Chapitre 05

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J’ai passé une bonne partie de la nuit à réfléchir et à fouiller dans mes affaires de quoi nous aider. Je suis épuisé mais ce n’est pas nouveau. Seul avantage, c’est qu’aujourd’hui, je n’ai plus mal à la tête. Pour combien de temps ? J’en ai aucune idée. Mais je ne vais pas me plaindre.

Les cours passent mieux qu’hier même si l’intérêt de certains reste encore à prouver. Par contre, le cours d’histoire commence à devenir intéressant. On s’approche petit à petit de notre époque. Du moment où la Léthé est apparue et la mise en place d’un traitement. Et ça, ça peut totalement nous être utile.

Alors j’écoute et je prends des notes à chaque fois que le prof évoque les cours à venir. Il nous conseille même un livre à lire. C’est pas mon truc, mais je peux bien me laisser tenter pour une fois.

Je sens un coude rencontrer un peu trop violemment mes côtes. Je me retiens d’engueuler Reece qui se mord la main pour ne pas rire. Je vois ses lèvres mimer des excuses mais ses yeux se remplissent de larmes à force de retenir son rire. Je lui envoie mon pied dans le tibia, le faisant gémir.

— Miller ! Moore ! Je vous dérange peut-être ? nous interpelle le prof.

— Excusez-nous.

Je baisse la tête en la tournant légèrement vers Reece.

— T’as une bonne excuse j’espère ?

— Je voulais savoir si ce midi, un japonais à emporter ça t’allait ?

— T’es sérieux ?

— Bah ouais ! Comme ça, tu pourrais nous parler de ton idée tranquille dans un endroit où il y aurait peu de monde.

Parfois, je me demande si je ne devrais pas partir loin, le laisser sur le bord de la route puis rentrer. Puis je me souviens qu’il m’est essentiel et que je ne voudrais pas infliger sa présence à d’autres personnes.

Je soupire avant de lui dire qu’il n’y a pas de problème. Reece a souvent eu un sens des priorités assez complexes. La nourriture se trouve facilement en première position par exemple. Alors oui, je veux bien le comprendre, mais parfois, il place la nourriture avant la santé. Il serait capable de ne pas fuir une catastrophe simplement parce qu’il n’a pas fini son assiette.

La nourriture passe aussi avant sa vie amoureuse. C’est principalement pour ça qu’il est toujours célibataire d’ailleurs. Ça et parce qu’il a pour vocation de sauver tous les chats de la ville et qu’il préfère passer du temps avec eux qu’avec quelqu’un d’autre _ moi excepté. Pourtant, Reece n’est pas laid. Je devrais même dire, malheureusement pour lui, il n’est pas laid du tout. Son métissage le rendait facilement attrayant et ses yeux noirs vous transperçaient le cœur, dixit une fille de notre classe l’année dernière. Mais personne ne trouve grâce à ces fameux yeux. A moins que vous ne marchiez à quatre pattes, que vous soyez recouverts de poils et que vous miauliez. Le tout en faisant une trentaine de centimètres de haut bien entendu.

Une fois les cours de la matinée terminés, on part donc chercher à manger chez le traiteur du coin avant de s’installer dans le parc derrière le lycée. Il fait un froid intense, preuve que l’hiver est bien présent, mais ça n’a pas l’air de déranger ni Reece, ni Riley.

— Bon appétit ! s’écrit Reece avant d’enfourner un rouleau de printemps dans sa bouche.

C’est répugnant.

Je me désintéresse rapidement de mon meilleur ami et me tourne vers Riley. Il a un banh bao, une brioche fourrée et cuite à la vapeur, dans sa main et la regarde bizarrement. Je lui demande si tout va bien. Il sursaute légèrement avant de me répondre qu’il était simplement dans ses pensées. J’y crois moyennement mais bon, je ne vais pas l'embêter plus que ça. S’il accepte mon idée, il devra déjà pas mal se dévoiler.

Je voudrais d’ailleurs leur parler de mon idée maintenant. Ils mangent mais le froid commence vraiment à atteindre mes os. Je suis gelé et ne comprends pas comment ils font pour rester aussi stoïque. J’essaye de me retenir encore cinq minutes mais mes dents claquent si fort qu’on pourrait se croire à un concert de castagnettes.

— Bon, pas que je nous trouve long pour manger mais je suis en train de mourir de froid ! Manger pendant que je vous explique vous paraît faisable ou alors vous ne pouvez pas mâcher et écouter en même temps ?

Je suis un peu désagréable, je le conçois. Mais je suis à un rien de me transformer en statue de glace.

Etrangement, ils me répondent uniquement par un mouvement de tête. Je m’attendais presque à voir Reece se révolter et Riley à … Bon, pour Riley, je ne sais pas. Je ne le connais pas assez _ enfin, plus assez _ pour anticiper ses réactions.

— Alors, j’ai eu une idée hier. Pas des plus sensationnelles mais je pense qu’elle peut faire l’affaire pour le moment.

J’attrape mon sac et en sors des carnets de note.

— Il faudrait qu’on consigne tous les souvenirs qu’on a de nous trois et ce, de manière chronologique. Si on arrive à rassembler tous nos souvenirs, on peut peut-être en savoir plus sur notre lien, j’explique en pointant Riley du doigt, et savoir où trouver la réponse qu’on cherche.

— Donc, tu veux qu’on écrive … Un journal intime ? me demande Riley.

— Plutôt comme un journal de bord ? Si ça se trouve, j’ai des souvenirs de choses que j’ai faites avec Reece uniquement, alors qu’en réalité, tu étais aussi là. Si on trouve les souvenirs qu’on a en commun, on saura déjà si on avait une relation amicale, cordiale ou hostile.

— Pourquoi autant de carnets si tu veux que, Riley et moi, on mette nos souvenirs avec les tiens ?

— J’ai pensé qu’on pourrait avoir un journal commun et que les autres pourraient nous servir pour consigner nos souvenirs … pour nous. On a perdu la mémoire. Est-ce que c’est un crime de vouloir consigner ceux qu’on possède encore ?

Riley et Reece me fixent du regard. Je ne sais pas trop comment réagir. Est-ce qu’ils vont rire ? Est-ce qu’ils vont approuver mon idée ?

— Je suis conscient que ce n’est vraiment pas l’idée du siècle mais j’ai vraiment espoir que ça puisse débloquer quelque chose dans nos souvenirs, je tente de me justifier.

— T’es trop mignon avec tes petits carnets secrets, me répond finalement Riley.

Je suis là, dehors parce qu’il a voulu manger asiatique, à me les geler. C’est clairement pas pour qu’il me fasse ce genre de remarque, là, maintenant, et sous l’œil moqueur de Riley en plus de tout ça. J’essaye de trouver des réponses à tout ce bordel au moins.

Ça y est, j’en ai vraiment marre. Alors je perds pas une seconde avant d’attraper mes « petits carnets secrets » et me lève.

— Tu sais quoi ? Va te faire voir ! J’ai trop froid pour te supporter.

Je commence à partir en ignorant les appels de Reece. J’entends qu’on s’agite derrière moi mais je ne sais pas s’ils reprennent simplement le cours de leur repas ou s’ils sont en train de tout ranger. Connaissant mon meilleur ami, il doit finir de manger et Riley doit rester avec lui. Après tout, la situation avait l’air de bien l’amuser.

Pourtant, j’ai eu le temps de ne faire qu’une dizaine de mètres avant de voir une main entrer dans mon champ de vision et attraper un carnet. Je retiens de justesse les autres et me tourne un peu trop vite vers le voleur.

— Je prends celui-là. Je te laisse remplir le commun en premier puis tu n’auras qu’à me le passer.

Riley me fait un clin d’œil puis part en direction du lycée, me laissant un peu perplexe.

Je n’arrive pas vraiment à cerner le caractère de Riley. En cours, il a l’air assez sérieux pour ce que j’ai pu en voir. Avec les autres, il est super amical, toujours en train de rire, de faire rire. Il a même l’air très apprécié des profs. Pourtant, dès qu’il m’adresse la parole … je ne sais pas. C’est bizarre. Est-ce que c’est parce qu’on ne se connaît pas ? Ou alors justement parce qu’on ne se connaît PLUS ? Il est peut-être mal-à-l’aise avec moi. Ou alors c’est simplement moi qui ne sais tellement pas comment me comporter avec lui que je provoque une ambiance inconfortable.

J’en sais rien.

Tout est décidément beaucoup trop compliqué.

Je reprends rapidement pied avec la réalité et me tourne vers un bruit de pieds qu’on traîne sur le sol. Je vois Reece qui me dévisage avec les traits tirés vers le bas, comme s’il était triste. Il me lance un regard de chien battu tout en s’excusant de son comportement. Il me dit qu’il ne voulait pas me blesser et qu’il m’avait juste vraiment trouvé trop mignon avec mon air penaud, à ne pas savoir si mon idée allait plaire ou non.

Je le laisse s’excuser pendant quelques minutes bien que dès son arrivée, je ne lui en voulais déjà plus. Déjà parce qu’il est mon meilleur ami et que je sais qu’il ne me blessera jamais volontairement, puis parce que d’après ce que je vois, Reece a réussi à remballer son repas pour venir me rejoindre. Si ça, c’est pas une belle preuve d’amour.

On rentre dans le lycée.

Tout est comme chaque jour et je commence à me sentir de moins en moins en phase avec la réalité. D’un côté, je vois les premières années discutaient en groupe. Ils se demandent ce qui va tomber à leur prochaine éval et s’échangent quelques questions et réponses possibles. D’un autre côté, je vois ma classe qui revient du réfectoire. Ils sont en dernière année et ça se voit à leur manière de toiser les plus jeunes. Il y a aussi, pas très loin, le club de foot qui revient de son entraînement, la Chouette qui fixe encore et toujours Reece du regard, elle n’est pas la seule d’ailleurs, j’en vois une autre qui fait pareil de l’autre côté du hall.

Et pendant ce temps, je n’arrive pas à me comporter comme eux. Comme si de rien était. Parce que pour eux, c’est le cas. Mais moi, j’ai l’impression d’être au courant d’une énorme supercherie que personne n’aurait découvert pour l’instant. Et ça fait que je ne sais plus trop comment me comporter avec eux tous.

Je suis Reece qui vient de partir presque en courant pour rejoindre notre salle de cours plus d’un quart d’heure avant le début du prochain cours. Il a dû remarquer lui aussi les deux paires d’yeux qui le fixaient. Je sais qu’il déteste ça. Ça le rend mal-à-l’aise alors on passe très peu de temps dans les couloirs pour éviter ça au maximum.

— Hey, passe-moi mon carnet s’il te plait, me chuchote-t-il une fois installé à sa place.

— Tient, tu veux ton petit carnet secret maintenant ?

Je le vois lever les yeux au ciel avant de me lancer son regard de chien battu.

— Je t’ai dit que j’étais désolé ! Mais j’aime ton idée ! Je l’adore, comme toutes les idées que tu as ! Tu es un génie incompris, un génie caché ! Et c’est un honneur d’être ton meilleur ami.

— Oh c’est bon, tais-toi ! Tiens !

Je lui jette au visage son carnet alors qu’il est mort de rire, étalé sur son bureau. Il ne lui faut vraiment rien pour être heureux.

J’en profite pour commencer à noter quelques trucs dans le carnet commun. Il n’y a pas grand monde dans la salle alors je ne devrais pas être trop dérangé. J’espère en tout cas. Je sais pas trop ce que je répondrai si on me demande ce que je fais. Je consigne mes mémoires ? J’écris mes petits secrets de jeune adolescent écervelé ? Peut-être que je devrais dire que je suis à la recherche d’un passé perdu et qui me semble primordial pour mon avenir. C’est la vérité et donc la chose la moins crédible que je puisse dire.

J’ouvre la première page et essaye de faire le vide dans mon esprit. En temps normal, ce n’est pas compliqué, mais en ce moment, étrangement, je galère un peu. Il semblerait que je sois préoccupé ces derniers temps.

Haha.

Quelle blague.

Bon, par où commencer ? La rentrée de septembre peut-être ? C’est le moment où on s’est retrouvé tous les trois, Riley, Reece et moi, dans la même classe. Je me souviens que Reece et moi, on crevait de chaud et qu’on était heureux d’en finir avec le lycée même si cette année s’annonçait compliquée à cause du diplôme. Mais aucune trace de Riley dans ces souvenirs. Alors je vais noter ce dont je me rappelle de Reece et moi. Pas le choix. J’espère juste que quelques événements coïncideront avec ceux de Riley et Reece.

Alors … septembre. La rentrée.

On se retrouve dans cette classe et on est heureux. On va pouvoir finir le lycée ensemble. Très vite, on a une première fête d’organisée. Je ne m’en souviens plus trop. Je sais que j’ai bu un rhum-coca qui a sûrement été suivi de plusieurs autres verres, vu que je me souviens juste de m’être réveillé le lendemain, pas très frais.

Il y a aussi eu cette journée de sortie scolaire. On était pressé d’y aller. Une journée sans cours et avec les potes, que demande le peuple ? Je crois qu’on était pas parti pas très loin d’ici mais ça nous suffisait pour être heureux. Si je ne me trompe pas, on y est allé en bus. On est parti hyper tôt et revenu tard. Je me suis endormi au retour. La sortie a dû être épuisante parce que je m’endors très rarement en bus. Ou alors … j’étais occupé la veille pour pouvoir bien me reposer. Mais je ne vois pas du tout ce que j’ai fait la veille. Est-ce que c’est lié à Riley ? Ou à quelque chose d’interdit ? Voire les deux ?

Bref. Passons à la suite.

Enfin, si suite il y a. Il doit pourtant y avoir autre chose à noter dans ce fichu carnet.

Je me souviens de mes soirées avec Reece chez moi ou chez lui mais en dehors de ça, la fête et la sortie, les souvenirs que j’ai avec mon meilleur ami sont très limités. Est-ce qu’on est allé au cinéma l’année dernière ? J’en sais rien. Est-ce qu’on a mangé ensemble dehors ? Je crois qu’on l’a fait vers le début d’année mais après ça, aucune idée.

Pour dire vrai, j’ai envie de crier. Et peut-être de pleurer aussi. Je me sens totalement impuissant face à mon propre cerveau et les souvenirs qu’il renferme encore. Les quelques souvenirs.

Je ne me souviens même pas du Nouvel An à part mon réveil après la Léthé. Déjà, qu’est-ce qui m’a motivé à aller le fêter ailleurs que chez moi ou Reece ? Je sais que lui aussi tient à ce qu’on le fasse chez nous. En temps normal. Quelque chose nous a fait changer nos habitudes et ça doit forcément être en rapport avec Riley. Je dois me dépêcher de terminer ma contribution pour lui passer le carnet.

Je regarde ce que j’ai écrit. Il n’y a pas grand-chose. Je pourrais réfléchir encore un moment pour trouver la moindre bribe de souvenirs qui me reviendrait mais je sais déjà que c’est peine perdu. Alors lorsque le prof arrive dans la salle, je ferme le carnet et demande à Reece de le passer à Riley.

J’espère vraiment qu’il s’en sortira mieux que moi.

En même temps, ça n’a pas l’air très compliqué.

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