Spectus 3

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DK

Je croque une ration de glucides-lipides déshydratés. Les ré dièse craquent sous mes canines.

Yelena toque et entre sans attendre ma permission. Telle est son habitude. Ça ne me dérange pas. Elle me tend une partition que je ne connais pas. Pas encore. Je la lis. Elle y a griffonné quelques indications pour le synthétiseur. C'est là aussi une habitude. Je suis le plus indiqué pour composer ma partie, jamais elle ne prend les devants.

— Je veux un truc qui claque, un rythme qui accroche ! dit-elle. Ça doit être soutenu, ça doit être haletant, essoufflé, sans s’essouffler. Ça doit les prendre aux tripes et leur donner envie de hurler. Lupe martèle ça pile-poil ! Toi, je veux que tu leurs bourres cette mélodie dans le crâne pour des heures. Non, des jours ! Ça le fait ?

Je hoche la tête. Ça le fait carrément. Je sers à ça : agencer des suites d'accords qui restent dans la tête.

La musique est une science exacte. Comme avec les éléments chimiques, l'association de deux notes crée systématiquement un effet prévisible. Mon travail consiste à calculer, estimer, sélectionner et provoquer ces effets. Je joue le rôle du médiateur, du modulateur. J'assure le devenir lucratif du produit musical. Chaque thème doit lier, souligner, moduler et lisser la voix capricieuse de Yelena, les riffs colériques de Lupe, la basse provocante de Tobbias.

« Nous sommes un organisme, répète-t-il. Je suis le cerveau, le parolier, le compositeur. Yelena, c'est notre poitrail, celle par qui on respire, celle qui hurle à pleins poumons. Lupe, c'est notre cœur battant. Et toi, DK, tu es le système digestif, celui qui rend notre musique digeste. » Ce rôle-ci me convient.

Je lis les accords sans m'attacher aux paroles. Pour moi, les mots sont vides. Souvent, je ne comprends pas où ils veulent en venir. Il est probable que, comme moi, nombre de nos auditeurs ne retiennent pas nos paroles ou, s'ils retiennent, sans doute est-ce par le son plutôt que pour le sens. Seul le son m'importe, personnellement. J'aime les mesures et les rimes qui composent leurs textes. C'est tout.

Je me tourne vers le synthé et commence à arranger cette mélodie sur demande. Quatre accords qui redoublent les chœurs scandés par Lupe. Ça m’étonne qu'elle ait accepté. Je manifeste cela par un froncement de sourcil en soulignant la ligne.

— Ah, ça, rit Yelena. Elle n'a pas été facile à convaincre. Mais tu le sais bien, quand je veux quelque chose, je l'obtiens.

Je souris. Elle a raison.

— Non, le refrain doit être plus grave, plus sombre, mais plus rapide, dit-elle.

J'essaye autre chose et elle hoche la tête.

— Oui, voilà.

L'un des mots du refrain a moins de sens que les autres. Je le lui pointe du doigt.

— Éden ? C'est le Paradis Terrestre. On raconte qu'au commencement, l'Homme y vivait en paix, sans aucune contrainte. Il n'y avait qu'une seule règle : il ne devait pas goûter au fruit de la connaissance. Mais l'Homme a eu soif de savoir, et il s'est corrompu. Voilà pourquoi, paraît-il, le monde est cruel et la vie douloureuse. Parce qu'on a été punis ? Non. Parce qu'on en a pris conscience. Éden, c'est un monde de je-m'enfoutistes. Des quartiers pavillonnaires portent ce noms-là un peu partout... Sale ironie...

Quelque chose me perturbe avec les mots en -iste. Ils ne sonnent pas réels. Plus Yelena explique, plus elle liste des mots, plus l'idée paraît floue. Cet hermétisme n'est qu'un constat. Je n'ai aucune raison de vouloir l'abolir. Je ne cherche pas, jamais, autre chose que l'harmonie, une suite de notes parfaite. C'est ce à quoi je sers.

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