VIII. Au cœur de la Chape, troisième partie

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 Jal resta un instant démuni, la bouche sèche.

  • A vrai dire, j'ignore ce qui serait susceptible de vous convaincre. Je ne sais pas de quoi vous avez besoin. Mais comme ma vie est en jeu... je ferai PRESQUE tout ce que vous voudrez.

 Mélo inspira longuement.

  • Il me semble, messire messager, dit-il en appuyant sur ce dernier mot, que vous ne vous rendiez pas bien compte de la situation dans laquelle je me trouve. Le seul service que vous puissiez me rendre, actuellement, serait de quitter cette pièce et de disparaître.
  • Je le ferai si vous m'indiquez où se trouve Audric Vontan.

 Mélodrille sourit faiblement.

  • Petit malin. Bien sûr. Mais cela exige une enquête qui me mettrait encore plus en péril que je ne le suis déjà. Je n'ai aucun raison de vous aider. Estimez-vous déjà heureux d'avoir gardé toutes vos fonctions vitales.
  • Justement, j'aimerais bien les garder encore un peu. Le monde m'attend.

 Une tristesse sans bornes se lut alors sur le visage du troubadour.

  • J'ai connu quelqu'un qui disait comme vous.

 Il dirigea à nouveau ses yeux de glace sur Jal.

  • Je cherche à m'échapper, c'est tout ce que je veux. Que cette maudite Chape ne me retrouve plus jamais.
  • Nous avons le même objectif, alors.
  • Mais vous ne pouvez pas m'y aider.
  • Qu'est-ce qui m'en empêche ?

 Mélo rit, d'un ricanement sans joie qui glaça le dos du messager.

  • Sans vouloir vous offenser, camarade, vous êtes un jeune noble de.. quoi, dix-sept ans ? Je ne crois pas que vous soyez en mesure d'échapper à une organisation complexe et charpentée sur le crime, qui s'étend sur tous les royaumes de la Longarde.
  • Pourtant, un piège m'a été tendu par cette même organisation. Pourquoi, d'après vous ? Tant d'efforts pour juste un messager parmi les milliers que nous sommes ? Vous savez que j'ai quelque chose de spécial.

 Mélodrille s'immobilisa et une lueur d'intérêt perça dans ses yeux.

  • Vous échappez à la magie, c'est cela ? Les bandits, l'autre jour...

 Jal regrettait déjà ce qu'il avait dit, mais c'était le seul argument qu'il aie.

  • Bon, concéda le troudabour en décroisant les jambes. Je vais vous expliquer la situation. Je suis le fils du dirigeant actuel de la Chape, Dagove Heurtevent. J'ai toujours détesté cette famille et ses agissements. Quand j'étais jeune, j'ai fui, en compagnie de mon ami Timoléon. Mon père nous a retrouvés, nous a... surpris ensemble, et l'a tué.

 Jal déglutit, à l'unisson du troubadour en proie à un deuil ancien.

  • J'ai fui une nouvelle fois. Mais après des années où je croyais avoir réussi à lui échapper, j'ai reçu des menaces. "Nous savons où tu es, Mélodrille. Nous exigeons que tu rentres à Kimkaf et nous rejoignes, ou bien tu mourras ainsi que ceux qui t'accompagnerons." Je le savais capable d'exécuter ses menaces. Je suis donc revenu, en vous rencontrant au passage. Et je suis revenu pour découvrir que Léda, la maîtresse de mon père, est enceinte d'un nouvel héritier pour la Chape ! Si je fais le moindre pas de travers, ils m'élimineront, simplement pour s'assurer qu'iln'yaura pas de concurrence. "Sers-nous, ou meurs.". Et pourtant, s'il y a quelque chose que je ne souhaite pas, c'est bien diriger cet empire du crime ! Je ne demande rien de mieux que de laisser naître ce pauvre enfant et de fuir, passer ma vie sur les routes à jouer du luth.

 Un silence s'ensuivit, meublé de réflexions pour Jal. Que pouvait-il lui proposer ? Révéler ce qu'il savait sur Léda ne ferait qu'empirer les choses. Comment faire disparaître le troubadour des radars de la Chape ? Simuler sa mort, et le cacher ? Où ? A Herzhir ? Hors de question de faire courir le moindre risque à ses parents, sans même parler de Colombe... Révéler la façon dont il échappait lui-même à la Chape n'arrangeait rien. Il ne pouvait effectivement pas grand-chose pour le troubadour. Sauf peut-être...

  • Savez-vous comment ils vous ont retrouvé ?
  • Le sort de repérage, je suppose. Rien de très compliqué. Je m'étonne même qu'ils ne l'aient pas fait plus tôt. Ils voulaient s'assurer qu'un concurrent ne risquait pas de s'élever. Et puis ils ont des espions et des commis partout.

 Jal prit son menton pour réfléchir encore un instant. Il ne savait pas exactement comment fonctionnait ce sort, mais Liz serait peut-être capable de l'en protéger et de modifier son visage ? Jal aurait préféré avoir l'aide de tout le conseil des mages, mais le royaume de Lonn ne prendrait pas pour lui le risque d'entrer en guerre ouverte contre la Chape. Comment faire échouer ce sort de repérage ?...

On aurait dû échanger nos places à la naissance, soupira intérieurement le messager.

Echanger nos places...

 Une idée, qui lui sembla d'abord stupide et absurde, commençait à se construire dans son esprit. Mélo allait le prendre pour un fou, mais aussi étonnant que cela puisse paraître, cela pouvait marcher. C'était même la seule solution qui lui venait à l'esprit.

  • Et si vous deveniez messager ?

 Mélodrille ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes. Jal vit qu'il hésitait entre rire et se fâcher. Il devait penser que la situation n'allait qu'empirer.

  • J'espère que vous n'êtes pas sérieux. Le roi Oswald ne partira pas en guerre contre la Chape pour protéger un seul de ses messagers.
  • Pas le roi. Ou plutôt, pas l'actuel.
  • Expliquez-vous.
  • Le Code lui-même vous protègera. Il est stipulé dans le Code écrit par Lambert qu'un messager ne peut hériter ni de titres ni de terres. Un sortilège vieux de plusieurs siècles vous empêchera alors d'être une menace pour l'héritier, puisque vous ne pourrez de toute façon hériter de la Chape.
  • Mais on peut cesser d'être messager !
  • Raison de plus pour vous d'éviter de briser le Code et de recevoir la marque d'infamie. Cela équivaudrait à une condamnation à mort, dans votre cas. Mais entre temps, la Chape n'a plus de raison de se débarrasser de vous.

 Mélodrille y réfléchit un long moment, le regard perdu.

  • Ils me suivront. La Chape suit tous les messagers du royaume grâce au sort. Ils pourraient me tuer simplement parce que je suis messager. Bon sang, nous sommes leurs ennemis jurés !
  • Mais ils vous sont bien utiles pour espionner les grands de ce monde. La Chape ne détruirait pas les messagers, même si elle le pouvait. Ils sont une source de pouvoir bien trop grande. Vous seriez même un atout de choix. Je ne peux pas vous faire échapper à leurs yeux, mais vous aviez dit que vous vouliez seulement ne pas régner sur la Chape et parcourir les chemins avec votre luth. En tant que messager, cela vous est possible. Vous pouvez réussir les épreuves ; je les ai réussies, moi. La seule difficulté que je voie... c'est que les épreuves viennent de se terminer. Les prochaines auront lieu dans un an. Pourrez-vous supporter la situation d'ici-là ?

 Il songea soudain à Léda. Si elle n'attendait pas réellement l'héritier, en Octi de l'année à venir, tout le monde s'en serait aperçu, et même avant. Mélo redeviendrait alors l'héritier en titre. Comment faire pour qu'il cesse de l'être ? Il fallait inventer un autre dirigeant à la Chape...

  • Il faut assassiner Dagove.

 Jal releva la tête. C'était Mélodrille qui venait de prononcer ces mots, avec un calme déconcertant et un peu effrayant.

  • Votre père ?
  • Mon père, oui. Avec les luttes de pouvoir qui s'ensuivront, personne ne se souciera de l'héritier de l'ancien. Vous allez m'aider à assassiner mon père.

 La voix et l'expression implacable du troubadour figèrent un instant le messager. Cela semblait être une personne complètement différente du compagnon joyeux qu'il avait côtoyé quelques temps plus tôt. Il n'aimait pas l'idée d'assassinat et encore moins en songeant aux systèmes de sécurité qui devaient entourer Dagove Heurtevent.

  • Vous êtes sûr de le vouloir ? Je veux dire... votre père...

 L'idée de son propre père ne provoquait que de la tendresse chaleureuse dans la poitrine de Jal. Il était incapable de lui vouloir le moindre mal.

  • Mon père - le troubadour crachait ce mot comme une giclée de venin - mon père a assassiné tous ceux qui comptaient pour moi ! A ses yeux, je suis le dernier des lâches. Il mérite ce qui va lui arriver. Alors, je vous mènerai à Audric Vontan. Marché conclu ?
  • Attendez, attendez ! Je n'ai pas la moindre idée de comment nous y prendre ! Il doit être défendu, méfiant... Nous prenons des risques énormes !
  • Ne disiez-vous pas que votre vie était en danger ?
  • Certes, mais...
  • Messager Dernéant, prononça Mélodrille avec un accent de menace, vous êtes venu me quémander une information dont votre vie dépend. Choisissez le risque qu'il vous plaît de prendre. Vous savez à présent ce que je veux de vous. Alors, march conclu ?

 Le troubadour déganta sa main et la tendit. Jal sentait l'étreinte de l'angoisse lui broyer la poitrine. Avait-il réellement le choix ?

  • Marché conclu.

 Il serra la main offerte avec une poigne aussi ferme qu'il put. Mélo hocha la tête et sourit enfin.

  • Vous êtes une forte tête, Jal. Vous avez un sacré cran. Bravo.

 Le messager se leva. La tête lui tournait en pensant au nombre ahurissant de choses qui pouvaient mal tourner et menacer sa vie en un clin d'oeil. Sa vie ne tenait pas à un fil, mais à une multitude de fils dont chacun pouvait craquer et entraîner tous les autres.

  • Je dois filer.
  • Bien sûr. Passez par l'office et essayez d'avoir l'air le plus louche possible. On vous prendra pour un commis.

 Le messager hocha la tête.

  • Au fait, Mélo. Merci d'avoir gardé mon secret. Vous auriez pu me trahir mille fois... Cette famille ne vous mérite pas.

 Le musicien sourit d'une façon qui ne plut pas à Jal.

  • Elle s'en rendra bientôt compte. Vous recevrez des instructions dès que nécessaire. Où logez-vous?

 Jal ne pouvait dévoiler l'adresse de Blanche. Il prenait bien trop de risques déjà. Il ne s'agissait pas d'exposer la danseuse.

  • Cabaret l'Autre Monde.

 Mélo haussa les sourcils, surpris de ce choix.

  • Bien. Adieu, monsieur Dernéant. Restez en vie d'ici là.
  • Que les Lunes vous gardent, seigneur Heurtevent...

 La porte se referma sur le rire grinçant et sans âme de Mélodrille.

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