L'enfant du feu

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Quelle leçon donne la mort ?

Mon épée tranchante laisse une coulée rouge à mes pieds. Le corps du soldat à terre ne me demandera plus de le suivre. Je n’y retournerai pas. Depuis ma fuite, il y a plusieurs années, ils n’ont eu de cesse de me traquer. Pourtant, je prête une attention particulière aux villages. J’ai même arrêté d’utiliser la magie. Alors, comment font-ils pour me retrouver ? Une chose est sûre, la mort de leurs envoyés ne les arrête pas. La mort n’est peut-être pas une leçon…

D’un pas rapide, je traverse la grand-place. Je dois récupérer mes affaires et partir le plus vite possible. Au milieu des passants qui s’agglutinent sur les étals du marché, j’ondule pour me frayer un chemin sans me faire remarquer. Mes braies ont beau être foncées et cacher les projections de sang, ce n’est pas le cas de ma blouse ni de mon visage.

L’affluence me surprend, il y a bien plus de monde que d’habitude. Et quand bien même la foule pourrait être justifiée par le marché, je n’ai jamais vu autant de vie sur cette place. J’accélère le pas et tends l’oreille :

— Le Fils de la Flamme va vraiment venir ici ?

— Vous pensez qu’il ramène enfin la magie au village ?

— Oh, mais j’y compte bien ! C’est ce que nous promet le temple, tout de même !

Bande de fous.

Le dragon n’est pas né. Le Fils de la Flamme ne naîtra jamais. Je m’en suis assurée. Je suis la dernière Invocatrice à pouvoir lui donner naissance. Et j’ai déjà mis fin à ce processus. Je ne serai pas une mère. Jamais. Encore moins celle du Messie du feu. Le temple tente de garder son influence par tous les moyens. Pendant des millénaires, ils ont exploité nos corps de femmes pour faire naître des dragons. Mais aujourd’hui, c’est fini, le monde magique s’éteint et j’ai fait mon choix.

Dans mon baluchon, je glisse quelques affaires de toilette et des vivres. J’accroche mes poignards à ma ceinture et à ma cuisse. Vérifie que mon épée est bien en place à ma hanche. Je soupire longuement devant la porte. Je m’engouffre à nouveau dans le tumulte des corps. J’esquive les coudes, les pieds. Je vise le bois, ne le quitte pas des yeux. Accélère. Lorsque la foule acclame le héros qu’ils attendaient tant :

— Il est là !

— L’héritier du feu !

Je me retourne curieuse de voir qui ils ont choisi pour usurpateur. Un homme d’une grande stature, sans aucun doute bon combattant. Il a la prestance d’un noble, le charisme d’un prince. Un chevalier sans doute. Du haut de son cheval, il scrute la foule. Nos regards se croisent.

Merde !

Je détale vers le bois. Cette fois, je me fiche de jouer des coudes. Tout ce qui se trouve sur ma route deviendra son obstacle. Il s’élance à ma poursuite. Bloqué par la foule, il saute de son cheval. Pour rendre sa tâche plus ardue, je me décide à grimper sur les toits. Sa carrure joue sûrement sur sa souplesse, auquel cas j’aurai plus d’information sur son amplitude de mouvement. Si je dois l’affronter, je préfère savoir comment il bouge. Il grimpe plus lentement, mais sans difficulté.

Merde !

Je continue ma course, saute sur le toit d’en face. Au bout du bâtiment, je m’élance pour atterrir à pieds joints sur la terre battue en contrebas. Je fonce entre les arbres, jamais je ne me retourne. Le semer sera facile. Je n’entends plus ses pas derrière moi. Après quelques minutes de course supplémentaire, je ralentis enfin le rythme et reprends mon souffle. Je risque un regard en direction du village.

— C’est moi que vous cherchez ?

Il m’a rattrapée. Il se tient droit, la main sur sa garde et l’air moqueur.

Merde !

Il place son poing sur sa poitrine, s’incline et proclame :

— Liora, Invocatrice du Feu, mère…

— Ne m’appelle pas comme ça ! coupé-je.

La confusion s’empare de ses traits quand il relève le menton.

— Je ne suis pas une mère, je n’ai pas enfanté, expliqué-je.

Les sourcils toujours froncés, il s’avance en relâchant les épaules. Je ne vois aucun signe d’attaque. Il s’arrête à un pas de moi.

— Il a commencé à grandir en vous. Peu importe ce qui s’est passé après.

Il approche sa main de mon ventre, comme si je ne comprenais pas moi-même ce dont mon corps est capable, ce qui me fait exploser :

— Il n’est pas né !

Mon couteau sous sa gorge le surprend. Immobile, sa main est toujours à quelques centimètres de mon abdomen. S’il n’a pas encore dégainé, c’est qu’il doit me ramener vivante.

— Vous ne pouvez pas me tuer, constaté-je avec un sourire narquois.

— Vous ne pouvez pas me tuer, non plus, m’informe-t-il en approchant sa gorge de ma lame.

Il ferme l’espace qui nous sépare sans qu’aucune plaie ne se forme…

— De la magie ?

— Vous êtes bien placée pour savoir qu’il en subsiste encore.

Il s’écarte, reprend une posture droite et noble et reprend là où je l’ai interrompu :

— Liora, Invocatrice du feu, vous êtes convoquée au temple pour vous faire pardonner vos actions passées.

— Qu’attendent-ils de moi ?

Me forceront-ils à enfanter ? S’attendent-ils vraiment à ce que je me laisse faire ?

— Utilisez vos pouvoirs pour charger un reliquaire.

Je pouffe, prise d’une envie de rire profonde. J’éclate et laisse ma voix se faire entendre. Je rigole à gorge déployée.

— Et voilà qu’ils me prennent pour une banque maintenant !

— Cela n’a rien à voir ! fustige le chevalier vexé. C’est votre dette !

— Je n’ai pas de dette ! Je ne dois rien à personne ! m’exclame-je.

Il serre la mâchoire, manifestement mécontent d’être tombé sur une tête de mule égoïste.

— Viendrez-vous de votre plein gré ou m’obligerez-vous à user de la force, mère ?

J’imagine qu’il ne renoncera pas à m'appeler ainsi. Si je veux vivre et surtout comme je l’entends, une escale au temple n’est pas une si mauvaise idée. D’autant plus s’ils promettent mon « absolution ». Je pourrai aussi – pourquoi pas – leur rendre la monnaie de leur pièce. S’ils ont besoin que je charge un reliquaire, c’est qu’ils n'ont plus une goutte de magie. Ils n’oseront pas me faire de mal, pas frontalement.

— Très bien, monsieur…

— Kaël.

— Monsieur Kaël ? demande-je moqueuse.

Il fronce ses sourcils noirs.

— Non, juste Kaël pour vous, mère, dit-il en inclinant la tête avec respect.

— Très bien Kaël, je te suis.

***

Nous traversons un village désolé. Même la végétation semble avoir abandonné le combat. Signe que la magie était un pilier central de cet endroit. Sans elle, tout s’est effondré, à commencer par les chaumières blanches, dont la matière à fini par se gorger d’humidité. Aucune de ces constructions n’est adaptée à cet environnement.

Bande de fous.

Qui croyait sincèrement que la magie était une propriété ? C’est pareil pour la nôtre, celle des femmes. La seule qui subsistera éternellement. Donner la vie n’est pas une propriété. Comme mon corps n’est pas un objet que l’on peut user à des fins politiques, sociales ou démographiques. C’est ma magie, ma vie.

Néanmoins, je comprends ; qui ne voudrait pas contrôler ces miracles et en percevoir toute la gloire ? Comme s’ils avaient fait le plus long du chemin.

Kaël me détaille depuis le début de notre voyage – Et je l’ignore depuis à peu près autant de temps. Deux autres soldats nous accompagnent, un devant, un derrière. Celui qui devait se trouver sur ma gauche est celui que j’ai tué avant qu’on ne me tombe dessus.

— Nous allons faire une halte, annonce Kaël.

Le groupe s’arrête et tout le monde descend des chevaux. Un peu plus loin dans le village dévasté, Kaël me présente son coude. Je joue le jeu. L’ombre d’un sourire apparaît sur son visage froid et sérieux. Nous marchons dans la désolation, les ruines de ces foyers qui, sans magie, se sont affaissés, écroulés. Certains ne sont plus qu’un tas de gravats, d’autres tiennent encore grâce à un équilibre fragile. L’odeur des plantes qui se décomposent laisse un goût de terre sur ma langue.

— C’est votre faute, accuse le chevalier.

Je savais que la culpabilisation serait une arme pour me pousser à changer d’avis. Est-ce là sa mission ? Doit-il me persuader ? Personne n’apprend jamais rien.

— Non, c’est de la faute de la magie qui disparaît. Les hommes en font usage comme si c’était une ressource intarissable. Personne n’en sait rien. Et ce que je constate, c’est qu’elle s’est asséchée.

Il s’arrête et place sa main autour de mon bras. Avec douceur, il fait pivoter mon menton pour que je le regarde.

— Si vous aviez donné naissance, si vous aviez accepté votre tâche, ce village serait peut-être encore debout et bien vivant, dit-il sur un ton moralisateur.

— Si ce village avait été construit selon son environnement et pas sur la magie, il serait encore debout. Et toi aussi, tu as de la magie. Tu n’as qu’à le faire toi-même, Héritier de la Flamme, raille-je.

Il se renfrogne comme un enfant à qui on refuse la demande. C’est donc l’impuissance qui les pousse à la bêtise ?

— Tu pourras me montrer les villages les plus désolés, les familles les plus détruites, les pays saccagés et me dire que tout cela est de ma faute, ça ne changera rien. Les hommes sont les fautifs, leur rythme de vie. Leurs ambitions sont des couperets et vous vous permettez de les asséner sur le cou de qui vous sera le plus profitable.

Je me dégage et m’écarte de lui, le dégoût habillant mes traits. Contre toute attente, il est concentré sur mes paroles. Je ne sais pas s’il essaie de comprendre ou s’il me prend pour une illuminée.

— Dit moi Kaël, puisque le Messie du Feu est né, selon le temple. Qu’en est-il de sa génitrice ? Qui connaît son nom ? L’acclame ? Sait-on à quoi elle ressemble ? Est-elle une mère aimante ? T’a-t-elle élevé ou as-tu été arraché à ses bras aussi vite que sa « tâche » fut accomplie ?

Mes questions fusent, aucune n’a besoin de réponses. Et je vois comme du regret dans son regard, ou de la… douleur ? Qui se mue en rancœur.

— La magie ne s’éteindra pas, le dragon…

— N’est pas né, rappelé-je.

Ses yeux me percent. S’il pouvait me tuer, le ferait-il ici et maintenant ? Je remarque alors ses longs cheveux foncés et ses yeux clairs. Je n’y avais pas prêté attention jusqu’ici. Je prends conscience de la ressemblance que nous partageons. Le temple a bien choisi. Dans le cas où ils parviendraient à m'instrumentaliser à nouveau, il fallait que l’usurpateur me ressemble. Tous les dragons prennent les traits de leur mère.

— Pourquoi souriez-vous ? demande-t-il confus.

— On se ressemble. Physiquement, je veux dire, me reprends-je.

Il se radoucit, comme si je lui faisais un compliment.

Nous reprenons notre route. Sur certains sentiers, nous croisons des paysans. Kaël s’empresse de leur promettre monts et merveilles. Je vois bien dans ses yeux qu’il y croit dur comme fer. Comme un enfant à qui on a fait une promesse, il la répand alors lui-même à tous ceux qu’il croise. Fier et hardi.

Nous pénétrons dans un village qui semble bien se porter. La population est souriante, la végétation vivante et l’architecture est adaptée au climat chaud et humide. Sans magie, ce village survivra sans problème.

Le soleil qui pare le ciel de ses couleurs d'automne ne tardera pas à disparaître derrière les montagnes qui couronnent l’horizon. Kaël demande au soldat devant nous de nous trouver un endroit où nous reposer ce soir. Celui-ci s’empresse de répondre à la demande.

— Allons-nous attendre ici comme des statues que votre garde trouve une couche ? demande-je railleuse.

Kaël soupire, agacé par mon sens de l’humour acerbe et piquant. C’est une arme comme une autre, bien que je préfère mon épée et mes poignards. Comme j’en suis privée, il me faut bien une alternative pour le fatiguer. Rendre sa mission agréable n’est pas dans mes plans.

Le soldat revient triomphant, sa quête accomplie. Nous rejoignons une grande maison aux volets peints et décorés de motifs de fleurs. Sur la devanture, des lettres écrivent : « Maison de naissance ».

Décidément.

Le monde m’en veut. Toutefois, rien de tout cela ne me tracasse. Je suis surtout curieuse de voir les mères.

Deux femmes enceintes nous accueillent et nous montrent la voie vers les salles d’eau. Une odeur chaude de poulet rôti flotte dans l’air. Je vois déjà très clairement le plat se dessiner dans mon esprit, et la touche de romarin qui me pique le nez ne fait que confirmer mon hypothèse.

Kaël m’a suivi dans une des salles.

— As-tu peur que je passe par la fenêtre ?

— Je n’ai peur de rien.

Mais bien sûr.

— Alors tu viens pour te rincer l'œil ? Je comprends, je suis plu…

— Vous ne parlez jamais sérieusement ? Tout ceci n’est qu’un jeu pour vous ?

Et c’est au dindon de la farce à qui on pose cette question…

— Non Kaël. Rien de tout cela n'est un jeu. C’est bien ce qui a rendu ma vie et celle de bien d'autres femmes impossible, réponds-je avec plus de sérieux.

Je m’approche de la baignoire en bois avec avidité. Je n’ai pas pris de bain depuis que je suis partie du temple. J’enlève ma chemise, mes bottes puis mon pantalon. Une jambe après l’autre, je m’immerge dans l’eau laiteuse et parfumée. Une forte odeur de lavande anesthésie mes sens. Je bascule en arrière pour plonger ma tête. Lorsque je ressors, Kaël s’est approché. Une lavette dans une main, il s’agenouille au bord du bassin fumant. Il la trempe dans l’eau et la passe sur mon visage. Le sang séché… Je l’avais oublié. De son autre main, il plonge le savon et le frotte au tissu rugueux. Repasse sur mon visage, puis mon cou, mes épaules. Il fait le tour pour frotter mon dos, avec son avant-bras, il dégage mes cheveux sur mon épaule droite. Il ne le fait pas aussi bien que les domestiques du temple, mais c’est tout de même agréable de ne rien avoir à faire. Pourquoi il le fait, ça, je n’en sais rien. Il me tend la lavette et ajoute :

— Faites vos jambes.

Je lève les yeux au ciel et je la saisis. De ses deux mains, il rassemble mes cheveux et y passe ensuite le cube violet. Avec une petite bassine d’eau claire, il les rince. Aucune goutte ne coule sur mon visage. Sa délicatesse me désarme. Ne pas savoir, ne pas comprendre pourquoi est bien pire qu’avoir un millier d’idées.

— Pourquoi fais-tu ça ? Je peux me laver seule, tu sais.

— Vous êtes celle qui a mis au monde l’héritier du feu, on doit vous traiter avec reconnaissance. C’est vous qui l’av…

Je m’arrache à sa prise. Sors de la baignoire et attrape une serviette. Il n’a rien compris. Je m’approche de la pile de vêtements propres. Une robe. Je soupire de lassitude. Si je devais me battre, je serais dans de beaux draps.

— Je ne porterais pas ça. Je veux un pantalon.

— Elles n’ont pas…

— Foutaises ! fustigé-je. Vous me prenez pour la dernière des idiotes ? Vos soldats et vous-même porterez des robes également ?

Sa mâchoire se crispe. Il lève les yeux au plafond et soupire. Il finit par se diriger vers la porte et glisse quelques mots que je ne perçois pas.

L’odeur de lavande colle toujours à ma peau. Bien que l’odeur de poulet grillé est bien plus forte. Sur la table, le rôti et les patates n’attendent qu’une personne pour que nous puissions y goûter. L’usurpateur nous rejoint enfin et prend place à ma gauche. Les deux femmes enceintes sont assises devant moi. À ma droite, deux autres femmes, plus vieilles, se font face.

— Alors, qui donc vous accompagne ? demande la blonde qui doit être proche de son terme.

— Une mère, répond-il nonchalamment.

Les regards s’écarquillent, le mien y compris. La rage aussi prend place dans ma poitrine. Ma gorge se serre.

— C’est merveilleux ! Cela veut-il dire qu’il y aura d’autres dragons ? demande l’autre femme au ventre rond.

Mon regard fuit, dans cette dérobade, il est attrapé par la doyenne à ma diagonale. Son visage neutre me sonde. Elle ne me détaille pas, elle m’analyse. Au fond de moi, j’appelle au secours. J’aimerais qu’on me délivre. Qu’on me rende mes lames. Une idée me traverse. Si je n’ai besoin que d’une lame… Mon regard se pose sur mon couteau, puis Kaël et enfin, la doyenne de la table. Elle incline légèrement la tête et ferme ses paupières lentement. Elle ne dira rien.

— Ce qui est sûr, c’est que le temple et moi-même œuvrons pour faire renaître la magie et redonner à tous la possibilité de l’exploiter.

Je me tortille sur ma chaise. J’attends le bon moment dans cette conversation de fous.

— Tu sembles être un dragon prometteur, ajoute la femme à ma droite. Mais la mère qui t’accompagne ne s’approche-t-elle pas de la fin de son cycle ?

Vieille mégère.

J’enfourne une patate dans ma bouche pour m’empêcher de l’envoyer promener. Sur ce coup, il vaut mieux que je me fasse discrète. L’usurpateur se tend et serre ses couverts, ses jointures prennent la couleur du lait.

— Les Invocatrices ont un cycle bien plus long grâce à leur magie, ne vous en faites pas, ment-il sous un sourire charmeur.

— Et bien, si vous le dites… rétorque la doyenne.

— C’est merveilleux ! applaudis la blonde. Cela veut dire qu’elles peuvent donner naissance à plus de dragons que ce que nous espé…

Mes couverts claquent au sol et je fais mine d’être confuse, je les ramasse et m’excuse :

— Le bain devait être un peu trop chaud. Il m’a complètement ramollie, dis-je avec un sourire fatigué que je n’ai pas besoin de feindre.

La maudite discussion reprend et je profite de l’intérêt que tout le monde porte à l’héritier pour cacher le couteau dans mon pantalon.

Comme je m’y attendais, Kaël et moi devrons partager une chambre. C’est parfait. Retourner au temple ne m’oblige pas à m'encombrer d’un magicien sans scrupules et de ses sbires de pacotille. L’idée de détruire le temple s’est faite plus claire dans mon esprit. On n'arrêtera pas de sacraliser nos corps – et uniquement nos corps – tant qu’il y aura des gens pour suivre cette idéalisation.

La lune est maintenant bien haute et éclaire avec superbe les moulures en bois des murs. Qui a besoin de magie, de la manipuler, alors qu’elle est déjà partout, autour de nous ? Prête à être contemplée et appréciée comme un beau tableau que l’on peine à cerner ?

Je me redresse et sors sans bruit mon couteau de table. Je l’empoigne et m’approche de l’usurpateur qui dort. Si sa peau ne se tranche pas, ses yeux sont peut-être une option envisageable. Je me jette sur lui, bloque ses hanches entre mes cuisses, ses bras sous mes genoux. Je place mon avant-bras sous sa gorge et arrête mon couteau à quelques millimètres de ses yeux fermés. Je sens son corps se tendre sous moi.

Allez, ouvre les yeux !

Il relève ses jambes, avec un effet de levier et nous fait tomber par terre. Mon dos s'écrase contre le plancher m’arrachant un gémissement étouffé. Il écarte mon couteau, m'agrippe les mains et ce sont maintenant ses cuisses qui emprisonnent mes hanches.

Merde !

— Vous êtes pleine de ressources, mère.

Son sourire est complet. Il s’amuse. Un rire moqueur, bref, s’échappe de sa gorge.

— Même mes yeux ne sont pas vulnérables, dit-il, une lueur rouge s’éveillant dans ses iris clairs.

Mon reflet brûle dans ces flammes. Ses cheveux viennent chatouiller mon visage. Je détourne la tête.

— Si tu le dis.

Je trouverai ton point faible, Kaël, je m’en fais le serment.

J’ai été incapable de fermer l’œil. Et bien que ma tentative ait échoué, le chevalier ne s’est pas risqué à se rendormir non plus. Nous reprenons la route, les femmes devant la maison encouragent l’héritier du feu. Il les salue et nous traçons droit vers notre destination.

***

Le temple se dresse devant nous. Ses colonnes, qui bordent l’entrée, sont si hautes qu’elles donnent le vertige. Elles portent un toit en pierre qui semble lui-même soutenir le ciel. Les bas-reliefs qui ornent le tympan mettent en scène le dragon originel. Celui qui n’a jamais eu besoin de naître. Les frises font se succéder les créatures de tout type : glace, terre, eau, éther, air et feu. Aucune femme n’est représentée. Aucune mère, pourtant primordiale à leur culte. Une colère silencieuse me remonte dans ma gorge. Ma poitrine se gonfle d’ambition. Je vais le détruire. Ce soir. Et personne ne le verra venir.

Kaël m’accompagne sur les escaliers, une fois sur le podium, il me tend son coude. Je joue le jeu, une dernière fois. Nous passons l’entrée pour nous engouffrer dans un couloir plus étroit, mais tout aussi haut que l’entrée. Le silence règne, même nos pas restent silencieux. Le sang bat dans mes oreilles. L’usurpateur est concentré, le regard figé sur la sortie du couloir, lui non plus, il ne fléchira pas. Après des minutes interminables, le couloir débouche sur une arène remplie de spectateurs. Des adeptes. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait des gens. Tellement de vie. Alors que je prévoyais de tout détruire… Ma volonté s'effrite, s’écaille. Cela me fait mal, j’ai mal d’abandonner.

Au milieu de l’arène, un œuf repose sur une stèle. Je suis trop loin pour lire les incantations.

— Tout va bien se passer, me rassure Kaël.

Je suis surprise par sa douceur. Elle se fraie parfois un chemin jusqu’à la surface, mais disparaît aussitôt sous la couche de glace du Chevalier.

Lorsque nous passons les premiers gradins, la foule se lève et tonne son contentement, des chants religieux qui louent la naissance de dragons légendaires. Le retour de la magie.

Je reconnais l'œuf dont j’ai avorté. Le noir de sa surface lisse et brillante. Les flammes rouges que l'on croit reconnaître, mais qui ne sont que les reflets de lumières qui créent ces formes chatoyantes.

Rageuse, je me retourne pour faire face à l’usurpateur :

— Tu m’as parlé d’un reliquaire. Pas de le faire naître pour de bon !

— L'œuf est un reliquaire… C’est…

Il semble peser ses mots. Comme s’ils pouvaient avoir une quelconque valeur pour moi. S’il pense pouvoir me faire changer d’avis, il se trompe.

— Le monde compte sur toi Liora, je t’en prie, supplie-t-il avec une tendresse, dans ses yeux et ses gestes qui me coupent la respiration.

Je recule. Manipulation ? Sincérité ? Peu importe. Je ne changerai pas d’avis. Mon souffle reprend. Et ce regard, chargé de chaleur, se transforme. Il attrape mes mains et les pose sur la surface du reliquaire. Le retoucher me donne la nausée. Des images du rituel refont surface dans mon esprit. La douleur, le sang. La solitude. Mes souvenirs m'étreignent à nouveau pour me faire suffoquer. Ils m’étranglent. Me griffent. Lacèrent mes membres et mes organes. Mon cœur. Je sanglote. Kaël relâche sa prise, mais garde ses mains autour des miennes.

— Ne pleure pas, mère. Fais-toi pardonner.

L’entendre m'appeler ainsi me ramène au présent. Je relève la tête. De l'œuf qui nous sépare à ce reflet masculin de moi-même.

Montre-moi ta vraie nature, Kaël.

— Non, objecte-je.

Je retourne mes mains et attrape ses poignets. La foule fustige. Elle hurle d’indignation. Je les imagine en chant de guerre, m’encourageant à me battre jusqu’au bout. Je pousse du pied la stèle et fais levier pour que Kaël s’écrase contre le reliquaire.

— Arrête ! ordonne-t-il paniqué sans lâcher mes bras.

Il heurte l'œuf qui s’écrase au sol. En mille morceaux de nuit, il reflète le ciel. Son vide me frappe. Il. Est. Vide. Je regarde Kaël, confuse. J’attends qu’il me donne une explication. Et des larmes ne s'échouent pas sur mes joues, mais les siennes. Un cri guttural s’échappe de sa gorge. Il m'empoigne plus fort et me hurle :

— Tu m’as donné la vie, puis tu m’as tué. Je suis né de ta chair, je suis ton fils. Et je te demande de te racheter ! Complète ma naissance, mère, s’il te plaît, quémande-t-il.

— Non…

Ce n’est pas possible. Je ne suis pas une mère et ne le serais jamais. Je suis une invocatrice de flammes, une combattante, mais certainement pas une mère. Qu’on m’y force ou pas.

Ma réponse lui déplaît, ses pupilles s’étirent en fente, ses iris se chargent de feu. Des écailles, brillantes, magnifiques, séparent sa peau indestructible. La menace de sa silhouette ne me fait pas peur. Cependant, ses mains me tirent vers lui dans une étreinte que je sais fausse. Prétexte de dragons pour s’emparer de mon pouvoir, ma magie. Je me dois de la protéger.

Je m’enflamme.

Et laisse le feu s’épanouir où il le veut. Remonter les gradins où la foule se tasse pour atteindre les issues et échapper à la mort. La naissance vaut moins que la vie déjà présente ? Ils ne le comprendront jamais. Tant qu’un temple sera dédié aux dragons. Tant que les hommes ne verront mon corps que comme un incubateur, la magie se tarira jusqu’à disparaître.

— Je suis ton fils, tu ne peux pas me détruire par les flammes ! Accepte d’être ma mère ! Élève-moi ! Je te donnerai toute la gloire que tu mérites ! On scandera ton nom dans les rues, des chants te seront dédiés. Je t’en prie mère, fais moi vivre ! J’ai le droit de vivre !

— Moi aussi ! hurle-je à bout de force et de sentiments.

Je le retiens à mon tour. Et cherche dans ma mémoire ces incantations interdites. Celle qui écoute la volonté, défie les lois. Celles qui coûtent cher. Je suis prête à en payer le prix. Comme cette nuit-là, je repasse le fil de mon héritage magique. Lorsque des mots se dessinent sur mes lèvres :

Par la chair, le sang et le cœur.

Consume cet être de magie.

Annihile sa mémoire.

Annule sa vie.

Brûle ce que j’ai conçu, en échange, prive moi de ce qui conçoit.

Les flammes rouges s'éclairent, deviennent blanches. La chaleur glaciale qui s’en échappe me fait frissonner. Les cris de Kaël et ses larmes, je m’en souviendrai. Ses supplications, je m’en souviendrai. Je reste immobile, contemple les flammes le consumer jusqu’à ce que ses mains devenues poussière échappent à ma prise.

Rien ne subsiste que les cendres.

Plus de dragons, plus de temple, plus d'adeptes.

Le monde est silencieux, il n’a plus rien à me demander. Je ne suis plus une fonction. Encore moins un monstre. Je me suis battue pour ma vie et je continuerai à le faire.

La mort n’apporte aucune leçon dans un monde où ce sont les vivants qui règnent. Et si ce monde qui exige que je me fasse pardonner change, alors ce jour-là, j’obtiendrai ma rédemption.

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