Chapitre 6

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Tous les Chercheurs sont d’accord sur ce même point : le peuple magique est capable de répliquer des êtres vivants grâce à la métarph. Du moins en théorie. Sur un plan pratique, ne serait-ce qu’imiter les mouvements d’un corps qui nous est étranger est d’une extrême complexité — comment s’articule la structure osseuse, comment les muscles se contractent et se relâchent, etc. —, mais en plus de cela, un inconvénient de taille s’y rajouterait : lors de la métamorphose, seule l’apparence est répliquée, le poids ou l’odeur, tout ceci restera inchangé. En tenant compte de cela, y aurait-il un intérêt conséquent à se déguiser ainsi si n’importe quel animal, en un reniflement, démasquerait votre véritable identité ?

Extrait de Sciences des créatures magiques

par Tuì Wollensberg

Du rouge. Partout.

Le brouillard couleur sang engloutit tout autour de moi.

Où suis-je ?

Le bruit de mes pas revient me hanter en échos.

Rebondissant sur des surfaces invisibles, se rencontrant, s’amplifiant et s’inhibant à volonté.

Des tentacules de brouillard s’accrochent à mes chevilles.

Faiblardes.

Je les laisse derrière moi en traînées.

Sans aucune autre pensée.

Marcher, encore marcher.

Mais pour aller où ?

Craaaac !

– Ah…

Ma réponse, juste là, sous mon pied. Mon regard descend lentement.

Des os.

SOOOOOOL’ !!!

Schhhrrrrr !

– Aaaaah… AAAHHH !

Mes mains se précipitent sur mon visage.

Mes lunettes MECA chauffent. Chauffent à blanc. Ma peau se carbonise à leur contact.

– Aaaaaaaaaah !! AAAAH AAAHHH !!

Mes doigts ripent. Cherchent. Accrochent désespérément les fixations.

Arrache-les. ARRACHE-LES !


Les larmes troublent ma vision. S’accumulent dans les lunettes étanches. S’évaporent. Brûlantes.

Assez ! ASSEZ !!!

Mes nerfs, mes os ! Douleur. Dans tout mon corps !

– AAAAAAAHHH !


REGARDE-MOI !


Je trébuche.

Clink !

La chaleur diminue subitement.

Entre mes larmes et mon sang, je vois les bris de verre sur le sol.

Le mécanisme des lunettes a été détruit.

Et pourtant…

– Aaaaaaah… aaahh…

Je souffle, bruite, respire comme je peux, étalée sur le sol. Mes yeux sont fermés, mais les larmes continuent de couler. Je serre les dents.

Pourquoi… pourquoi ça fait encore si mal ?

– Aaaaah… aah aaaaahhh…

Pourquoi ?

Mes sanglots font convulser mon corps.

J’ai mal. J’ai tellement mal.

Une pensée me traverse.

– Allie…

Tousse. Mes yeux s’entrouvrent. Autour de moi… La brume auparavant rouge m’apparaît désormais blanche. Mais je n’y prête pas attention.

– Allie…

Tousse. Allie est juste à côté, tout près de moi.

Plus de force… il me faut… plus de force !

Muscle après muscle, la douleur déchire mon corps, pourtant je ne m’arrête pas. Ma main, lentement, se déplace.

– Allie… !

Son prénom m’écorche la gorge. Les larmes qui me sont arrachées enflamment mes plaies. Le sol froid brûle mes mains cloquées.

Mais je ne m’arrête pas.

Une surface lisse rencontre mes doigts. Péniblement, j’attrape sa main.

– Allie…

Mes pleurs redoublent. La douleur est tellement intense, je me sens flotter. Est-ce donc ça ? Cette souffrance est-elle semblable à celle que tu as ressentie ?

– Pardon.

Tu n’es plus qu’un squelette maintenant, mais…

– Pardonne-moi…

Je tousse violemment. Mon corps en tremble. Mais je ne lâche pas ta main.

– Plus jamais.

La dernière image que j’ai de toi me brûle encore la rétine.

– Plus… jamais.

Les échos de ma respiration remplacent ceux de mes pas. Sifflantes. Mon corps n’est plus qu’une loque.

Lentement, je sens mes paupières tomber.

Glisser, glisser toujours plus bas. L’énergie s’écoule hors de moi.

Mais même au fond du trou…

– Ah…

Il y a toujours un moyen de descendre plus profond.

Une ombre. Elle grandit, s’accroît au-dessus de moi. Je la sens.

Autour de moi, la brume se met en mouvement. Un à un, ses tentacules se détachent de moi. Ils s’envolent, se rassemblent dans cette ombre. Cette… silhouette.

Mes paupières se soulèvent, je cligne des yeux. Essaie d’éclaircir ma vision. Mais les bris de verre encore accrochés à la monture de mes lunettes brillent de mille feux.

– Ah ahah ah !

Un son ?

Non, un rire.

Je plisse les yeux. Des formes vagues m’apparaissent, puis se précisent.

Des cheveux et des habits noirs. Des lèvres rouges.

L’ombre s’approche et devient plus nette.

– Contente de me revoir ?

Rubis, la numéro un des Trappeuses.

Mes yeux s’écarquillent. Mais pas de surprise de me retrouver face à elle.

Ploc !

– Un problème ?

Ploc ploc !

– Du mal à me faire face peut-être ?

Rubis s’empare de mon visage en un instant. Ses doigts enserrant mes joues avec force. Je ne peux rien y faire : l’horreur me cloue sur place. Je ne peux que la voir, elle.

– Voilà, c’est réglé ! Maintenant, regarde-moi. Ne détourne surtout pas les yeux.

Ploc ! Ploc !

Je ne peux que voir son visage fondre.

Lambeaux de chair qui coulent, cheveux qui se liquéfient. Tout s’étire, se déforme vers le bas. Une mélasse couleur peau et noire dégoulinant le long de ce que je devine être son crâne en un horrible chuintement.

Schhhrrrrr !

La nausée me prend. Mes yeux se ferment.

Non, je ne peux pas voir ça !

Des muscles, des nerfs et des os apparents. Mon imagination s’emballe, mon estomac se révulse tandis que des frissons d’horreur secoue mon corps.


REGARDE-MOI !


De force, des doigts écartent mes paupières. À peine le temps de résister, mes yeux sont grands ouverts. Je retiens mon souffle.

– … !

Mais la peau qui dégouline devant moi ne dévoile aucun crâne. Mais un visage.

Non, ce n’est pas possible !

Un sourire dément se dessine sur ses lèvres.

– Alors, contente de me revoir, Sol’ ?

Celles d’Allie.

Je me relève en sursaut. Qu’est-ce que… ! Mes doigts trouvent Éverine accrochée à ma hanche. Mais il n’y a personne autour de moi. Où est Allie ? Où est-elle ? Il faut que je… !

Bam !

– Ah !

Mon regard se tourne vers une fenêtre. Un volet en proie au vent sort de mon champ de vision. Aucune attache ne le retient, alors il fait savoir son mécontentement en frappant la bâtisse à chaque brise qui l’emporte. Sourcils froncés. Il me semble… familier. Mes yeux parcourent la pièce. Une vieille commode, des vases anciens, de la peinture délavée. À chaque objet familier reconnu, mon adrénaline se refroidit. Jusqu’à ce que cette pensée me traverse l’esprit. Oh. Ce n’était qu’un rêve. Je replace nerveusement quelques mèches de cheveux.

– Ce n’était… qu’un rêve.

Petit rire.

– Ce n’était qu’un rêve !

Mais mon sourire retombe bien vite alors que je réalise sur quoi mes doigts sont posés. Immédiatement, je retire ma main d’Éverine. Ai-je vraiment voulu… ? Non, c’est impossible. Je n’aurais jamais pu tirer sur Allie. Aussi réel que puisse être ce cauchemar, je n’aurais jamais pu… Je sens mes mains trembler. Le revolver à mes pieds. Non, je n’aurais jamais pu… ! Ma tête tourne, le vertige m’entraîne.

Mais c’est elle qui a commencé !

Sol’, ça suffit ! Je sais que ce n’est pas idéal comme situation, mais je m’attendais à mieux de ta part. Tu me déçois, jeune fille.

Mais…

Pas de mais ! Tu mangeras seule ce soir dans ta chambre pour réfléchir à tes actes, c’est bien compris ?! Et excuse-toi auprès de ta sœur.

– … Ou-oui. Excuse-moi, Aldena.

Bien. Franchement, tirer ainsi les cheveux de sa sœur… ça va mieux, Allie ?

Oui, monsieur. Je suis juste encore un peu sous le choc.

Je comprends, ne t’inquiète pas. Après ce que tu as vécu, c’est tout à fait normal. Je ne pensais pas qu’elle réagirait ainsi à ta venue…

Clac !

– … mais c’est vraiment elle qui a commencé.

Ce souvenir… pourquoi s’était-on disputé déjà ?

– Ah…

Je sais. Il est inutile de plus y réfléchir : j’étais si belliqueuse plus jeune. Ce devait être que pour une broutille, comme d’habitude. Jamais Allie ne m’aurait causé du tort. À cette pensée, mes doigts glissent le long de ma peau, enveloppent, se referment sur son collier à mon cou. À la fois chaud et froid. Un goût amer dans la bouche. D’aussi loin que je me souvienne, ma chère sœur m’a toujours soutenue, même quand nous vivions encore dans les rues. Allie partageait sa nourriture avec moi, me défendait contre les autres enfants. Sa chaleur me réchauffait les nuits d’hiver qu’on passait sans un toit au-dessus de nos têtes… Ne serait-ce que songer à lui tirer dessus… Cette idée me semble si terrifiante.

Mais l’est-elle tant que ça ?

Dis-moi Allie, est-ce le feu qui t’a achevée en premier ? Ou bien est-ce les débris qui s’effondraient sur toi ? N’aurait-ce pas été préférable que ce soit moi qui mette fin à tes jours d’une balle dans la tête ! Au moins j’aurais su pourquoi tu serais morte ?!?

– Tu ne me crois pas c’est ça ? Tu me crois incapable de faire ça ?

Rire.

– Allie, Allie, Allie… Je peux me montrer très jalouse, tu sais.

Une mèche de cheveux enroulée autour d’un doigt, lèvre mordillée… Mais tout ça n’est qu’apparat. Pas besoin de réfléchir aussi loin.

– De ta grâce par exemple. De ta beauté, ton intelligence, ta force, ton charisme ! Si j’avais qu’un centième de tout ça, j’aurais pu faire mieux et te sauver !

Mon regard tombe subitement à mes pieds. Éverine.

Ma chère enfant, je ne serais peut-être pas toujours là pour te protéger : je m’en rends bien compte maintenant.

– Aaaaaaah… ah ah aaahh…

À mesure que tu grandiras, le danger qui te guette se renforcera.

Les feuilles de métal, délicatement sculptées sur le canon de l’arme, se parent d’un bleu faiblard, alors que je la soulève. Plus haut, encore !

Peut-être même que tes résolutions seront mises à rudes épreuves, que tout ce qui t’es cher te sera enlevé.

Mon corps se met en mouvement puis se fige. Un doigt crispé sur la gâchette, les bras tendus.

Je suis en position de tir.

Ce jour-là, ma chérie, ne te trompe pas de cible.

– Pan !

Mon murmure déchire le silence de cette maison. Tout mon corps tremble. Je tombe à genoux.

– Dis-moi, mon oncle ! À quoi ça a servi tout ça ?

Aie un meilleur appui sur tes pieds, ne tremble pas.

– Toutes ces heures perdues à m’entraîner ?

Ne quitte pas ta cible des yeux et tire !

– Sous la pluie, le vent ou la canicule ?

Encore !

– À me ressasser toujours les mêmes paroles vides de sens ?!

J’ai dit encore !

– À rien ! Tout ça n’a servi à rien !

Le revolver est agité de droite à gauche. Mouvement frénétique. Comme cherchant une cible sur laquelle se défouler.

– Toutes tes préparations pour mes soi-disant grands plans d’avenir n’ont servi à rien ! Regarde : je n’ai même pas été capable de sauver ma propre sœur !?!

Nerveuse, ma main agrippe sur une poignée de cheveux.

– Tire ! Tire ! C’est tout ce que tu m’as toujours dit.

D’un bond, je me précipite vers un vieux buffet. J’arrache ses battants, l’éventre sans merci. Une pile de lettres s’en déverse. Toutes ouvertes.

– Et bien tu sais quoi ? Ça m’a beaucoup servi quand Allie est morte : tirer sur un CM qui était même pas là aurait tout résolu, c’est sûr.

Mon poing s’abat, éparpille les factures impayées autour de moi.

– Mais toi tu t’en fiches de tout ça : tu t’es déjà fait la malle !

Bam ! Bam !

– Tu n’en as rien à faire de nos rêves, hein ? Des promesses que tu nous as faites ?

Vivre dans une très grande maison avec mes deux magnifiques filles et sans plus jamais me soucier d’argent !

Devenir la numéro un des Trappeuses !

Être heureuse avec ma famille.

– De l’amour que tu nous as fait entrevoir ?

Mon champ de vision se remplit de larmes.

– Tu avais déjà tout prévu depuis le début, n’est-ce pas ?!

Je me mords l’intérieur des joues.

– Alors, pourquoi ! Pourquoi nous adopter si c’est pour nous abandonner juste après ?!

Je m’écroule. Mes sanglots submergent mes pensées. Je ne suis plus qu’un fouillis de pleurs. Cette question, encore cette question qui tourne en rond dans ma tête. Si tu savais, combien de fois je me la suis posée depuis que tu es mort, oncle Orléo. J’ai retourné la moindre parcelle de cette maison, éplucher chaque correspondance que tu avais bien voulu garder. Mais je n’ai trouvé aucune réponse. Rien sur ce grand avenir que tu semblais nous promettre. À la place, je n’ai découvert qu’une montagne de dettes. De toute ta fortune, tes économies ou même ton revenu… il ne restait plus rien. Tu nous avais déjà tout donné.

J’ai passé des nuits entières à régler toutes tes petites affaires, tes magouilles, mon oncle. Le moindre mot que tu as échangé avec tes créanciers, je les connais tous par coeur. Je connais tout de ta vie. De chaque emprunt qui l’a parsemée. De chaque pari que tu as pris pour essayer de t’en sortir. Je connais le montant exact que tu dois au monde entier ! Pourtant… Ma main maladroite essuie quelques larmes. Pourtant, aujourd’hui encore, tu restes un mystère pour moi.

Un inconnu.

Un menteur !

– Ma famille…

Mes yeux se posent sur les enveloppes qui m’entourent. Toutes unies, à l’exception de cinq d’entre elles : un même insigne décorant leur dos. Fébrile, ma main en pioche une au hasard. Ceci, c’est bien la seule transaction que tu n’aies jamais prise à crédit. Était-ce si précieux à tes yeux ?

Et sinon… partir ? Est-ce que tu l’as déjà envisagé ?

Et tout laisser derrière moi ? Non, je ne peux… La maison grince en signe de protestation. Sa vieille charpente non loin de rendre l’âme. Maigre sourire. Si même elle s’y met… Je me mords la lèvre, sers cette lettre tout contre coeur. Encore bien vivant. Si j’y vais, ce sera un aller simple. Est-ce vraiment le bon choix à faire ?

Froissement dans mon dos. Ah… Ma main se resserre autour d’Éverine.

– Il est temps.

Temps d’aller honorer ce dernier contrat.

COMMANDE n°141002180703, prête à être délivrée

– Et il semblerait que ce ne soit pas la seule chose à m’y pousser : j’imagine que vous n’êtes pas là pour prendre le thé.

Je me retourne. Le canon froid d’une arme à feu frôle la peau de mon front.

– Plus un geste, sujet NPH495.

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