Chapitre 1 : Une soirée ordinaire

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Je m'appelle Daniel Bontemps.

Je suis enseignant-chercheur à l'Université Jean Jaurès, à Toulouse, dans le domaine du paranormal et de l'étude des influences ésotériques sur les civilisations. Une science méconnue, souvent méprisée ou moquée mais qui me passionne depuis toujours. Chaque année, je n'autorise qu'une poignée d'élèves, sélectionnés par mes soins, à suivre ces cours et à mener diverses expérimentations, à mes côtés. Je bénéficie ainsi d'une réputation d'excentrique, dont je me satisfais fort bien.

À mes heures perdues, je me considère également comme bibliothécaire. Malgré bien des chaos dans ma vie, je suis en effet parvenu à me constituer une collection d'ouvrages sur tous les sujets mystiques possibles et imaginables. Et je ne connais nul plaisir plus exquis que d'en découvrir ou redécouvrir la richesse, au coin du foyer de ma cheminée, une bonne tasse de thé fumante à portée de main. La connaissance est l’une des bases du pouvoir, et par nécessité je demeure un homme ambitieux.

Orgueil me direz-vous ? Nullement, car de cette prévoyance dépend l'avenir de ma famille. Or, je suis un homme chanceux voyez-vous ? À ce jour, je peux me vanter d'être l'heureux père ou aïeul de pas moins de cent quarante-six enfants à travers les cinq continents. Chacun d'entre eux est mon trésor et ma fierté. Pour avoir souffert des atrocités d'un géniteur ignoble, je ne connais que trop les sentiments d'un enfant délaissé et martyrisé. Il n'existe à mon sens aucune souffrance comparable, aussi destructrice pour un esprit. Je considère donc comme normal de garantir à ma progéniture une attention de tous les instants. Et surtout la certitude d'être aimé, choyé, d'avoir été choisi et désiré.

C'est dans cet état d'esprit que je suis devenu politicien, voilà déjà bien longtemps.

J'appartiens en effet à une modeste communauté d'une cinquantaine de têtes, dirigée d'une poigne de fer par huit doyens, dont votre humble serviteur. D’illustres dirigeants occupés à défendre les intérêts de leur famille, quitte à user de toutes les ruses et manigances.

Chaque lignée est un cercle, et chaque cercle constitue le maillon du symbole de notre communauté. Une image gravée au plafond de la pièce qui sert de refuge à nos réunions régulières. Comme le rappel d’une unité, pour laquelle nous aurions vite tendance à souffrir d’amnésie chronique.

Chacune de nos assemblées est l'occasion d'échanger piques, critiques, invectives et jérémiades lors d'une pièce de théâtre parfaitement coordonnée, au rythme immuable. J'observe alors chacun de mes pairs et m'amuse à coller sur leurs comportements, souvent caricaturaux, la marque d'un péché capital.

Tout d'abord, la colère prend le visage poupin et séduisant de la jeune Ambre Enki, l'une de nos plus récentes recrues. Femme dynamique, déterminée, loyale mais incapable de supporter les tergiversations de nous autres, vieux roublards rompus à ce jeu de dupes. Ambre est une âme noble, à l'instinct prononcé ce qui fait d'elle une alliée de choix. Mais aussi une adversaire dont la force brute est à prendre en compte.

À ses côtés, trône l'orgueil sous les traits juvéniles de Rodéric Nâbu. Le tout nouveau membre de notre poussiéreuse assemblée, dont la fulgurante ascension fut dû en grande partie à la bienveillance de son prédécesseur : mon neveu, Innocent. Jovial parfois, sûr de lui souvent au point de friser le péché dont je l’affuble, Rodéric détone par la simplicité de ses points de vue, mais aussi par son sens de la mode assurément gothique. Manteau de cuir sombre ou redingote aux tons froids, l’orgueil ne supporte pas d’apparaître en négligé.

Non loin se trouve une figure célèbre de notre communauté et dont la seule vue suffit à m'envahir d'une douloureuse nostalgie. Sans cœur est celui qui pourrait rester insensible face à ce savant mélange de beauté fragile et de force d'âme qu'est Juliette du clan Keret. Je ne connais nulle femme ayant vécu tant d'épreuves et souffert de tant de chagrin que cette malheureuse. Preuve que la vie est une permanente injustice. Et pourtant, elle trône à nos côtés, veillant par ses rares interventions au respect des intérêts de ses protégés. Lorsque sa voix douce et claire s'élève tel un murmure, tous se taisent et c'est là, à mon sens, le symbole de sa véritable force. Belle femme entre deux âges, le clair de ses cheveux harmonieusement ondulés ébloui moins que l’éclat de son regard océan. Une noblesse indéfinissable émane de sa personne, du moindre de ses mouvements, et rares sont celles et ceux qui demeurent insensibles à sa prestance. Mais de nos joies, souvent illusoires, la duchesse du cercle Keret se détourne, rongée par l’envie d’en ressentir de nouveau la chaleur.

Pour la paresse, je n’éprouve qu’une vague déception enrobée d’un soupçon d’espoir. Car Valérien Dagan est un individu dont le talent naturel saute aux yeux du novice, avant qu’il ne perçoive le peu d’effort qui gâche ce potentiel. Un jeune homme aux traits adolescents, son éternelle casquette de Gavroche visé sur le crâne, d’où dépasse une flopée de cheveux châtains indociles. Discret, fin observateur, le jeune duc suit la ligne de ses pairs en adoptant une neutralité à toute épreuve. La famille Dagan est le cercle le plus proche des subtilités du monde de l’éther. Et Valérien se fait fort de ne pas se noyer, comme tant d’autres, dans la mer agitée des affres de notre communauté. Il surnage sans parvenir à se hisser en dehors des flots tumultueux, trop occupé à prêter l’oreille à des murmures audibles des seuls membres de son cercle mystérieux.

En tournant le regard vers le recoin le plus obscur de notre table, je croiserais sans nul doute celui de la duchesse Annabelle Sin. Une trentenaire à la chevelure folle couleur de feu et aux yeux verts perçants, dans lesquels brille une ruse notable. De ses formes plantureuses mises en avant par une tenue de cuir moulante, jusqu’à sa langue qui passe fréquemment sur ses lèvres écarlates, comme celle d’un loup sur ses babines, tout en cette jeune personne témoigne de l’appétit qui la ronge. Une soif de pouvoir, de connaissances, d’informations qui ne pourra jamais se tarir. Elle est celle dont nous usons pour les plus basses besognes. Celle dont nous craignons le plus les machinations. Espionne compétente, collectionneuse névrosée, elle cueille sans mal trésors archéologiques comme œuvres d’art, pour nourrir la collection de l’agora autant que sa cave personnelle. Gourmande. Avide. Dangereuse.

Face à moi, l’avarice me dévore du regard. Mon frère n’est pas homme à sourire, et notre éternelle joute me lasse autant qu’elle le galvanise. Bien malin celui ou celle capable de coller un âge sur ses traits fins, presque anguleux et son corps tout en muscles secs. Son regard suffit à faire taire les commérages, sa prestance à effrayer les gueux et jeunes nobles. Lucius de Terreneuve est de loin l’homme le plus riche et le plus aigri de notre communauté. Un individu frustré, rongé par un mélange de regrets et de rêves brisés. Il possède tout mais ne savoure rien. Accumule richesse comme trophées politiques sans toucher du doigt l’essentiel. Il le sait et me haï d’en avoir également conscience. Alors nous valsons au rythme des scandales et des machinations. Pour fuir l’ennui d’aujourd’hui et la peur d’un passé révolu mais si présent dans nos cœurs froids et amers.

Sur un trône de chêne et d’or, un jeune homme las nous guette tel un félin sur un promontoire rocheux. Ses jambes nonchalamment posées sur le fond de la table qu’il préside, la luxure pense, réfléchit, ourdit maints complots pour continuer à dominer son petit royaume, tout en assouvissant ses penchants les plus vils. Depuis que Maximilien Rochère du cercle Ishtary s’est emparé de la couronne, voilà plus de dix ans, il semble consumé par la peur de la perdre. Pauvre petit être. Ses longs doigts, couverts du sang qu’il utilise comme peinture pour ses toiles lugubres, tapotent sans repos le bois ou se perdent dans ses longs cheveux noirs corbeau. Son regard est de glace, ses lèvres un trait réprobateur. L’archonte(*) préside, domine, mais ne contrôle rien. Roi de paille sur un trône qui ne demande qu’à s’embraser.

Il finit par me lancer un regard interrogatif et je lui répondis d’un léger sourire. Le type de rictus qui demeurait ma signature. Il ne manquait à ce tic qu’une tasse de thé à porter à mes lèvres. Mais la favorite n’était pas là pour exaucer ce souhait modeste. Une anomalie notable au protocole.

  • Combien de temps va-t-on encore attendre ?! explosa Lucius en frappant du plat de la main la table ducale.

Une vague de murmures d’assentiment accompagna le lancement des hostilités envers l’archonte, le visage de marbre. Qui d’autre que le doyen de notre assemblée aurait eu le cran de provoquer ainsi notre dirigeant ?

Machinalement, je me reculai dans mon fauteuil Louis XVI pour mieux observer la joute silencieuse. Même si les murs épais, couverts de tapisseries brodées et d’amples rideaux pourpres, suffisaient d’ordinaire à masquer nos débats souvent houleux, ils demeuraient impuissants à réduire le volume sonore au sein de la petite salle dévolue à la gestion de notre communauté.

Une bruyante inspiration de Maximilien fit taire les langues discrètes en un clin d’œil. Le respect du chef, pourrait-on dire.

  • Le fait de recevoir une archéologue aussi renommée que Béatrice Holdt Enki est un honneur qui mérite notre patience, Lucius. Ses passages à Toulouse sont aussi brefs que rares, est-il utile de vous le rappeler ?
  • Il est possible que la révélation qu’elle doit apporter devant notre assemblée nécessite un certain temps de préparation… hasarda le Duc Valérien Dagan, dans une volonté louable de ménager les deux hommes.

Le malheureux n’en retira qu’un duo de regards intimidants, qui lui firent avaler bruyamment sa salive. Tel un enfant volontaire prit en faute par de mauvais parents. Une attitude timorée habituelle chez le jeune homme, que je soupçonnais pourtant de jouer un rôle. Une faille dans son armure de sincérité candide que je ne cernais pas, mais que mon expérience pouvait deviner.

Le silence devint bien vite pesant jusqu’au moment où Juliette se leva de son fauteuil, dans un élan qui nous prit tous par surprise. La duchesse garda les mains délicatement posées sur le bois vernis, comme pour se retenir de chavirer et imposa le silence d’un raclement de gorge. Telle une cantatrice qui se meurt, elle nous dévisagea tour à tour avant de déclamer d’une voix à peine murmurée.

  • Depuis plusieurs jours, mes tirages révèlent la même prédiction… Et les cartes ne se trompent jamais. Les vents mauvais nous poussent vers un avenir incertain. Écoutons simplement la voix stridente qui annonce la fin d’aujourd’hui et la naissance d’un demain effrayant… Si effrayant…

Et à la stupeur générale, ce fut bel et bien un hurlement qui traversa le couloir qui menait à notre lieu de réunion. Aussitôt, chacun réagit à sa manière. Annabelle se rua derrière une ample tapisserie, Valérien contre un mur. Lucius se leva, menaçant de renverser la table ducale pourtant massive, et plaqua de force Juliette dans son dos. À ses côtés, une chaise dans les mains, Ambre se tenait prête à frapper. L’archonte poussa un gémissement de frayeur pathétique et tenta de se jeter sous la table. Mais sa tête heurta celle du duc Nâbu, plus prompt à lui ravir cette place stratégiquement enviable. Comment leur en vouloir, alors que les règles du protocole interdisaient les armes durant nos conseils ?

Quant à moi, je restais fidèle à moi-même. Calme, serein, le regard posé sur la porte qui menait à l’extérieur. Le dos droit appuyé contre le dossier rembourré de mon fauteuil, les doigts luisants d’une sorcellerie qui brûlait déjà de se déchaîner sur le premier ennemi venu.
Je n’en eus pas l’occasion.

Les deux immenses battants de la porte massive manquèrent se détacher de leurs gonds quand une créature à la gorge généreuse, et toute de magenta vêtue, pénétra dans notre sanctuaire. Sur sa peau de nacre rayonnait un magnifique collier de diamants qui semblait danser au rythme de ses pas énergiques. S’était-elle encore cassé un ongle ? Un serviteur lui avait-il proposé du martini au lieu de sa vodka tant adorée ? Tout était possible avec une femme comme Dunya Bradiev Ishtary. Mais pour une fois, je pressentis le sérieux de sa détresse. Et je ne fus pas le seul.

Sans attendre, Maximilien se précipita vers sa favorite et lui saisit la main avec douceur, ce qui eut pour effet instantané de calmer la frêle mégère à la chevelure sombre.

  • Dunya, par l’enfer ! Quel drame peut donc vous pousser à interrompre un conseil des ducs ?!

La question était loin d’être pure rhétorique, tant une telle audace pouvait devenir lourde de conséquences. Même pour la favorite d’un archonte. Pourtant, un silence de mort flotta sur l’assemblée, jusqu’à ce que l’intéressée finisse par répondre d’une voix hachée et troublée par les sanglots.

  • B… Béatrice Holdt a été assassinée !

Ce furent là les seuls mots qui eurent le temps de franchir les lèvres de la plantureuse Dunya avant qu’elle ne s’écroule au sol, accompagnée par un chapelet de cris de stupeur et de surprise. Le temps des paris, manigances, et suppositions était venu.

Une soirée presque normale au sein de l’agora des nécromants de Toulouse.

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