De l'art de se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou... Ou comment il faut éviter de dormir dans le lit de la mauvaise personne
La petite fille qui ne savait pas sourire accumulait les mauvaises décisions depuis qu'elle avait enjambé le rebord de sa royale fenêtre pour prendre la poudre d'escampette dans la vraie vie. Néanmoins, à cet instant précis, elle se félicitait grandement d'avoir quitté l'horrible chemin du village pour l'agréable sentier de forêt qu'elle empruntait désormais. Tout à sa joie de sentir sous ses pieds de l'herbe douce et moelleuse, elle ne prit pas garde aux buissons qui s'agitaient sur son passage, aux grognements étouffés ainsi qu'aux murmures qui accompagnaient chacun de ses pas. Au lieu de ça, elle cheminait le nez au vent, regardant autour d'elle avec avidité. Elle avait passé son enfance à dévorer les romans d'aventure dans lesquels des héros s’enfonçaient dans des forêts profondes à la recherche d’aventures épiques. Et ce qu'ils trouvaient invariablement c'était : des ennuis, encore des ennuis et toujours des ennuis.
Ça aurait pu lui mettre la puce à l'oreille.
La princesse en était donc là de son périple lorsqu'une odeur alléchante vint lui titiller les narines. Aussitôt, son corps se figea, si brusquement que ses talons s'enfoncèrent de plusieurs centimètres dans l'herbe tendre.
Elle venait juste de se souvenir qu'elle avait faim et si son « Qui randonne déjeune » avait jusqu'alors fort bien fonctionné, l'odeur divine qui venait de frapper son odorat avait réveillé le monstre en elle. Je dis « le monstre » parce qu'il fallait imaginer que la princesse n'avait rien mangé depuis au moins cinq bonnes heures. Cinq heures ! C'était invraisemblable pour une personne qui avait été habituée depuis toujours à avoir trois repas copieux par jour entrecoupés de grignotages royaux à base des plus merveilleuses pâtisseries concoctées par des artistes de la cuisine la plus fine et délicate.
Il fallait imaginer des pièces montées garnies d'adorables choux façonnés en forme d'oursons, décorés de pâte à sucre aux couleurs tendres et appétissantes, saupoudrés de sucres rares aux parfums exotiques, le tout nappé d'un caramel au croustillant savamment étudié pour craquer en do dièse. Et des sucreries en veux-tu en voilà, sous toutes les formes imaginables, et des viennoiseries*, et du chocolat, et des confitures, et…
* Une viennoiserie très appréciée avait sa préférence, au curieux nom de “pain à la chocolatantine”. On disait que des guerres avaient été déclenchées autour du nom et de l’origine de ce mets délicieux, des peuples entiers se déchirant sur son nom véritable. Des couples s’étaient séparés, des familles avaient explosé, ou implosé, en tout cas ça c’était mal fini, des villages entiers avaient été rayés de la carte. On dit que pour mettre fin à ces querelles insensées, un ancêtre de la princesse avait un jour réuni les belligérants, s’était fait amener le fruit de leur colère par une servante, l’avait goûté et, éclatant de rire et claquant violemment le fessier de la pauvre femme, s’était exclamé: “Dediou, pain au chocolat ou chocolatine, je croquerai plutôt la croupe de la jolie tantine, là!”. La foule, hilare, avait alors adopté le nom définitif de “pain à la chocolatantine” alors que les femmes du royaume, levant les yeux au ciel, se disaient comme souvent que le monde serait plus beau si c’était les femmes qui régnaient.
Vous avez compris l'idée : La petite fille qui ne savait pas sourire risquait de tomber d'inanition à n'importe quel moment sous l'assaut d'une faim dévorante, une sensation qu'elle n'avait encore jamais connue, qu'elle ne savait apprivoiser et qui lui flanquait franchement les jetons. Et si elle n'était pas dégourdie, elle savait néanmoins reconnaître une urgence sanitaire lorsqu'elle en croisait une (surtout lorsque la dite crise se traduisait par des crampes d'estomac tellement violentes qu'elle avait l'impression qu'une armée de piverts avait élu domicile dans son ventre pour y refaire la décoration façon Valérie Damidot, soit « on pète tout et on maroufle un bon coup »).
C'est donc illico presto qu'elle relégua ses pieds souffrants en deuxième place sur la liste de ses priorités, confiant désormais le pilote automatique de son corps à son nez alléché par l'odeur environnante. Plus efficace qu'un cochon truffier surentraîné, c'est en un temps record qu'elle tomba sur une ravissante clairière semblant tout droit sortie d'un... conte de fées (bah oui). Elle ouvrit des yeux émerveillés et remercia encore une fois l'adorable fée qui s'occupait de son cas, là-haut, et qui avait apparemment tout compris aux besoins d'une princesse en goguette.
La forêt jusqu'à présent profonde et sombre s'ouvrait soudainement sur une petite clairière baignée par les rayons du soleil baignant une adorable maisonnette au toit de chaume et aux murs blanchis à la chaux. Une porte arrondie, joliment patinée par les années, et une mignonnette fenêtre peinte en bleu ciel achevaient de transformer le lieu en un nid tout ce qu'il y avait de plus accueillant. Des fleurs des champs recouvraient le sol juste interrompues çà et là par des dalles d'ardoise conduisant jusqu'à un puits en pierre entouré de rosiers parfumés. Un banc à l'ombre d'un cerisier et un énorme buisson recouvert de mûres achevaient ce tableau idyllique. Le rêve de toute fugueuse... presque trop beau pour être vrai.
Votre instinct vous dit de ne pas entrer dans cette demeure, n'est-ce pas ? Dommage qu'elle ne l'entende pas.
La petite fille qui ne savait pas sourire était littéralement aux anges et ne perdit pas une seconde pour traverser la clairière. Elle se précipita à la porte et, sourde à toute forme de prudence (ou de politesse) entra immédiatement dans la chaumière.
Idiote ? Un peu quand même. Là où vous ou moi aurions envisagé une sorcière diabétique balançant des gamins imprudents dans un four ou un loup déguisé en grand-mère mettant plein de poils au fond du lit, et bien la princesse ne voyait qu'une jolie maison accueillante, imaginant déjà à l'intérieur le lit confortable et le succulent ragoût mijotant sur le feu qu'elle allait y trouver.
Et devinez quoi ? C'est exactement ce qu'elle découvrit!
Non seulement ni sorcière, ni loup transformiste ne l'attendaient mais en fait c'était encore mieux que ce qu'elle avait imaginé. Derrière la porte, outre la délicieuse odeur qui vint titiller ses narines, elle trouva un décor absolument adorable : des fleurs naturelles joliment disposées sur un buffet en bois ; des murs couleur coquille d’œuf recouverts de tableaux représentant des paysages bucoliques, des natures mortes et scènes de chasse (beaucoup de natures mortes et scènes de chasse) et, assez bizarrement, de nombreux diplômes de cuisinier encadrés ; des étagères couvertes de livres de cuisine et de vaisselle aux décors champêtres ; un fauteuil à bascule patiné par le temps, sur lequel était négligemment jeté un tablier (taille 5 XL, au moins!).
Au milieu de la pièce trônait une belle table rustique recouverte d'une nappe à carreaux rouges et blancs, sur laquelle reposaient trois jolies assiettes, trois verres et de nombreux couverts (au moins neuf par assiette ce qui, même s'il ne s'agissait pas du nombre réglementaire, était tout de même inattendu et fort appréciable au milieu de la forêt). Derrière un paravent décoré de délicates fleurs réalisées au crochet, trois lits aux matelas rembourrés et recouverts de délicieuses couvertures en patchwork attendaient, accueillants et promettant à coup sûr un sommeil profond et sans aucun mauvais rêve.
Peut-être que certains détails auraient pu l'alerter. Par exemple ? Et bien peut-être aurait-elle pu remarquer le gigantesque faitout dans lequel on pouvait aisément faire cuire un homme habilement découpé, ainsi d'ailleurs que la trentaine de couteaux en tous genres présentés à côté dont un énorme désosseur de boucher. Mais admettons. Peut-être aurait-elle pu s’aviser que la plupart des tableaux accrochés au mur représentaient des hommes chassés par des meutes d'animaux ou des natures mortes où les fruits étaient remplacés par des têtes humaines ? Mais passons, ça aurait sans doute pu échapper à tout le monde.
Et puis n'importe qui* aurait pu omettre de voir, par la porte de la cave restée entrouverte, les chaînes rouillées accrochées au mur ainsi que les os humains (soigneusement récurés) jonchant le sol.
* N'importe qui souffrant d'une myopie congénitale avec moins de 0,2 dioptries à chaque œil et ayant oublié ses lunettes triple foyer, bien évidemment.
Mais la princesse, qui avait pourtant une vue parfaite, n'avait à cette heure d'yeux que pour la marmite d'où s'échappait l'odeur merveilleuse d'un ragoût cuit à point et prêt à être dégusté. S’y mêlaient des arômes d'épices, d'herbes fraîches, de viande divine et aussi un petit quelque chose qu'elle ne parvenait pas à reconnaître mais dont elle se fichait pour l'instant comme de sa première tartine. Rien ne pouvait lutter contre ça et, à la vue du plat, La petite fille ne lâcha évidemment pas un sourire mais plutôt un gémissement extatique et un gargouillis digne d'un ogre mis au régime soja-tofu-légumes secs depuis six mois.
Elle se jeta littéralement sur le plat, non sans prendre la peine d'attraper une cuillère au passage, et en dévora le contenu dans un temps record avant de lâcher un rot pour le moins non princier. Aussitôt, elle se sentit inexplicablement ensommeillée et nauséeuse et commença à voir la chaumière tourner autour d'elle. Incapable de tenir debout, elle chut sur le sol et dût se traîner jusqu'au lit le plus proche sur lequel elle se hissa péniblement.
À aucun moment elle ne s'inquiéta néanmoins, imaginant que les émotions de sa fuite et la fatigue de son périple dans les bois étaient la cause de ce malaise soudain. Elle aurait pu éventuellement faire le lien entre la chaumière, les poils animaux qui jonchaient le sol, et le portrait d'une famille de trois ours accroché au-dessus de son lit.
Elle aurait pu effectivement, elle aurait dû même, mais pour l'heure la princesse dormait du sommeil du juste et ronflait comme un sonneur, au point qu'elle n'entendit ni la porte de la chaumière s'ouvrir en grinçant, ni le pas lourd et pesant de ceux qui entraient, ni même le raclement de griffes acérées sur le sol lorsque les trois ours s'approchèrent d'elle.
" Quelqu'un a mangé notre ragoût, gronda le premier ours, absolument gigantesque, en aiguisant ses griffes.
- Quelqu'un s'est couché dans mon lit, râla le deuxième ours, d’une toute petite voix . Et en plus elle a pris ma cuillère Winnie !
- Et elle a mis du crottin de cheval partout cette dégoûtante ! éructa le troisième ours avec dans la voix l'indignation de celui ou celle qui sait qu'il va devoir nettoyer après.
- Ça va, n'en fais pas un fromage...
- On voit bien que tu ne vas pas te coltiner le ménage, toi ! Môsieur sera trop occupé à digérer la petite idiote qui a salopé mon parquet ! Môsieur se la coulera douce au soleil pendant que moi...
- Tu vas la réveiller avec tes grognements!
- Je crois que c'est déjà fait, suggéra le plus petit ours alors que la princesse, qui s'était redressée sur le lit, les observait d'un air ensommeillé.
- Dites, vous m'empêchez de dormir, vous ne voulez pas aller vous disputer ailleurs ? Et fermez la porte en sortant, ma chambre n'est pas un moulin, râla-t-elle avant de finalement rabattre la couverture sur sa tête et d'entamer un bruyant récital de Ronflement en ut mineur ou La chevauchée des Valkyries*.
* En live quotidiennement dans la plupart des chambres à coucher.
Inconsciente du danger et ayant apparemment momentanément oublié qu'elle avait abandonné son destin de princesse tristounette pour celui d'aventurière-futur repas, elle avait en tout cas réussi à clouer le bec des trois ours en furie pour un court moment.
Un trop court moment.
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