Chapitre 26 – Le poids des regards
Le hall de l’hôtel était luxueux, presque étouffant.
Les dorures aux murs, les tapis rouges, les lustres aux reflets froids. Un monde de prestige, où tout semblait éclatant en surface, mais où l’air était lourd, trop lourd.
Un monde dans lequel je ne m’étais jamais senti à ma place. Un monde d’apparences. Un monde où, à chaque sourire, on cache des tempêtes intérieures.
Adrien, à mes côtés, vêtu de son costume impeccable, marchait comme un rempart contre tout ce qui allait suivre. Ses yeux me cherchaient, pleins d’inquiétude.
Il voulait me protéger, mais je savais que ce qu’il y avait à faire, je devais le faire seul. Pour moi, pour nous, pour tous ceux qui m’avaient précédé, pour ceux qui viendraient après.
— Tu n’es pas obligé de faire ça, murmura-t-il.
Je me tournai vers lui, avec un sourire fatigué mais déterminé.
— Je ne suis plus obligé de me cacher non plus.
La salle du congrès était presque silencieuse, tendue, attendant mon arrivée.
Les regards se tournaient vers moi, certains remplis de curiosité, d’autres de jugement.
Certains me reconnaissaient, me connaissaient, d’autres ne savaient rien de mon histoire, mais tout cela se fondait dans une même vérité : un homme qui a été brisé par des attentes qu’il n’a jamais pu atteindre.
Le président de séance prit la parole, sa voix sèche comme du papier.
— Nous recevons aujourd’hui un ancien interne. Un confrère. Le docteur Jonathan M.
Il a traversé l’exil, le silence, les rumeurs.
Il est là aujourd’hui pour parler. Écoutons-le.
Je pris une profonde inspiration avant de monter sur l’estrade. Le micro était devant moi, si proche, si intimidant.
J’avais l’impression de me tenir sur le bord du précipice. Mais au fond de moi, quelque chose s’alluma. Pas de la peur. De l’espoir.
Je m’emparai du micro, mes mains tremblaient, mais ma voix, elle, ne tremblait pas.
— Je m’appelle Jonathan, et j’ai cru, un jour, que je n’avais plus de place dans ce monde. Parce que j’ai cru que ma souffrance était invisible, insignifiante. Parce qu’on m’a dit que les failles, les blessures, les peurs, tout ça, c’était une faiblesse. Et que les faibles n’ont pas leur place ici, pas dans ce système, pas dans cette société.
Mais ce que je vais vous dire, c’est que tout le monde souffre, tout le monde porte quelque chose.
Mais ce que je vais vous dire, c’est que tout le monde souffre, tout le monde porte quelque chose.
Vous, moi… et tous ceux qui, en silence, portent leur douleur dans cette salle.
Et je ne parle pas seulement de la souffrance que l’on voit, mais de celle qu’on cache, de celle qu’on tait.
J’arrêtai un instant, sentant les regards se poser, se faire plus lourds, plus intenses. Mais cette fois, je ne me tairais pas. Pas cette fois.
— Nous vivons dans un monde où nous devons tous être forts, où nous devons tous être efficaces, performants, sans jamais montrer nos vulnérabilités. Où les émotions deviennent un fardeau et non une richesse. Où la douleur psychologique est perçue comme une faiblesse, et où, pourtant, elle est là, partout, dans chaque regard fuyant, dans chaque sourire forcé.
Les soignants ne sont pas les seuls à souffrir en silence.
Que dire de ceux qui, chaque matin, se lèvent pour aller au travail, dans une entreprise où leur existence est réduite à leur productivité ?
Que dire de ceux qui rentrent chez eux, épuisés, d’avoir joué un rôle tout au long de la journée, de n’avoir pu être rien d’autre que ce que les autres attendaient d’eux ?
Que dire de ceux qui portent en eux des blessures invisibles, comme des poids de plus en plus lourds, mais qui n’ont pas le droit de se laisser aller, de craquer ?
Je parle de toutes ces personnes qui, dans leur quotidien, n’ont jamais eu l’espace pour dire “je vais mal”, pour dire “je suis fatigué”, “je ne peux plus”. Parce que leur vie est remplie de choses à accomplir, de tâches à réaliser, de visages à contenter. Et si eux aussi sont brisés, qui va les écouter ?
Je marquai une pause, essayant de me calmer, mais mes mots, eux, se faisaient plus intenses, plus vivants.
— Il y a cette pression constante d’être parfait, d’être celui ou celle qu’on attend de nous, à la maison, au travail, dans la rue, partout. Et si nous craquons, si nous montrons nos failles, c’est comme si nous trahissions quelque chose de fondamental. Mais je vais vous dire une chose : la souffrance mentale, elle est là, elle est présente, elle ne fait pas de différence entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent. Entre ceux qui ont un nom prestigieux et ceux qui se battent chaque jour pour avoir une place.
La santé mentale, elle n’est pas un luxe. Ce n’est pas un détail que l’on peut ignorer. C’est la fondation même de notre être. Sans elle, tout s’effondre. Et pourtant, on nous dit que prendre soin de soi, c’est égoïste. Qu’il faut souffrir en silence. Mais c’est ce silence qui nous détruit, lentement, jour après jour.
Je jetai un dernier regard à la salle, m’ouvrant totalement.
— Nous avons tous le droit de nous dire “je vais mal”. Nous avons tous le droit de dire “je ne peux plus”. Et lorsque cela arrive, il est temps de s’arrêter, de se regarder, de se tendre la main, de chercher de l’aide. Parce que ce n’est pas en nous brisant que nous sauverons les autres. Ce n’est pas en restant fermés, en gardant nos peurs, nos doutes, nos failles dans l’ombre, que nous pourrons guérir.
Je laissai les mots résonner dans la salle.
La vérité était là, simple mais percutante : la souffrance mentale n’est pas une guerre intérieure que l’on doit mener seul.
C’est une bataille collective, un combat pour redonner de la valeur à nos vies, à nos émotions, à notre humanité.
Un silence lourd suivit, puis, au fond de la salle, une femme se leva et commença à applaudir, suivie d’un homme, puis d’une autre. Peu à peu, toute la salle se leva, non pas pour applaudir Jonathan, mais pour applaudir l’humanité, pour applaudir la vérité qu’ils avaient longtemps cachée eux-mêmes.
Pas tous, mais assez pour que la honte qui m’avait assiégé toute ma vie commence enfin à se dissiper.
Adrien, dans l’ombre, avait les yeux humides.
Je descendis de l’estrade.
Le Dr Banza me prit dans ses bras, son visage marqué par une émotion profonde.
— Tu viens de faire plus que survivre, murmura-t-il.
Tu viens de semer une révolution.
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Note d’auteur :
Ce chapitre n’est pas seulement l’histoire de Jonathan. C’est celle de nous tous. De chacun d’entre nous qui vivons dans un monde où la souffrance mentale est encore taboue, minimisée, ignorée. Le combat pour la santé mentale n’est pas un combat individuel, mais collectif. Nous devons accepter que nos failles font partie de notre humanité. Nous devons accepter que la santé mentale est aussi importante que la santé physique. Nous devons apprendre à vivre ensemble avec nos vulnérabilités, à nous tendre la main sans honte.
— La Voix Qui Écrit
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