3.
Les mâchoires serrées, Romy attendit que sa mère ait coupé le moteur pour s’extraire de la voiture et claquer la portière. Elle déverrouilla la porte d’entrée et balança son sac à dos et ses Sneakers au beau milieu du couloir. La main sur la rampe de l’escalier, elle monta quelques marches à la volée avant que Diane n’entre à son tour.
— Romy !
— Quoi ?!
— Tu n’es pas dispensée de ranger tes affaires.
Laissant échapper un son guttural, l’adolescente dévala l’escalier en sens inverse, claqua ses baskets sur le tapis et ramassa son sac qu’elle balança sans ménagement à l’intérieur du placard.
Tandis qu’elle remontait, la voix de sa mère se fit de nouveau entendre.
— Ton téléphone.
Romy gonfla les joues, prête à exploser, à hurler que « ça ne se faisait pas » mais se résigna et déposa dans la main de sa mère son précieux smartphone après l’avoir éteint. Elle s’en fichait. Elle attendrait qu’elle se soit assoupie pour le récupérer.
— Autre chose ? demanda-t-elle avant de pouvoir remonter pour laisser libre cours à sa colère.
— Le repas sera prêt dans une petite heure.
Romy la regarda passer son tablier Liberty face au four allumé.
Il n’y avait vraiment que sa mère pour s’atteler à la préparation d’une quiche aux légumes après ce genre de conflit. Elle hocha la tête d’un air désespéré, remonta les marches en quatrième vitesse et claqua la porte sur sa peine.
**
Le repas se déroula en silence. Seul le bruit des couverts vint mettre un peu de vie au milieu de ce mutisme criant de ressentiment. Romy se força à avaler quelques bouchées, consciente qu’elle n’aurait droit à aucun « sweet drift » ce soir. Elle en ressentit un vif pincement au cœur. Cette incartade sucrée comptait parmi les routines propres à leur duo mère-fille, qui transformaient certains des moments banals d’une vie en souvenirs indélébiles. Des larmes coincées au creux de sa gorge, Romy se leva, déposa son assiette dans le lave-vaisselle et remonta une nouvelle fois l’escalier pour s’engouffrer dans la salle de bains attenante à sa chambre.
Diane se pinça l’arête du nez. Elle n’avait pas la force de retenir sa fille ni d’engager une quelconque conversation. Elle s’en voulait de ce fossé qu’elle avait contribué à creuser avec ses silences mais, dès que Romy, habituée à lui confier ses doutes et ses angoisses enfantines, avait commencé à vouloir en savoir plus sur Arnaud, Diane s’était renfermée sur elle-même. Elle ne se l’expliquait pas. Son corps se raidissait dès que sa fille se montrait trop câline. Car ces moments d’intimité où leurs corps fusionnaient n’avaient plus rien de ce sentiment d’unité qui lui rappelait sa grossesse ou cette vie qu’elles s’étaient construite toutes deux dans la douleur de l’abandon. Romy profitait de ces moments de relâchement pour l’interroger. « Comment vous vous êtes rencontrés avec Papa ? », « Dis, pourquoi il est parti ? », « Est-ce qu’il m’a aimé un peu quand même ? »
Diane avait naïvement pensé que son seul amour suffirait à éclipser les questionnements de sa fille au sujet de son père. Parce qu’elle avait tenu bon pour elle ! Dès qu’elle s’était retrouvée seule, plus aucune chose n’avait compté hormis protéger ce petit bout de vie endormi dans ses bras. Il n’était pas question de se laisser aller, de faire vivre le moindre abîme de douleur à sa fille qui n’avait rien choisi de cette vie là. Elle avait donc étouffé son chagrin et, portée par la volonté de faire de l’existence de sa fille, un cocon rassurant et protecteur, Diane s’était vouée corps et âme dans l’éducation de sa fille. Jusqu’à peu, elle se sentait fière du chemin parcouru. Jusqu’à peu, Romy était une petite fille épanouie…
À son tour, Diane se leva, rinça son assiette qu’elle plaça dans le lave-vaisselle et passa l’éponge imprégnée de savon sur la table. Elle se figea au beau milieu de sa tâche et se mit à pleurer. Quinze jours d’exclusion ! Qu’allait-elle faire de Romy durant tout ce temps ?
Tout en essuyant ses larmes d’un revers de main, Diane s’empara de son téléphone. Il n’y avait qu’une personne vers qui elle pouvait se tourner : sa mère.
— Allô, Maman ?
— Comment tu vas ma chérie ?
— Ça ne va pas fort !
— Dis-moi tout.
— Romy est exclue de son collège.
— Quoi ?! Mais, pourquoi ?
— C’est de ma faute, j’ai ignoré les premiers signes… Les notes qui dégringolaient... J’ai mis ça sur le compte de la crise d’ado. N’importe quelle jeune fille se cherche à treize ans, n’est-ce pas ? J’ai essayé de lâcher du lest, d’être moins sur son dos, de tolérer plus que je ne le voulais. Résultat, ma fille est devenue une délinquante qui répond aux professeurs et fume en cachette dans les toilettes.
Diane laissa échapper un sanglot.
— J’ai vraiment tout raté.
— Ne dis pas de bêtises, Diane chérie ! En tant que parent, on fait ce qu’on peut ! Les enfants ne viennent pas au monde avec un mode d’emploi. Le plus souvent, on improvise. Mais la plupart du temps, on est deux à le faire…
Un nouveau sanglot se fit entendre.
— Je pensais que je lui suffirais… Je ne sais plus quoi faire.
— Tu dois garder le contact, Diane.
— Mais je suis incapable de lui parler de son père !
Les secondes de silence que laissa passer Irène témoignèrent de son impuissance.
— Peut-être devrais-tu te faire aider pour cela.
— Maman…
Le ton implorant de Diane déchira le cœur d’Irène. En tant que mère, assister au désespoir de son enfant était tout bonnement inhumain.
— Je prends le train à la première heure demain. Je garderai la délinquante le temps que tu travailles. Je vais lui concocter un petit planning de réinsertion. Entre le ménage et le sport qu’elle fera, crois-moi ! L’envie de fumer lui passera !
Diane gloussa. Entendre sa mère la soutenir sans jamais la juger, la réconfortait. Elle raccrocha, le cœur un peu plus léger.
**
Diane bénéficiait d’une autre salle de bains au rez-de-chaussée. À l’époque de leur emménagement, il lui avait semblé judicieux qu’elle et sa fille disposent chacune de son propre espace. Encore plus aujourd’hui ! Elle n’imaginait pas perdre de précieuses secondes dans son organisation matinale en raison du désir soudain de sa fille de se lisser les cheveux ou au contraire de les boucler. Pourtant, en avisant l’étage consacré à sa Romy, Diane ne put s’empêcher de penser que cette disposition mobilière accentuait le vide entre elles. Le cœur gros, elle s’empara de son téléphone ainsi que de celui de Romy – consciente que celle-ci chercherait à le récupérer – et s’éclipsa dans sa chambre. Elle s’assit sur le lit et ne bougea plus durant un moment, le regard brouillé plongé dans le vague. Sa conversation avec sa mère l’avait réconfortée mais elle se sentait toujours aussi perdue vis-à-vis de Romy. Elle regrettait tant les années où sa fille la regardait comme la huitième merveille du monde. Car il fut bien un temps où celle-ci s’en remettait entièrement à son jugement, où ses yeux pétillaient de vie, ses sourires inondaient la maison plus que ne l’aurait fait le soleil et où l’amour dans sa voix fluette suffisait à gommer les maux gravés désormais sous sa peau.
Combien de temps encore l’ombre d’Arnaud pèserait-elle sur leur vie ?
Diane se ranima, ouvrit le tiroir de son chevet pour y déposer le mobile de sa fille quand ses doigts heurtèrent une petite boite en velours. Le cœur battant, Diane sortit l’écrin et l’ouvrit. À cet instant, des centaines d’images se mirent à danser devant ses yeux à la manière d’un kaléidoscope.
Elle n’avait pas l’énergie de chasser ces souvenirs. Pas l’envie non plus…
Les larmes aux yeux, elle passa sa vieille alliance autour de son doigt et glissa un vinyle dans la platine.
Still loving you…
Laissant les premières notes de guitare envahir la chambre, Diane s’engouffra dans la pièce voisine par la porte communicante et actionna le robinet d’eau chaude. Bientôt, une atmosphère vaporeuse se répandit au-dessus d’elle. Elle ferma les yeux un instant et invita cette nébulosité à s’infiltrer dans son esprit. Elle avait besoin de ne plus penser à son quotidien. Simplement de revivre, le temps d’une chanson, une page du passé.
Time, it needs time…
L’eau continua de se répandre en cascade sur les gouttes de savon que venait de faire couler Diane, fabriquant cette mousse parfumée dans laquelle elle aimait s’envelopper. Elle n’aimait rien tant qu’un bon bain dont la chaleur presque suffocante suffisait à anesthésier ses douleurs.
Love, only love…
Diane fit tourner l’anneau doré autour de son doigt tout en laissant l’écume blanche qui s’épaississait lui rappeler l’étoffe soyeuse de sa robe de mariée. Arnaud se tenait près d’elle, les yeux brillants d’amour et de fierté. Une main posée dans le creux de ses reins, il se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
I will be there…
Ne souhaitant pas se soustraire à ses bras, Diane plongea dans l’eau avec cette sensation de se fondre dans le corps de son homme. Il n’y avait que si près de lui qu’elle se sentait en totale sécurité. Il lui avait fait tant de promesses...
I would try to change…
Bercée par le souffle chaud d’Arnaud, elle se sentit défaillir. Une nouvelle larme roula sur sa joue. Une chose ne changerait jamais. Malgré le temps, malgré les épreuves et les douleurs, Diane était liée à lui par un amour destructeur.
This can’t be the end
Elle ferma les yeux pour retenir le plus longtemps possible ce qu’elle s’efforçait d’oublier en plein jour.
I’m still loving you
Puis, elle pleura. Encore et encore.
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