Episode 75.1

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Faustine

J'ai les crocs. J'ai passé la journée à tourner en bourrique. Roxane par-ci, Fate par-là. Luna qui remet la couvercle sur le boîte de Pandore pour se donner bonne conscience. L'autre maudite dame blanche qui ne donne plus de nouvelles depuis son coup d’État. Les relations humaines, c'est bien un tas d'emmerdes. J'ai fait trois ou quatre fois le tour de Red Hill. J'ai fourré mon nez dans tous endroits glauques en espérant l'y croiser, mettre les points sur les i, lui rappeler que, moi, je ne suis pas un pion, mais son putain de fou. Je ne l'ai jamais trouvée. Ni elle, ni le foutu sous-marin de Ginger. C'est la règle avec Fate : eux seuls décident où et quand. Quand on me sonne, j'accours, comme un toutou loyal. Comme un clébard en rut, un satané molosse qui jappe pour son os à moelle.

J'ai les nerfs, l'envie de lâcher la bride, de laisser tous mes démons me posséder. Mais il fait encore clair dehors. L'orage gronde pas loin et la nuit refuse de tomber. La nuit me nargue, connasse, comme l'autre vampire de bas-étage. Le monde est contre moi. Et moi je hais le monde. Je hais les jeux sournois et le soleil farceur.

Feng pose la question, et je réponds encore :

— Action.

— Mords-toi, jusqu'à ce que tu saignes.

D'instinct, je comprends : elle cherche mes limites. Le truc, et elle l'ignore, c'est que je n'ai pas de limite. Aucune. Je suis au-dessus de tout, haute de tous mes moi, superposés, tout mélangés, montés comme des blancs en neige. Alors je sors les crocs et je me tranche le doigt. Le bout de chair et d'ongle qui pend dans le vide, le sang qui gicle – bien plus de sang que Feng ne pouvait l'espérer – et la porte du placard se couvre d'éclaboussures rouges comme la vie. Feng me regarde, avec le teint livide, le regard vide. Et je sais qu'en ce moment je suis en train de gagner. Je souris de tous mes crocs.

— Action ou vérité ?

— Action. J'espère que tu en as une bonne, chóu. Je n'aime pas la routine.

— Fous-toi le doigt dans l’œil.

Feng ne fait rien, comme si son cerveau ne captait pas les mots.

— Non, sérieusement. C'est ton « action » : choisis un de tes petits doigts et fourre-le dans ton œil. N'importe quel œil, je m'en fous.

Elle brandit le majeur bien droit devant moi et amène sa peau sèche et son ongle, tellement long qu'il a l'air prêt à se briser, tout contre la cornée. Elle la presse légèrement.

— Je t'ai pas dit de te caresser le blanc des yeux !

À cause de la rage qui monte et qui stagne dans ma poitrine, j'attrape le poignet de Feng et je retourne son doigt vers moi. Droit dans mon orbite. J'enfonce le plus profond possible, comme si je voulais qu'elle explose tout dedans. Feng tire pour se dégager mais je la retiens dans mes griffes. La boue noire me sort par les yeux, bien ronds et entiers derrière mes larmes de glaise. La boue coule sur la peau, celle de Feng puis la mienne, et sur mon doigt tranché. La boue se coagule et la blessure s'efface, comme un retour dans le temps.

Feng ne me lâche pas des yeux. Elle a arrêté de lutter, le doigt planté dans ma face et la boue dessous les ongles. Dans ses yeux à elle, il y a cet éclat intense. Pas de la peur. Autre chose. Quelque chose de plus fort et de plus souriant.

— T'es quoi au juste ? demande-t-elle.

— Je me rappelle pas avoir dit « vérité ».

— Action ou vérité ?

Elle l'a peut-être mérité.

— Vérité.

Elle va vouloir savoir ce que je suis, parce que c'est ce que font les gens pour conjurer la peur : ils essayent de comprendre, même quand ils ne peuvent pas, même quand ça les dépasse et que ça nourrit leur peur. Pose ta question, Feng Zhu. Pose ta question et tremble quand je te répondrai !

Ses lèvres s'ouvrent sur l'émail jaunie.

— Si en entrant dans la chambre, tu me retrouvais en train d'agoniser, qu'est-ce que tu ferais ?

Une autre fois, dans une autre vie, quelqu'un a le courage de demander la vérité, même avec la certitude que ça va lui déplaire. Alors, je lui donne ce qu'elle veut. De l'honnêteté brûlante servie sur un plateau.

— Rien. Je ne ferais rien. Je te regarderais rendre l'âme. Et après j'admirerais ta putréfaction. Et si l'envie me prend, je t'arracherai la chair, juste comme ça, pour goûter.

Dans ses pupilles, l'éclat s'étend. Il les dilate. Et je la vois, l'émotion qui l'habite. La même que moi devant la Grande Machine, devant un beau trépas. Pas de la peur. De la fascination.

— Action ou vérité ?

Feng contemple la boue sur mon doigt. Le même éclat qui brille, encore et encore, qui déforme son regard avant de me renvoyer l'ascenseur.

— Vérité.

— Dis-moi ce qui te fais peur.

— Me changer en monstre. Ça, ça me fait peur.

J'ai les yeux qui se posent sur mes griffes, la langue qui chatouille mes crocs. C'est mon tour, et la vérité a déjà trop éclaté aujourd'hui. Je réclame une action.

— Tue-moi, lâche Feng. Éventre-moi et, après ça, dévore-moi.

Je reste clouée sur place, et rien ne bouge, tous les moi paralysés. L'autre non plus ne bronche pas, trop occupée à se cogner la tête dans un mur de paradoxes.

— On dirait que tu as perdu, chóu.

Je n'ai jamais eu d'ami avant Feng. Personne pour m'accepter comme je suis, sans chercher à me remodeler, à m'améliorer. Personne qui, passé quelques sourires, ne tremble pas de peur à la seule idée que je puisse péter les plombs. Et avant Feng, je me disais que l'amitié ce n'était rien d'autre que deux personnes qui se mutilaient l'esprit pour se tordre aux standards l'une de l'autre, alors qu'en fait c'est une symbiose humaine. Il n'empêche qu'une amie, je ne sais pas comment ça se garde, comment ça se perd, comment ça se pleure, ou même si ça se mange. Mais, tant qu'il y a des pommes, la question ne se pose pas.

Au milieu de la nuit, sans nouvelle de Fate et comme mes cornes poussent, je me glisse par la fenêtre. Quand j'abaisse la vitre, Feng se redresse dans son lit au milieu de toutes les ombres qui lui dévorent la face. Elle me souhaite une bonne nuit d'un signe de la main et s'enroule dans sa couette.

Le bouc bien à l'abri sous mon bonnet trop large, je détale dans les champs de sel. Je m'embrouille sous les toits qui dégouttent de partout, un dédale d'entonnoirs. Je remue toutes les rues, mes sabots qui martèlent les pavés déchaussés. Je m'éparpille un peu : une giclée de sang par-ci, un croc planté par-là. Ce soir plus que d'habitude, les ruelles grouillent de rixes et de poignes de fer. Cette sorcière d'Alecto a versé le chaos. Même sur le ring des tréfonds, dans l'arène du Bang Schlack, les combats illégaux brassent des réquisitoires. Untel a fait ci, un autre est un salaud, comme nous tous dans le fond. La mégapole entière s'est métamorphosée en tribunal de la castagne.

Enfin, un peu avant deux heures, l'émetteur de Fate vrombit dans ma grande poche. Quand je le tire, la lumière verdâtre des coordonnées me transperce les rétines. Je me mets eb marche avant même de vérifier sur mon téléphone la position du sous-marin. C'est ça, un bon limier. Ça a une carte mentale, ça flaire les planques secrètes avec le moindre indice.

Trente minutes, une émeute et trois voitures brûlées plus tard, je déboule au pas de course sur les docks silencieux de Porcelenacosta. Défiant la surveillance de deux gardiens de nuit, je me faufile entre les conteneurs jusqu'au kiosque quasiment submergé du sous-marin. Je reste perchée là, le temps que Ginger éloigne le submersible des côtes. Le vent entre les cornes, je glisse sur les ondes, comme si c'était moi le navire de combat. Les lumières d'Elthior se noient dans la nuit et la mer se noircie, tout comme mes yeux glaiseux. Là, seulement, le sous-marin remonte et Gin m'ouvre le sas.

Je la trouve dans son salon de pilotage, branchée, toutes les batteries en charge.

— Clair fait sa vidange, lâche-t-elle comme un salut.

— En quoi ça m'intéresse ?

— Ça nous laisse cinq à dix minutes.

Selon ce qu'elle attend, ça peut être un clin d’œil comme une éternité.

Comme le veut la coutume, Ginger commence par verser trois shooters de son eau de Javel. Je mets ma main à couper que le limon du Styx est plus potable que ça ! Ginger ramène deux verres d'alcool ménager jusqu'au canapé. Elle me pousse sur l'assise. Une mimique autoritaire qui me reste entre les dents. Puis, sous prétexte d’ajuster ses lunettes, elle me flanques un godet dans les doigts.

— Avale d'un coup, Smoothie. Ça, c'est notre hydromel !

Mon regard la foudroie.

— Je t'ai dit d'arrêter avec ce surnom de merde.

— Tu n'es au courant de rien, pas vrai ? élude Ginger en s'étendant près de moi.

— Au courant de quoi ?

— Ne t'inquiète pas, ce n'est rien d'important. Fate, n'est que le début. La deuxième phase fera plus d'étincelles.

— Tu sais que je m'en balance ? Pour moi, c'est juste un défouloir.

— Je voudrais que tu acceptes quelque chose...

La femme-cyborg vide son verre d'une traite, sa moitié de face humaine tordue par une grimace. À croire qu'elle exècre la boisson au moins autant que moi. Alors pourquoi boit-elle ? Parce qu'Alecto fume, j'imagine.

— La dame blanche n'est pas là ?

— Pas ce soir, non, me lance Ginger en trifouillant dans ses tiroirs. Des affaires la retiennent. En l'absence d'Alecto, c'est moi qui gère la boutique. Je gère souvent la boutique.

— Elle fout la ville à sang et elle nous laisse en plan. Qu'est-ce qu'elle a d'aussi important à faire pendant que nous on nettoie la ville ?

— Alecto a ses raisons. Nous avons tous nos raisons. Mais elle me laisse ses instructions et, crois-moi, elle n'est pas indispensable... Ah ! Le voilà !

Ginger extirpe une petite mallette d'un placard encombré. La porte entrouverte vomit des artefacts robots dont je n'ai même pas idée. La mallette sur la table entre nos deux verres vides, elle en sort une seringue. Un outil familier. Je n'aime pas ça – ni son ton malicieux.

— Je voudrais t'implanter ce traceur. Je l'ai conçu sur le modèle de ceux qu'ils utilisent. On ne peut pas retirer leurs traceurs. Ils s'autodétruisent si seulement on essaye. Mais celui-ci est sans danger. Je sais que tu seras capable de l'enlever si tu le souhaites. Je te demande de ne pas le faire.

— Qu'est-ce que j'y gagne ?

— La confiance. Tu apprendras à me faire confiance.

— J'ai confiance en moi, en personne d'autre.

— C'est bien ça le problème. Tu fonces tête baissée. Tu t'exposes. Tu te feras prendre, c'est une certitude. À ce moment-là, moi, je saurai te trouver.

— Personne ne m'attrapera jamais.

— Si tu en est convaincu, laisse-moi te pucer. Puis si tu viens à douter de moi, tu n'auras qu'à te débarrasser du traceur.

Ça ne colle pas.

Ça ne colle tellement pas que je la laisse faire à sa guise, juste par curiosité.

Gueule-d'elfe sort des latrines, un air satisfait placardé sur la face.

— T'as chié une putain de barbe-à-papa ou quoi ?

— On se calme Rain, tempère Ginger. Notre mission de cette nuit est absolument capitale. Si on se foire, c'est Fate au grand complet que l'on mettra à mal. Lady Alecto veut que l'on frappe très fort. On n'a pas le droit à l'erreur.

— Alors, on s'introduit chez quelle bouse friquée ?

— Oh, tu n'y es pas, mon chou. On ne joue plus, maintenant. On massacre. Et nous comptons sur toi, tout particulièrement. J'espère que tu as toujours l'estomac aussi bien accroché parce que, dans quelques dizaines de minutes, nous débarquerons sur l'Île du Dragon. Nous allons infiltrer le complexe cosmétique de la regrettée Barbara Heyfren. Ce qui nous attend sur place dépasse l'entendement. Derrière la façade lisse et bio de Cosm'ethique, se dissimule un trafic de cobayes à l'échelle planétaire.

— Hein ?

— La compagnie d'Heyfren vante ses produits testés sur des volontaires rémunérés, mais c'est une infime minorité. La plupart des tests sont conduits sur des cobayes issus du réseau de conditionnement. Rain, Clair, quoi que l'on découvre là-dedans, vous devez vous souvenir que ce ne sont pas des humains. Ce sont des corps drainés de toute humanité.

— Et les employés ? demande l'elfe.

— Ça, c'est ton affaire, Clair. Ton ombre se terre peut-être dans le lot. Tu es libre de tes choix.

— Son ombre ? C'est Peter Pan le gars ?

— Pas de question, Rainy. Ça ne te concerne pas.

Le plan est tellement simple que même un môme comprendrait. La cyber-intelligence de Ginger neutralise tous les dispositifs de sécurité qui nous barrent le passage. L'elfe louche emmène son harpon en safari-photos dans les bureaux de la firme. Moi, je déglingue l'ascenseur, je me jette dans le vide jusqu'au dernier sous-sol et je m'occupe des cobayes. De la chair à fond-de-teint. Des reliquats d'humains.

Passée la première porte du complexe, Ginger nous fait signe de prendre un couloir et nous fausse compagnie, direction la salle de surveillance. Je talonne l'elfe, le passage éclairé par la pointe du javelot. Les « sortie de secours » et « réservé au personnel » font couler sur les murs leurs lueurs maléfiques – le vert des mauvais sorts, un rouge qui sent le poison.

— Tu vois ton ombre quelque part ?

— Ta gueule, le bleu. Nous fait pas repérer.

Une porte blindée s'ouvre comme une gueule de criquet dont le labre mastoc nous éructe un blanc-bec en combi anonyme. Dès qu'il nous aperçoit, il presse une oreillette de communication.

— T'avise pas de faire ça, le menace Clair, arbalète chargée.

L'anonyme bafouille. Ça me tape sur les nerfs, ce genre de charabia, alors je sors les griffes et j'arrache sa combi. Sa face saigne sous mes ongles, son visage banal de jeunot de vingt-cinq piges. Je suis à deux doigts de lui presser le crâne comme un agrume bien mûr quand la voix du cyborg grésille sur mon tympan.

— Mollo les dingos. Rappelez-vous : on est des gens bien.

— T'as déjà fait le ménage dans ton coin ? ricane Clair.

— Le marchand de sable est passé. Je vous ai en visu.

— Super, grince l'elfe fou en tirant un pistolet de poche de sa veste. C'est l'heure de la sieste, petit.

Le canon tire dans un bruit de sifflet, un projectile pas plus gros qu'une épingle. L’anonyme s'effondre. Il pionce.

— C'est quoi cette embrouille ? On devait pas le dézinguer ?

— Ce gars-là n'avait pas la carrure pour figurer dans mon musée.

Je fulmine. Moi, je l'aurais fait claquer entre mes ongles. Moi, je ne fais pas de favoritisme.

— Allez, on se remue, résonne Gin sous mon crâne. Clair, remonte le couloir, prends à droite à B-12. Il y a trois types en chemin. Rain, je t'ouvre la porte. L'ascenseur est là-dedans. Fais ce que tu fais le mieux.

Le labre du criquet se soulève. J'obéis. Toutes les indications que file Ginger à Clair me chatouillent les conduits, comme une armée de fourmis qui pullule dans ma tête.

L'ascenseur me fait face. Les portes sont si propres que je me mire dedans, l'enveloppe de mes moi divisée au milieu. Je retire mon bonnet, je laisse jaillir la corne, les griffes, et toujours plus de crocs. Je fonce. Je me défonce – mon reflet explosé.

« Ici, à gauche. Là, quelqu'un. Baisse-toi. R-A-S. »

Satanée oreillette !

Mon poing cogne contre la tête.

Sors-les de ma tête, pantin.

L'autre peut pas les blairer, mais c'est Rain qui commande.

Contrôle.

Coup de cornes après coup de cornes, l'oreillette se déloge. Mais, quand la porte se perce, ma main me presse la joue pour la retenir.

« Continue comme ça. Attention, il y en a une dizaine dans la salle de repos. Et un étalonneur. Peut-être que c'est elle. »

Vos gueules ! Fermez vos putains de bouches et laissez-moi cogner !

Contrôle.

Une dernière ruée. Un ultime élan. Mon corps plonge dans l'abîme. Tous mes moi charriés s'emmêlent et se tabassent. J'arrive, enfers chéris ! Me revoilà, ma cour ! Je perce ici le puits par lequel nos démons jailliront sur le monde.

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