PROLOGUE (Mardi 5 août 1902, Océan Atlantique, à l'ouest de Saint-Nazaire)

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Très chère Barnéa, ma chère amie,

En ce matin calme, nous entamons notre soixantième jour de mer. Dès demain peut-être je pourrai vous expédier cette lettre.

J'attends avec impatience de vous voir, chère amie. L'absence de nouvelle de ma part a dû vous inquiéter et je tiens à vous rassurer : je n'y ai pas laissé la vie.

Les yeux emplis de poussières brûlantes, j'y ai perdu l'éclat d'un regard que vous seule savez voir et que vous aimiez tant. Et le regard éteint, je n'ai plus de larme pour laver mon effroi : de l'autre côté de l'Atlantique, j'ai laissé un univers de feu, de cendres et de mort.

Avant la catastrophe, la ville fourmillait de vie. Mais c'était une vie étrange qui essayait de se donner le visage d'une apparente tranquillité. J'y ressentais déjà les airs soufrés d'où perçait une angoisse frénétique. Mais tous se cachaient derrière la bonhommie et la nonchalance, autant de masques qui n'étaient plus de mise.

Et je m'y suis promené avant l'enfer.

J’y ai vu le petit Paris des Antilles et l’économie exaltée.

La vie au rythme du carillon de la Maison du Commerce, charriait les marchandises à la force des hommes et des bœufs. Les innombrables bateaux au mouillage, qui assuraient le lien avec la métropole et avec les contrées lointaines, déversaient et embarquaient des amoncellements inépuisables de marchandises. Les hommes, fourmis-Sisyphe, s’activaient sur les pontons et sur l’eau, défaisaient et reconstruisaient des pyramides de tonneaux, objets qu’une puissance tutélaire fournissait au prix d’un flot intarissable d’énergie, entre les berges et les bateaux.

J'y ai vu la rivière Roxelane d'une tumultueuse normalité.

Elle s'écoulait de la maison des fous. Hospice-gargouille qui recrachait vers l'aval les désordres de l'esprit lavés à l'eau claire.

La rivière charriait les pierres et les hurlements des déments dans un roulement vrombissant. Les pierres se perdaient dans le tumulte de l'eau comme si elles s'y diluaient. Mais les cris des fous me pénétraient et persistaient.

Aujourd'hui la rivière est tarie et les vies se sont tues, mais les cris viennent encore hanter mes nuits.

Dois-je vous parler de ma fortune d'avoir échappé au malheur, échappé aux scories ardentes ?

Je ne dois de pouvoir vous écrire qu'à un peu de chance et beaucoup de lourdeur administrative : le superbe voilier à bord duquel je prenais mes quartiers, avait dû aller mouiller à l'est de l'île et le capitaine pestait contre l'incompétence des fonctionnaires de la capitainerie et rageait de ne pouvoir profiter du havre de la baie.

Mais lorsque la crique s'est transformée en bouillonnant maelström, lorsque le ciel s'est changé en fulgurante et incandescente nuée de poussières et de pierres, le destin nous avait alors placés aux côtés de ceux qui allaient conserver la vie.

Ma chère amie, mon périple me laisse peu de temps. J’ai appris des dires d’un marin que le Salazie, un vapeur, est peut-être déjà de retour à Marseille ou pourrait l’être avant la fin du mois prochain. J’essaierai de m’y embarquer vers les destinations dont je vous ai parlées.

Je garderai du Belem, et de ses superbes voiles gonflées d’envie d’océan, le goût du sel et la peur de la puissance de la mer. J’appréhende d’embarquer dans une énorme machine à vapeur, mais peut-être sera-t-elle moins sujette aux forces de la nature et aux changements du vent.

Le capitaine de notre navire, le Capitaine Chauvelon, un homme affable et remarquable, me disait ne plus croire en l’avenir des grands voiliers de commerce remplacés disait-il par des vapeurs de plus en plus nombreux.

Que nous réserverons nos prochains voyages ? Être objet des affres de la nature ou être sujet de la puissance de la technologie ? Je vous connais et je vous vois sourire, je doute que vous pensez qu’il s’agit là d’une allégorie de ma vie : me laisser porter par le destin et cultiver mon goût pour l’humain et sa capacité à inventer et se ré-inventer.

Je vous assure qu’après avoir constaté le 8 mai dernier, ce qu’est l’enfer surgi des profondeurs de la terre, on croit un peu plus au destin.

Mais surtout ma chère amie, donnez-moi de vos nouvelles. Votre santé et votre énergie arrivent-elles à prendre le dessus sur la maladie ? Avez-vous réussi votre entreprise de réunir vos amis journalistes et écrivains ? Mlle Eberhardt, votre amie clandestine qui fuyait sa Suisse natale est-elle parvenue à ses fins ? M. Eastman vous a t-il fait parvenir l'étui de mon fidèle vestpocket qui ne me quitte jamais ?

Il me tarde tant de vous lire et j'aime à penser qu'une ou plusieurs de vos lettres m'attendent en poste restante à Marseille.

Votre dévoué,

Arthur

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