissement de tissu et rouvrit brièvement les yeux par réflexe. Il constata que la jeune femme retirait les bretelles de sa robe. Il se retourna et enfouit son visage dans l'oreiller. Il sombra dans le sommeil au son du rire en grelots de sa colocataire.

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