IX. Garder le secret, deuxième partie

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 Ce fut le lendemain que Jal reçut des nouvelles de Mélodrille. Blanche rapporta du cabaret une enveloppe sans inscription, qui ne contenait qu'un billet concis.

Dans deux jours, à la huitième uchronie. Vous entrerez par les cuisines, dans le chariot des poissonniers stationné rue du Chanteur. Ils sont prévenus. Prenez la dague et soyez discret. Détruisez cette lettre.

 Le jeune homme hocha inconsciemment la tête, les yeux fermés. Alors ça commençait. Il ne pourrait plus se voiler la face bien longtemps : il allait assassiner un homme. Ou au moins, y contribuer. Il lui restait deux jours.

 Il fit brûler la lettre, ce qui leur apporta un semblant de chaleur. D'après les courriers, la Grande Marée des Glaces avait eu lieu. On était donc dans la saison des Froids et nombre de familles préparaient l'Amathuria, la fête des premières neiges. Jal eut une bouffée de nostalgie supplémentaire en songeant que sa mère devait être en train d'accrocher des lampions de papier blanc dans la salle de bal d'Herzhir et Colombe de faire sécher sa récolte de fleurs pour parfumer les robes.

 L'Amathuria était aussi la fête des amoureux, le moment de l'année où les couples se formaient, où ceux déjà formés se fiançaient, où les fiancés se mariaient. Cela faisait donc presque un an que Colombe avait épousé Roch contre son gré. Comment vivaient-ils, tous les deux ?

 Jal étouffa un nouveau soupir. S'il avait passé cette fête avec Lidwine, que se serait-il passé ? Aurait-il eu le cran de l'inviter ? Il avait passé la dernière à voir celle qu'il aimait encore en épouser un autre, ce qui lui avait laissé un goût amer. Mais la première lui laissait un souvenir impérissable.

 On n'était autorisé à participer à l'Amathuria qu'à partir de quinze ans. La fête était originaire du pays Lor et avait été beaucoup adoucie en passant la frontière. Là-bas, c'était la seule journée, et la seule nuit, où l'on était autorisé à ne pas tenir compte de la fidélité conjugale. Il se racontait entre jeunes hommes que la célébration dégénérait parfois en orgies qui duraient la nuit entière. Rien de tel en Longarde. On décorait les rues de rubans et de fleurs en papier, on allumait des lampions blancs et dorés censés représenter les lunes, toute la ville devenait un bal géant et toutes sortes de jeux plus ou moins audacieux avaient lieu, censés permettre aux célibataires de trouver l'âme soeur. On s'offrait et on mangeait également des pâtisseries aux graines de carmagne, aux vertus légèrement aphrodisiaques, conservés uniquement pour cette occasion. Une vieille tradition, peu à peu abandonnée, consistait à départager les partenaires de danse (ou plus) qui se disputaient à coups de boules de neige.

 Le temps de l'innocence était bien fini. Jal grimaça en songeant malgré lui à la nuit d'enfer qu'allait probablement passer Blanche.

 Les deux jours passèrent à une vitesse effrayante. La neige ne montrait toujours pas le bout de son nez, mais les fenêtres et les pavés se couvraient de givre chaque nuit. Les respirations élevaient dans l'air des nuages de brume. Jal était allé repérer le fameux chariot des poissonniers. Mélo avait raison, il s'arrêtait systématiquement rue du Chanteur pour attendre l'ouverture des portes du palais. Il estimait qu'il aurait le temps et la place de se faufiler sous la bâche qui conservait les poissons à l'abri.

 Mais devait-il réellement pénétrer dans cette bouche de l'enfer ? Ce serait le point de non-retour. Jal se sentait piégé. C'était ça ou la marque d'infamie. Comment avait-il pu se fourrer dans un tel sac de noeuds ?... S'il avait pu avoir l'aide de Vivien, ou de Lidwine, cela aurait pu évoluer différemment.

 Trop tard. Il était dans la gueule du loup maintenant. Que ce soit son esprit chevaleresque, la marque d'infamie ou le souvenir de Colombe à travers les yeux de Blanche, il était incapable d'abandonner.

 Le jeune homme enfonça son chapeau sur ses yeux, boucla sa ceinture avec la dague du seigneur Irinor, dut laisser Valte et son emblème de messager à la garde de Blanche avec un pincement au coeur, revêtit ses frusques de mendiant et rassembla son peu de courage, encore une fois. Il boitait encore légèrement de son aventure précédente. Blanche lui souhaita bonne chance. Ou plus exactement, elle lui souhaita de survivre en ces termes :

  • Et essayez de revenir sur vos deux jambes ! Je n'ai pas de quoi payer votre tombe.
  • Super, grinça-t-il entre ses dents en descendant l'escalier.

 Il ferma les bras et partit en ronchonnant dans les ruelles en direction de la rue du Chanteur, sans réellement croire à ce qu'il faisait. Sous le vent glacial, il se dissimula contre un angle de mur pour attendre le passage des poissoniers, emmitouflé dans sa cape. Il regrettait déjà sa bonne cape rouge épaisse et surtout Valte à son côté. Pourvu que Blanche en prenne soin.

Umea, protège-moi...

 Il entendit un grincement répétitif caractéristique du chariot trempé sous la pluie fine et insidieuse qui s'infiltrait dans son cou. Prudemment, il jeta un oeil. Les deux poissonniers poussaient le véhicule et s'acharnaient en injures sur deux trandines qui peinaient à avancer sur les pavés glissants dans la montée plutôt rude. Le jeune messager s'élança vers eux comme un passant qui fuirait la pluie.

  • Je peux vous aider ?

 L'un des deux le fixa longtemps en-dessous de sa capuche, assez pour le mettre mal à l'aise.

  • C'pas d'refus.

 Jal poussa alors le lourd chargement de poissons avec eux, bénissant la pluie et la faible luminosité qui éviteraient que les gardes ne repèrent son visage. Il passa ainsi tout naturellement la porte menant dans l'enceinte du palais, admis comme un poissonnier par tous ceux qui l'aperçurent. Une cour étroite cernée de murs hauts l'entourait, découpée d'aracades basses. Il ne vit aucune trace de Mélodrille et le stress l'envahit lentement. En passant sous l'arche qu'empruntait leur groupe, une main le tira dans le noir. Il contrôla heureusement le cri qui faillit lui échapper.

  • Vous voilà, fit la voix qu'il s'attendait à entendre, impatiente et contrariée. Suivez-moi.

 Le jeune homme obéit à la silhouette encapuchonnée. Il lui fit traverser des passages probablement inconnus de la plupart des habitants et le mena par un escalier escarpé dans une pièce minuscule entièrement fermée, à l'exception de la trappe qu'ils venaient de franchir. Le troubadour repoussa sa capuche.

  • Vous possédez bien avec vous l'arme blanche du seigneur Irinor ?

 Cela formait un contraste bizarre de l'entendre encore parler avec cette volubilité. Jal montra son flanc droit où il portait la dague.

  • Bien. Nous agirons ce soir. Je sais que Léda ne dort pas à ses côtés ce soir, ni aucune autre d'ailleurs. Je m'en assurerai.

 Jal frissonna ; il ne voulait pas savoir par quel moyen.

  • Je m'occupe d'introduire un somnifère dans son dernier repas. Tu dois neutraliser les gardes postés devant ses appartements Je me charge de faire en sorte qu'ils ne seront pas remplacés. Tu te planque dans ses appartements. Une fois qu'il dort, je te rejoins, tu le surines et on file. Il y a un passage secret dans ses appartements, pour fuir. On passera par les geôles et tu trouveras ton bonhomme. Je te jure que tu pourras alors quitter cette ville et ne jamais y revenir. Pigé ?

 Le jeune homme se sentit étourdi, en plein cauchemar. Neutraliser des gardes, poignarder un homme endormi...Et puis, il ne pouvait plus se contenter de remettre le message à Audric en prison. Pour Blanche, il devait le libérer. Au risque de s'attirer des ennuis avec Mélodrille...

  • Combien de gardes ? fut la seule question qui franchit ses lèvres.
  • Devant chez lui ? Au moins cinq. Tu pourras y arriver seul ?

 Cinq gardes. Sans Valte, sans magie. Mais ça, le troubadour l'ignorait encore. Lidwine ou Liz auraient réussi en un tournemain, sans même parler d'Hovandrell. Mais lui... Le messager essaya de masquer sa tension.

  • Je peux.
  • Parfait. Il monte habituellement se coucher après la neuvième uchronie. Assure-toi d'être caché avant. Et bien caché. Compris ?
  • Heu, compris.
  • Tu as donc une uchronie environ. File.
  • Heu, comment je trouve ses appartements ?

 Mélo leva les yeux au ciel.

  • Frék, c'est vrai. Je vais t'y guider. Marche dans mes pas tête baissée, comme un serviteur.

 Jal acquiesça et prit l'air le plus humble possible. Il avait l'impression que son coeur battait si fort que tout le château devait forcément l'entendre. Mélodrille avançait à grands pas pressés et autoritaires et le jeune homme devait trotter pour le suivre. Ils se trouvèrent rapidement dans les plus hauts étages. Le sol de cet étage était couvert d'une moquette pourprée frangée d'or. Ce Dagove avait la folie des grandeurs. Ils passèrent devant les fameux gardes, que Jal observa. Un plastron d'armure, un sabre olaan long et courbe, un regard d'oilan et une barbe longue en pointe, ils ressemblaient assez à ceux qui avaient déjà attaqué le messager dans les ruelles lors du fau rendez-vous. Il doutait de plus en plus de sa capacité à les vaincre.
 Mélodrille l'abandonna dans une sorte de bibliohèque dont les rideaux étaient fermés, éclairées seulement par une chandelle qui accentuait les traits de son visage d'une façon intimidante.

  • Vous y êtes. Les Lunes vous gardent.

 Et il s'évapora dans l'ombre de la porte. Le messager entendit de nouveau le souffle beaucoup trop fort de sa respiration dans le silence oppressant. Il rajustait ses habits et son arme pour se donner une contenance et une lueur l'interpella. Sous les déchirures du tissu, son bras luisait. Il le tendit pour mieux voir et reconnut la rune de Lidwine qui chatoyait doucement. L'escrimeuse pensait à lui. Il sourit faiblement et baissa le bras. Son escrime la secondait. Il avait cru jusqu'ici qu'il n'avait aucune chance. Il venait de se souvenir qu'il devait s'en sortir pour la revoir. Il ferma les yeux.

 Il les rouvrit quelques secondes plus tard. Si quelqu'un l'avait vu, dans ette pièce noire, il aurait eu du mal à reconnaître le jeune homme effrayé qui y était entré. Plus aucune trace de peur ni de doute dans ses prunelles, mais une détermination d'acier, comme si son visage était devenu un casque de combat.

 Aucun garde ne vit l'ombre quitter la bibliothèque de Dagove.

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