Chapitre X

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Lorsque je poussai la porte de l’appartement, une odeur de cannelle grillée et de poudre de fruit sec m’accueillit. Naïma était déjà installée en tailleur sur le tapis du salon, les cheveux attachés à la va-vite, une boule de guimauve flottante en train de fondre au-dessus d’un mug lévitant. Elle leva à peine les yeux.

— Alors ? dit-elle simplement.

— Confirmé, soupirai-je. Les certifications, c’est pour moi. J’ai… six mois pour prouver que j’ai le niveau d’un élève de dix-huit ans.

— Ugh. Je t’aurais bien dit "félicitations", mais là, même moi j’ai pas le cœur de faire semblant.

Elle tapota le tapis à côté d’elle. Je vins m’y asseoir en silence, le dos contre le canapé. Mon sac glissa contre ma hanche, lourd de papiers et de fatigue.

Naïma pencha la tête sur le côté, l’air pensif.

— Tu sais, c’est quand même pas normal. Genre, pas normal du tout. Ils auraient pu t’intégrer normalement et basta. Pourquoi te faire repasser les examens de base ?

Je ne répondis pas tout de suite. Mes doigts jouaient nerveusement avec l’ourlet de mon gant. Je savais que le moment allait venir où il faudrait lui dire.

Alors je me lançai.

— J’ai jamais été à l’école magique, Naïma.

Elle releva lentement les yeux vers moi, surprise, presque figée.

— Attends… jamais ? Genre… pas même les petites classes ?

Je secouai la tête.

— Ma grand-mère m’a élevée en dehors du système. Elle m’a appris les plantes, les sorts de protection, des choses anciennes, mais… jamais dans une salle de classe. J’ai jamais mis les pieds dans une académie avant celle-ci.

Un silence. Long. Puis :

— Bon. Eh bien... wow.

Elle prit une longue inspiration, l’air de digérer l’information.

— Ok. Tu sais quoi ? Je savais que t’étais chelou. Mais j’avais pas deviné pourquoi. Et franchement ? C’est stylé. Un peu flippant. Mais surtout stylé. Genre, je suis sérieusement en train de devenir amie avec la fille qui a survécu au système éducatif. T’es une héroïne moderne.

Je lâchai un rire, malgré moi.

— Tu trouves toujours les bons mots.

Elle me donna une tape amicale sur le bras.

— C’est mon super-pouvoir.

Je souris, un peu plus sincèrement cette fois, et elle tapota la fiche posée entre nous.

— Bon, maintenant que t’as survécu à ta première matinée et au Bureau des Tortures Pédagogiques, il te reste un autre supplice : choisir tes clubs.

— Oh… je croyais qu’on avait encore un peu de temps ?

— Pas vraiment. C’est ton premier jour officiel. Faut les noter avant ce soir, sinon c’est l’administration qui choisit pour toi. Et crois-moi, tu veux pas te retrouver assignée au club de parchemins anciens poussiéreux avec le prof Bexley qui s’endort en parlant de lois magiques de 1346.

Je pris la feuille.

— Tu es dans quels clubs, toi ?

— Danse. Et stand-up. Ouais, je sais. Le combo improbable. Mais j’ai toujours rêvé de faire rire des gens en tutu.

— Ça… ne m’étonne même pas.

Je parcourus les noms.

— J’hésite. Théâtre, musique, danse… J’ai toujours aimé ça. Quand j’étais petite, je chantais pour les plantes. Et… danser me faisait du bien. Comme si mon corps arrêtait de trembler pour autre chose.

Naïma m’écoutait en silence. Puis, d’un ton doux :

— T’as le droit d’aimer ça. Et t’as le droit d’en faire plus que juste un loisir.

Je hochai la tête.

— Va pour les trois. Peut-être que ça m’aidera à me sentir... moins étrangère.

Elle tendit le poing, et je le tapai du mien dans un geste de promesse muette.

— Bienvenue chez les artistes maudits, Althéa Thorne.

Elle se releva d’un bond.

— Allez, on file au club de danse. Je vais te présenter Lysander. Tu vas l’adorer. Elle est genre… grâce incarnée. Et Milo, tu le verras sûrement ce soir, il est dans les clubs d’art dramatique et de lecture. Deux perles rares, mes amis d’amour. Dommage qu’ils aient pas pu déjeuner avec nous aujourd’hui. Tu verras, ils sont cool.

Je pris mon sac, plus légère d’un poids.

Je n’étais peut-être pas prête pour l’Académie. Mais j’étais prête à danser.

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Le chemin jusqu’au studio de danse fut ponctué par les bavardages inépuisables de Naïma, qui m’expliquait le programme du club avec l’enthousiasme d’une guide touristique sous caféine

— T’inquiète, personne te jugera. La prof est cool, et les membres sont là pour kiffer, pas pour faire carrière. Enfin... sauf Lys. Elle, c’est autre chose.

— Tu m’as dit qu’elle s’appelait Lysander, c’est ça ?

— Yep. Mais appelle-la Lys. Sauf si tu veux te faire foudroyer du regard. Elle déteste qu’on l’appelle par son prénom entier, à part les profs.

Naïma s’arrêta devant une grande double porte blanche aux poignées en forme de spirale, où une petite plaque argentée brillait doucement : Studio de danse – 3e étage, aile Ouest.

Elle me lança un clin d’œil, ouvrit les portes… et la lumière m’enveloppa.

La salle était immense. Le sol brillait d’un éclat miel, légèrement élastique sous les pieds, et les miroirs recouvraient les trois murs latéraux, encadrés de fines runes dorées. De grandes fenêtres en ogive laissaient entrer la lumière d’un soleil pâle, tandis que dans un coin flottait une boule de cristal musicale diffusant une mélodie lente, envoûtante.

Une dizaine d’élèves s’étiraient, discutaient, ou répétaient des mouvements en silence. L’atmosphère était à la fois sérieuse et presque… sacrée.

C’est alors qu’elle entra.

Lysander.

Elle glissa dans la pièce comme une plume portée par un courant d’air. Cheveux châtain clair remontés en un chignon flou, jambes longues, posture droite, et ce regard franc, presque tranchant, qui scrutait la pièce comme si elle dansait déjà rien qu’en respirant. Elle portait une brassière noire et un pantalon de danse fluide. Et pourtant, elle avait l’élégance d’une vestale.

— Lys ! appela Naïma.

Lysander s’approcha, avec un sourire poli. Lorsqu’elle posa les yeux sur moi, il y eut une seconde d’hésitation. Une seconde seulement.

— Toi, t’es nouvelle.

— Althéa, soufflai-je.

— Bienvenue dans l’endroit où la sueur devient magie.

Elle me serra la main avec fermeté. Pas un mot de plus. Mais ses yeux me jaugeaient déjà, comme si elle tentait de deviner si j’allais suivre le rythme… ou m’évanouir en première position.

— Reste près de moi pour l’échauffement, murmura-t-elle. Je te montrerai les bases.

La professeure arriva. Une femme en justaucorps noir et longues boucles d’argent, qui lança un sort pour faire résonner la musique. La mélodie changea. Plus vive. Plus rythmée.

Les élèves se mirent en mouvement. Je tentai de suivre. Naïma dansait avec une énergie chaotique mais joyeuse, Lysander avec une précision presque surnaturelle.

Et moi…

Je me surprenais à ne pas être complètement perdue.

Mon corps se souvenait. D’anciens mouvements, des sensations oubliées. Des heures passées, plus jeune, à danser dans ma chambre ou dans la boutique, quand la radio grésillait de vieilles chansons. Ma mémoire n’avait pas tout effacé.

Je m’ouvris à la musique. Au souffle. Au sol.

Et je souris.

Je ne savais plus qui j’étais dans les couloirs de l’Académie. Mais ici… ici, j’étais simplement une fille qui dansait.

Naïma me lança un clin d’œil en tournoyant, et je ris. Mon corps se détendit. Mes mouvements s’assouplirent. La sueur perlait sur ma nuque, mais c’était agréable. Vivant.

J’étais presque… libre.

Mais alors que je reprenais mon souffle, au milieu d’une pause, quelque chose — non, quelqu’un — attira mon attention.

Appuyée contre l’encadrement de la porte, une silhouette féminine nous observait.

Elle ne faisait pas un bruit. Elle ne bougeait presque pas. Mais son regard… il était ancré sur moi.

Ses cheveux bruns tombaient en vagues douces sur ses épaules. Elle portait une robe longue modernisée, brodée de fils d’or, et un col de dentelle noire. Sa posture n’avait rien d’hostile… mais elle ne souriait pas non plus.

Elle me fixait.

Et son regard… brûlait.

Il n’avait rien d’indiscret. Rien de curieux.

Il était… ancien. Comme un souvenir qui attendait d’être retrouvé. Comme si elle m’avait déjà vue.

Et moi… je ressentis ce que j’avais déjà ressenti face à Ash. Face à Kael.

Un fil.

Tendu. Invisible. Mais bien réel.

Mon cœur rata un battement.

Elle cligna lentement des yeux, comme si elle m’avait entendue penser.

Et puis, sans un mot, elle disparut dans le couloir.

Je restai figée, les poumons à demi vides. La prof rappela le groupe. Je me remis en place. Les pas reprirent. Les rythmes aussi.

Mais mes pensées restaient ailleurs.

Qui était-elle ?

Et pourquoi avais-je l’impression que, si je posais une main sur sa peau, le monde allait de nouveau s’effondrer ?

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Deux heures de mouvements répétés, de rotations imparfaites, de gestes précis qu’il fallait apprivoiser sans jamais les figer. Deux heures à sentir mes muscles protester, mes bras trembler légèrement à force d’élan, mes jambes s’alourdir sous le rythme... mais jamais mon cœur ne flancher.

Je ne savais pas depuis combien de temps je n’avais pas ressenti cela. Ce frisson brûlant dans la cage thoracique. Cette joie brute, sans artifice. Celle d’avoir trouvé un espace où je n’avais plus besoin de fuir, ni d’être parfaite. Juste présente. Juste en train de danser.

Je transpirais. Mon t-shirt me collait à la peau, et mes gants s’étaient remplis de chaleur. Mais je souriais encore quand la prof annonça la fin du cours.

— Tu t’en sors pas si mal, Thorne, lança une voix à ma gauche.

Je me tournai vers Lys, surprise.

Elle s’essuyait le front avec sa serviette, déjà impeccable malgré les heures passées à bouger comme une funambule sur un fil invisible.

Je haussai un sourcil, essoufflée mais amusée.

— Althéa, corrigeai-je.

Un coin de une bouche tressaillit. Pas un sourire. Pas encore. Mais presque.

Elle me lança sa propre serviette — propre, heureusement — ainsi qu’une petite bouteille d’eau qu’elle sortit de son sac.

— Tu devrais penser à t’hydrater, sorcière volontaire.

— Et toi à sourire, murmurais-je en attrapant les deux objets au vol.

— Un jour peut-être, concéda-t-elle.

Naïma bondit près de nous, les joues rouges de l’effort et les bras levés comme une gamine surexcitée.

— Ok. Pause smoothie et chill bien mérité. Lys, tu viens avec nous ? À l’appartement ? Promis, y a des chips aux algues et des brownies semi-dangereux.

Lys hésita. Une seconde. Puis deux. Son regard se posa sur moi. Sur Naïma.

— J’ai du temps.

Et ce fut suffisant.

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L’après-midi s’étira lentement, comme un chat au soleil.

Nous avions quitté le studio en riant, nos pas traînants et nos muscles endoloris. Le retour à l’appartement s’était fait dans un mélange de fatigue joyeuse et de bavardages sans queue ni tête.

Une fois à l’intérieur, les chaussures volèrent dans un coin, les vestes tombèrent sur le dossier des fauteuils, et Naïma fit apparaître — d’un simple claquement de doigts — un plateau flottant rempli de friandises, de chips, et de petites fioles de jus pétillant aux fruits.

— Que personne ne me parle de potion ou d’examen pendant au moins deux heures, déclara-t-elle en s’effondrant sur le tapis, un coussin dans les bras.

— Pas de danger, soupirai-je en m’installant sur le canapé.

Lys, droite comme une flèche, s’assit sur le rebord de la fenêtre, une tasse de thé chaud entre les doigts. La lumière de l’après-midi caressait son profil avec une douceur étrange.

On parla de tout. Un peu de la chorégraphie, des anciens spectacles, des anecdotes étranges sur certains clubs. Naïma raconta comment Milo avait fait tomber une pile entière de grimoires sur un professeur de théâtre en voulant récupérer un vieux livre de sorts oubliés. Lys se contentait de commenter brièvement, mais je la sentais attentive, présente.

Je me laissai aller. À la chaleur du thé. Aux rires. À l’insouciance fugace.

Et dans un coin de mon esprit, une promesse prit forme.

Pas aujourd’hui.

Pas ce soir.

Mais demain… je me remettrais au travail. Je rattraperais mon retard. Je me battrais.

Mais pour aujourd’hui…

J’étais Althéa Thorne. Une fille rousse, épuisée, qui dansait un peu trop fort, buvait du thé trop sucré et riait avec deux filles qui ne savaient presque rien d’elle, mais qui ne lui demandaient pas de prouver qu’elle méritait sa place.

Et c’était déjà énorme.

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