La confrérie du Libre Arbitre
Après un déjeuner rapide, une douche efficace et une sieste revigorante, nous nous retrouvons en début d’après-midi là même où nous étions arrivés.
Cintaï nous attend accompagné d’un jeune homme que l’on aurait pu croire directement sorti d’un bas-relief de l’antiquité phénicienne. Je suis frappé par son regard de grande fermeté soutenu par des traits réguliers et un visage ovale réhaussé par une barbe courte taillée en pointe et des cheveux ondulés aux reflets de cuivre. Nous voyant arriver, il nous sourit à pleines lèvres et de légères fossettes viennent animer ses joues ciselées.
- Je vous présente mon ami Sanchun Yaton, intervient Cintaï, il est le responsable de notre service de renseignements ici en Bçome.
- Je suis enchanté de vous rencontrer, poursuit le jeune homme, Cintaï m’a beaucoup parlé de vous et des problèmes de vos amis. Nous allons faire en sorte de pouvoir rapidement vous confirmer si ce sont bien eux que les commerçants ont croisés à Taüsegna. Notre réseau d’agents est sur le coup et je pense que sous quarante-huit heures, nous saurons ce qu’il en est.
- Pensez-vous qu’il sera possible de les tirer de cet enfer, si ce sont bien eux ? lui demandé-je.
- Cela ne va probablement pas être simple car la prison près de laquelle ils ont été vus est extrêmement bien gardée. Elle est implantée au milieu d’un vaste glacis qui interdit toute approche surprise et sa garnison est réputée pour être constituée de brutes sans scrupules lourdement armées.
- Je pense cependant qu’il est trop tôt pour élaborer un plan d’actions réaliste, nous interrompt Cintaï. Nous ne pouvons pas bâtir notre stratégie sur des hypothèses.
- Tu as raison, confirmé-je. Mais, si tu veux bien, j’aimerais que vous nous en disiez un peu plus sur votre organisation.
- Bien sûr, me répond Sanchun. Venez, je vais vous faire découvrir notre PC, vous comprendrez mieux.
Nous nous engageons alors dans des escaliers abrutes qui descendent sous le jardin et arrivons devant une porte épaisse sans ouverture visible. Notre guide tapote sur un écran à la gauche du couloir et aussitôt des rayons lumineux nous parcourent des pieds à la tête. Dès que ceux-ci disparaissent la porte coulisse nous laissant découvrir une vaste pièce tapissée d’écrans et de cartes.
S’approchant de la plus grande des cartes, Sanchum nous indique que celle-ci représente l’état de Negrmalam. Effectivement, nous identifions au nord le fleuve Azur et la frontière avec Bçome, et tout au sud la forêt pourpre. L’horrible massif de Bilaapi y figure bien, mais ce n’est pas le cas de l’infame village de Ak’irdunia. Cela ne nous surprend pas car son existence n’est connue que de quelques caciques du régime dictatorial. Comme un chemin est tracé vers la forêt des kalins, nous pouvons le positionner de façon approximative. Le pays s’étend loin vers l’ouest, mais Taüsegna la capitale est positionnée très à l’est la distance qui la sépare de l’océan dans lequel se jette le fleuve bleu est environ quatre fois moindre de celle qui la relie aux confins de l’ouest où apparaissent de très hautes montagnes. Le pays semble couvert de plaines et de régions de collines douces comme celle que nous avons traversée en sortant du massif où nos amis nous ont rejoints. Une douzaine de villes importantes sont dispersées un peu partout sur le territoire. L’une des plus considérable est positionnée sur la côte, des navires symbolisés semblent indiquer qu’il doit s’agir un port.
Des explications données par nos deux interlocuteurs, il apparaît que la résistance s’est organisée dès l’apparition de l’INTART. Certaines personnes de haute culture ont alerté sur les risques de cette entreprise. L’un de ses concepteurs a lui-même essayer de mettre en garde la population, mais celle-ci était tellement vautrée dans son petit confort et son insouciance qu’il n’a pas été écouté et qu’il a payé sa mise en garde de sa propre vie. Quelques ilots de résistance intitulés le Libre Arbitre se sont constitués ici où là et face à l’hostilité des autorités, ils ont rapidement dû rentrer dans la clandestinité.
Quand la dictature a tombé le masque en dissolvant l’INTART et instaurant la surveillance intégrale de la nation, les membres du Libre Arbitre se retrouvèrent les seuls à savoir encore réfléchir de façon autonome, alors que le reste du peuple avait quasiment été lobotomisé. Ils furent la cible d’une répression acharnée de la part des sbires du pouvoir et beaucoup ont disparu. Les survivants se sont organisés pour continuer à entretenir la culture ancestrale et aujourd’hui ils font vivre une vingtaine d’universités secrètes et forment chaque année plusieurs milliers d’étudiants. Ainsi la flamme de la connaissance et de la raison resurgit lentement au sein de la nation. Je suis fasciné par cette organisation, comment fait-elle pour se développer sans attirer l’attention des milices ? Je décide de questionner mes amis.
- Comment recrutez vous vos étudiants sans vous faire remarquer ?
- De façon très simple. Il suffit d’identifier les personnes qui ont encore l’esprit un peu ouvert. Voyez-vous, avant la mise en place de l’INTART, vous pouviez constater, en vous promenant la nuit que certaines personnes levaient les yeux pour regarder les étoiles et étaient capables de s’en émerveiller, de la même façon en campagne des gens étaient en mesure d’apprécier les couleurs de la nature, les chants des oiseaux ou le parfum d’une fleur. Aujourd’hui la très grande majorité de nos compatriotes ne sont plus capables d’apprécier ces dons de la nature, mais quelques-uns le peuvent et ce sont ceux-là que nous recrutons.
- Mais comment les détectez-vous ?
- De façon tout à fait imprévisible et furtive, nous diffusons des éléments culturels sous forme d’œuvres d’art affichées en pleine rue, de morceaux de musique dans les lieux publics, de courts récits inscrits au pochoir sur des murs ou encore de statues éphémères.
- Et en quoi cela vous aide-t-il ?
- Nous repérons simplement les gens qui sont sensibles à ce que nous présentons. Alors que la plupart passe sans accorder la moindre attention à ce qui leur est proposé, certains s’arrêtent et cherchent à comprendre. Nous les distinguons et étudions leur comportement. S’ils font preuve de curiosité nous les abordons de façon discrète et entamons un échange avec eux. Si nous les sentons suffisamment réceptifs, nous leur proposons d’intégrer une de nos universités.
- Et vous n’avez jamais recruté d’espion qui tentaient de vous infiltrer ?
- Non car nos processus de recrutement sont bien au point et nous sommes en mesure de les repérer rapidement. Dans ce cas, nous les neutralisons en saturant leur esprit d’informations diverses et ils perdent jusqu’au souvenir de nous avoir rencontrés.
- À combien se chiffrent vos effectifs actuellement ?
- Nous sommes environ cinq cent cinquante mille membres actifs sur une population de près de vingt deux millions d’habitants. C’est peu et beaucoup à la fois.
- Suffisamment pour renverser la tyrannie ?
- Nous le pensons. Notre plan est au point, mais il nous manque encore un déclencheur assez puissant.
Sentant bien qu’il n’est pas opportun de leur demander de détailler leur plan, je suis sur le point de les interroger sur les moyens à leur disposition pour vérifier la présence de nos amis lorsque j’entends la porte de la salle s’ouvrir.
Me retournant, j’ai la surprise de reconnaitre la silhouette qui avance vers nous. Télémaque ne devrait pas rester insensible à cette arrivée inattendue !

Annotations
Versions