XIII. Les champs de neige, première partie

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 Au rythme du pas lent de Phakt apparurent les remparts de Judiaphe.

 Il avait de nouveau neigé, plus abondamment cette fois, et jusqu'à l'horizon dominait un blanc entrecoupé de silhouettes noires et torturées d'arbres ensommeillés et de maisons basses de fermiers. Cela faisait deux jours que Jal se frayait un chemin dans une épaisseur de poudreuse d'une coudée. Il faisait à présent si froid que les flocons ne fondaient plus sur la fourrure de l'ordimpe. Jal redressa le nez, seuls ses yeux encore visibles sous la capuche et le foulard soigneusement noués autour de son menton. Son souffle projetait malgré tout des spirales de vapeur et ses mains, même gantées, étaient rougies et engourdies. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir que d'apercevoir enfin les murs hauts du château des Irinor. Il se voyait déjà au coin du feu avec le vieil homme, à siroter un vin chaud ou une infusion de morvandelle, et peut-être passer une nuit dans les chambres abandonnées du château. Phakt aussi serait ravi d'avoir une vraie écurie où passer la nuit.

 Il avait dormi la nuit précédente chez un trappeur aigri de lui céder une place dans une minuscule hutte mal isolée, dans laquelle Jal avait reçu de la neige sur la joue par les trous des branchages. Ce qui n'avait pas contribué à sa propre bonne humeur.

 Il avait déjà demandé à Phakt d'allonger le pas, ce qu'il fit volontiers, sentant l'appel de l'écurie. Ses pas laissaient des empreintes larges et traînantes dans la neige épaisse et l'écho de leurs respirations disparaissait absorbée par sa douceur.

 Cependant, Jal pensait que la route menant à l'entrée de la cour serait recouverte par la neige. Il fut surpris de voir des nombreuses traces de roues de carrosse et d'empreintes d'ordimpes maculant le passage. Le vieux seigneur recevait-il du monde ? Jal allait peut-être mal tomber. Mais le froid le poussait, il ne pouvait pas rester dehors une nuit de plus. Il prit donc la route, ajoutant les empreintes de Phakt aux nombreuses traces qui dévoilaient la terre noire. La grande porte de la cour était ouverte et Jal put y distinguer plusieurs silhouettes, ainsi que des carrosses et des montures. Il se passait réellement quelque chose à Judiaphe. Jal mit pied à terre avant d'atteindre le portail et entra avec son ordimpe au licol.

 Il avisa un jeune homme, peut-être de quelques années de plus que lui, fringant et monté sur un magnifique animal, un grégorien au pelage doré qui piétinait sur place. Le seigneur attendait visiblement quelque chose et soupirait d'irritation dans son col de fourrure. Jal s'approcha à pas prudents.

  • Monseigneur ?

 L'impatient le harponna du regard avec une hauteur mêlée d'irritation, avant de tomber sur son insigne. Un respect étonné et un peu forcé prit alors la place sur son visage.

  • Bonjour, messager... Que puis-je pour vous ?
  • Je venais voir le seigneur Irinor.

 Le jeune noble grimaça.

  • Si vous avez un message pour lui...
  • Non, je dois lui rendre quelque chose. Qui êtes-vous, d'ailleurs ? Que se passe-t-il ?
  • Je suis le neveu de Wenceslas, Frédéric Irinor.

 Il devait s'agir de celui qui avait refusé l'héritage de Judiaphe et laissé son oncle le récupérer. Que faisait-il ici ? Une réunion de famille ?

  • Enchanté, grogna Jal, se forçant à être poli. Jal Dernéant. Où puis-je trouver Wenceslas ?

 Frédéric afficha une mine désolée et indiqua un endroit du doigt, à l'opposé de la maison. Jal fronça les sourcils, surpris, mais suivit l'indication du regard. Sous un petit bosquet de lurants décharnés par l'hiver, il reconnut la forme de pierres tombales.

 Le messager marcha parmi les arbres recouverts de flocons. De temps à autres, une masse glissait de leurs branches et s'écrasait dans une mollesse feutrée. Des traces de pas sillonnaient la couche la plus fraîche. Jal frissonnait, mais cette fois, ce n'était pas à cause du froid. Il avait le coeur serré. La plupart des pierres tombales penchaient au-dessus du sol, à moitié rongées par les lichens et la mousse, avec de noms gravés devenus quasiment indéchiffrables. Mais au bout du chemin dessiné par les traces, l'une des sépultures était récente. Taillée de pierre fraîche aux angles nets, mal dissimulée sous de la neige et de la terre récemment retournée, celle-là se tenait très droite et le nom gravé y était clairement visible :

WENCESLAS IRINOR
Quatrième du nom
"Toujours avec honneur"

 Une devise très adaptée à la famille du vieux messager. Jal ferma les yeux.

 Il ne réussit à pleurer qu'en se remémorant les yeux pétillants du vieil homme qui racontait son histoire, son attitude noble mais usée, son hospitalité bienveillante. Il chercha de la main la dague à son côté. La dague de Jurj, de Wenceslas. Il ne pourrait plus la lui rendre. S'il la laissait ici, elle irait au neveu arrogant qui montait la garde devant l'entrée.

 Selon les coutumes Qadi, l'arme revenait au dernier personnage à l'avoir vu en vie. Jal supposait qu'il l'avait été, avec Mélodrille peut-être, mais Mélo... Combien de morts y avait-il sur son chemin ? Mais il devrait demander au neveu comment cette mort avait pu arriver. C'était si injuste.

 En attendant, l'ancien messager ne pouvait plus donner de nom à cette dague. Jal allait devoir s'en charger. Il aurait pu l'appeler Jurj, mais cette arme avait changé de main. Et le dernier à avoir sauvé une vie avec, c'était le vieil homme.

 Jal dégaina la dague, avec ce son toujours souple et fluide comme de la soie froissée, qui résonnait encore mieux au milieu du silence de la neige. Le jeune homme la planta dans la terre et la neige qui recouvrait le corps de son ami. Aussi brièvement qu'il ait pu l'être, le vieil homme avait été un ami et un collègue. Jal posa sa main sur le pommeau.

  • Tu t'appelleras Wence.

 Jal retourna vers la haute bâtisse avec l'impression d'abandonner Wenceslas une seconde fois. Il traînait des pieds dans la bouillie que devenait la neige à force d'allées et venues. Il avait espéré profiter d'un repos bien mérité dans les murs de Judiaphe, d'un peu de partage et de compréhension. Tout cet espoir avait disparu avec Wenceslas. Il allait devoir repartir ce soir au hasard dans le vent glacial.

 Il se dirigea à pas plus volontaires vers l'héritier du domaine qui inspectait avec un de ses camarades les toitures fragiles du château. Sans doute projetaient-ils des réparations. L'idée fit bouillir Jal. Tant que son oncle y vivait, ça ne le dérangeait pas que les toits fuient et que le domaine tombe en ruines. Mais maintenant qu'il lui revenait, il allait en faire un château luxueux qu'ilpourrait montrer à ses amis. Quel hypocrite.

  • Que voulez-vous ?

 Jal sursauta et s'inclina un peu par réflexe, bien que son rang de messager le place au-dessus du jeune seigneur.

  • Qu'est-il arrivé au seigneur Irinor ?

 Frédéric haussa les sourcils.

  • Vous le connaissiez ?
  • Oui. Je lui étais redevable.

 Le jeune homme soupira.

  • Je suppose qu'il a mal vécu l'hiver. Il était faible. Son coeur a lâché. Notre émissaire, qui vient au château une fois par semaine lui apporter des provisions, l'a trouvé sans vie au milieu de la cour. La cérémonie a eu lieu il y a deux jours.
  • Et vous êtes venu vous approprier les lieux ?

 Il n'avait pu empêcher le ton de sa voix d'être un peu amer. Si le château avait été mieux isolé, Wenceslas ne serait pas mort de froid. Frédéric s'était contenté de laisser des miettes à son oncle, en envoyant juste un émissaire pour se donner bonne conscience.

  • Que...
  • Vous l'avez laissé crever. Si le château avait été en meilleur état, Wenceslas serait encore en vie. Vous comptez bien profiter maintenant de ce château qu'il vous laisse ! On ne traite pas un membre de sa famile comme ça !
    Jal sentait la révolte gronder et ne pouvait plus l'arrêter. Sa voix déraillait. Le camarade de Frédéric Irinor porta la main à son sabre.
  • Tout messager que vous êtes, ne vous permettez pas de nous parler sur ce ton !
  • Je vais vous dire une bonne chose, continua Jal sans tenir aucun compte de l'avertissement. Connaissez-vous Jurj ?
  • Jurj ?

 Frédéric réfléchit, sourcils froncés.

  • Non, ça ne me dit rien.
  • Votre oncle lui devait la vie. Si vous l'aviez écouté ne serait-ce qu'une fois, vous connaîtriez son histoire et combien Wenceslas recelait de richesses supérieures à ce château. Vous ne méritez pas Judiaphe, et vous ne méritez pas d'être de sa famille !

 Sentant qu'il allait dire encore beaucoup de bêtises, Jal tourna les talons et grimpa sur Phakt. Il ne salua pas les deux compères et lança sans attendre la bête au galop.

Dagove, Mélodrille, Wenceslas... Ma route est-elle destinée à être semée de morts ?

Espérons que cela s'arrête là.

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