Chapitre 5 : Au royaume des morts, les vivants sont rois

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Le cabinet de nécrovitalogie de l’hôpital jouxtait la morgue, pour d’évidentes raisons pratiques. C’était juste là qu’Esther profitait, en toute logique, de son dernier et plus long sommeil.

Mais les règles avaient bien changé en quelques années : on n’éprouvait plus aucune gêne à aller interrompre le repos éternel d’une personne. En s’ouvrant la porte de l’immortalité, l’humanité avait chamboulé pléthore de concepts enracinés dans la société depuis des millénaires, les rendant désuets. Aujourd’hui, si une morgue avait toujours la même signification pour une majorité de personnes, elle n’était qu’une chambre d’hôpital un peu particulière pour les familles plus riches.

Jacob s’immobilisa dès l’entrée. Les corps sans vie, pourtant rangés et invisibles aux yeux de tous, l’intimidaient, ou plutôt l’effrayaient. L’endroit avait beau baigner dans un éclairage artificiel d’une blancheur intense, il ne pouvait s’empêcher de le comparer à d’obscurs tombeaux ancestraux : ceux des célèbres pyramides de Gizeh par exemple, qui avaient été fermés au public dès l’avènement de la nécrovitalogie. Et pour cause : nul ne devait jamais plus pénétrer de tels lieux sacrés, manquer de respect aux morts et perturber leur repos. Et cela aurait dû être pareil ici. Sauf pour celui qui irait sauver sa fille de la mort injuste qui l’avait frappée. Là, il ferait une exception.

Isaac ne tarda d’ailleurs pas à prendre les devants, talonné par deux brancardiers du département de nécrovitalogie.

— Esther Marigold, se contenta-t-il d’annoncer à la responsable des lieux.

La soixantenaire acariâtre ne lui adressa pas le moindre sourire. En même temps, passer son temps en compagnie de macchabées sans voir le soleil avait de quoi justifier sa « gueule d’enterrement », sans vouloir faire preuve d’humour noir. Elle était littéralement une gardienne des morts ; une sorte d’Anubis moderne, la classe en moins, qui occupait ses journées à gérer les entrées et les sorties depuis plusieurs décennies.

— Casier 203, répondit-elle finalement après un instant de recherche sur sa tablette. C’est pour quoi ? Enterrement, crémation, ou… ?

Elle n’osait pas le dire, tant ça la révulsait. Depuis tout le temps qu’elle travaillait ici, chaque fois que quelqu’un venait chercher un mort, c’était pour le guider vers son ultime demeure : cimetière ou crématorium. Seulement, voilà une poignée d’années, ces pseudo-médecins s’étaient mis à venir chercher des cadavres pour leur… rendre la vie.

— Résurrection, répliqua Isaac sans ciller.

Il s’avança alors entre les colonnes de lits funestes en quête du casier indiqué. Une fois son objectif atteint, il hésita quelques secondes avant de tirer sur la poignée du tiroir.

« Je me souviens parfaitement de ce moment, malgré tout ce qu’il s’est passé depuis. Je crois que jusqu’à cet instant, j’ai espéré tomber sur Melody dans ce casier mortuaire. Peut-être étais-je mal renseigné, peut-être avait-elle donné un faux nom sur les sites où j’avais fait mes recherches pour… disons, "mieux la connaître". Peut-être qu’Esther et elle étaient la même personne, me disais-je.

Quand j’y repense, tout cela était ridicule. Non, pire encore : malsain. C’était une sorte de… perversité morbide. J’avais traqué cette fille, cherché à la connaître contre son gré en dénichant toute information à son sujet, et ce jour-là… Ce jour-là, j’espérais qu’elle soit morte, ni plus ni moins, pour pouvoir jouer les héros en lui rendant la vie. »

Isaac inspecta un instant le corps du regard. Cheveux bruns, courts. Un peu rondelette, comme son père. Ce n’était pas Melody, plutôt son contraire. Même en vie, cette fille n’aurait jamais été son genre.

— C’est O.K., il est en bon état. Chargez-le, ordonna Isaac aux deux brancardiers qui l’accompagnaient.

Ce n’était pas sa première intervention à proprement parler : il en avait déjà fait plusieurs par le biais de l’université, qu’il avait intégrée à seulement vingt ans après trois années de médecine classique. Il s’agirait par contre de la première dont il serait responsable du début à la fin, et cela l’angoissait plus qu’un peu, malgré son assurance habituelle.

« J’avais toujours été sûr de moi. Trop sûr de moi : il suffit de voir ce que ça a donné avec Melody.

J’aurais dû m’écouter davantage, ce jour-là. Mais bien entendu, ma fierté a pris le dessus. »

La procédure était de toute façon toujours la même, alors il essaya de se rassurer en se disant que tout se passerait aussi bien que les fois précédentes. Les machines faisaient une très grosse part du travail, en plus. Il ne fallait donc pas s’inquiéter, et puis… il était trop tard pour faire demi-tour.

— C’est parti pour le bloc, ne perdons pas de temps, annonça-t-il enfin, en tournant les talons sans regarder ses collègues.

Le cœur serré à l’idée de voir le corps sans vie de sa fille, Jacob fit une grimace en apercevant le trio revenir vers lui. Heureusement, il n’aurait pas à supporter cette vision désagréable : les brancardiers avaient recouvert sa dépouille d’une épaisse couverture bleu nuit.

— Nos routes vont se séparer ici pour l’instant, monsieur Marigold, l’informa Isaac. La suite est, comme vous vous en doutez, interdite au public.

— Je sais, monsieur Hanub, je sais… J’espère que tout se passera au mieux pour Esther.

— Vous pouvez compter sur moi, ponctua Isaac en fourrant ses mains dans les poches de sa blouse verte.

Sa froideur avait un côté rassurant pour Jacob : il s’en dégageait un certain… professionnalisme, à ses yeux. S’il avait su que c’était en réalité le stress du jeune nécrovitalogue qui s’exprimait de cette manière, peut-être n’aurait-il pas mis la vie de sa fille entre ses mains… Enfin, pas vraiment sa vie : plutôt sa mort.

Le directeur de l’entreprise de produits pharmaceutiques essuya son front moite en considérant le corps inerte d’Esther en train de s’éloigner de lui, puis resta là un moment à se masser la nuque, sans savoir quoi faire ni où aller.

« À retracer toute cette histoire, je me rends compte que deux semaines avaient déjà suffi à me faire changer. J’avais quitté l’université en ayant hâte de me mettre au travail et ce jour-là, j’y allais déjà à contrecœur.

En fait, j’avais fait ces études sans conviction au départ, juste par fierté, pour montrer à tous que je saurais réussir dans une voie réputée élitiste, et même être le meilleur dans celle-ci. Et puis, petit à petit, je me suis auto-convaincu avec l’argument des revenus, je me suis dit que tout cela me permettrait de rendre des personnes heureuses, que je pourrais offrir à des familles brisées la chance de se réunir à nouveau…

Pourtant, une fois au pied du mur, je n’avais pas envie de rendre Jacob Marigold heureux. Je n’avais pas envie de rendre la vie à sa fille Esther. Tout cela m’a d’un coup paru… trop artificiel. Voire carrément morbide.

Je sais que je me répète, que j’ai déjà écrit cela, mais… j’aurais dû écouter mon intuition. Et pourtant, j’ai continué. Et pas qu’une fois… »

— Installez-la sur la table.

— Oui, monsieur.

Les deux brancardiers retirèrent la couverture qui couvrait le corps sans vie d’Esther, puis s’exécutèrent sous le regard glacial d’Isaac.

— Vous pouvez disposer, ajouta-t-il enfin.

— Par où commençons-nous, monsieur ? demanda l’une des aides-soignantes présentes autour de la table, tandis que les brancardiers quittaient la pièce.

— La moelle épinière ; c’est là qu’elle a subi le choc. Nous réactiverons le cœur en dernier.

Tout le monde commença à s’affairer. En premier lieu, on anesthésia le corps, même s’il était « hors-service », afin d’éviter un choc brutal en cas de résurrection prématurée et partielle.

Puis s’enchaînèrent, à plusieurs reprises, incisions, prélèvements, bains d’organes et de tissus dans des cuves d’oxygène liquide, exposition à divers types de rayonnements… Le corps d’Esther se faisait littéralement charcuter, tailler en pièces, mais cela n’inquiétait personne : cela faisait déjà des décennies, bien avant la nécrovitalogie, que la médecine manipulait le vivant d’une manière qui dépassait l’entendement. Une simple greffe de cœur avait quand même un goût de miracle, il fallait bien l’admettre.

L’opération elle-même dura plusieurs heures, après quoi chacun prit soin de replacer avec soin les éléments vitaux de l’organisme d’Esther et de refermer les cicatrices béantes – et sciemment infligées – qui parsemaient sa peau livide. Le tout fut suivi d’une longue et lente réanimation : là encore, toute précipitation pouvait engendrer de graves séquelles.

« Je ne rentrerai pas davantage dans les détails techniques. Croyez-moi, c’est aussi indigeste que l’instant où vous observez ces paupières d’ex-cadavre se rouvrir lentement sur des yeux vitreux, encore à moitié morts.

Certains confrères parlent de magie, je crois que j’ai eu ce sentiment d’émerveillement, cette première fois. Mais ne nous voilons pas la face : cette "magie" n’est ni plus ni moins que de la nécromancie, de la sorcellerie occulte. »

— Mademoiselle… Esther Marigold ?

— Je… Oui, c’est moi, mais… Où suis-je ?

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