Zoula, à Khmeïssa (lettre)

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Zoula, à Khmeïssa

Nalout, le 27 février 1899

Ma chère sœur,

Cela fait bien longtemps que je n’ai pas pris la plume pour te demander de tes nouvelles et te donner des miennes. Cela fait… depuis le mariage de ton fils Doukha, ou je me trompe ? Quel beau mariage ma sœur, yatik saha. Ma mémoire n’est plus si bonne, je commence à vieillir. La vie m’épuise. Comment vas-tu ? Ta santé ? Doukha est-il heureux en ménage ? Sa femme te respecte ? Elle m’a eu l’air bien sûre d’elle, celle-là, pour une fille de Tozeur, elle n’avait pas la langue dans sa poche. Passons. Qu’ai-je à dire moi, après tout, je ne suis que la tante. À quand le premier enfant ? Ne me dis pas que tu es déjà grand-mère et que je ne l’aurais pas su ? Non, une sœur ne cache pas ce genre de nouvelles à sa sœur qui l’aime. Et ton fils Hamam, l’aîné, vit-il toujours auprès de toi ? Est-ce normal qu’un homme bien comme lui, et de bonne famille, n’ait pas encore trouvé à se marier ? Donne-moi de tes nouvelles, je t’en prie, dans l’ordre que tu voudras.

De mon côté je dois te dire que ma fille Maïma me cause bien du souci. Si je n’en parle pas à quelqu’un d’autre que moi-même, je vais tourner folle. Alors je t’en parle, que veux-tu, je t’en parle. On dit d’elle des choses, ma sœur, des choses que je voudrais ne pas avoir à te répéter. On dit qu’elle sort à l’heure où personne ne sort et qu’on ne sait pas où elle va. Elle attend précisément l’heure où le soleil est au sommet du ciel, où les bêtes sont rentrées, où les hommes font la sieste, où les femmes mettent le lait du matin à reposer à l’ombre pour qu’il caille. Moi-même à cette heure, un jour sur deux, je mets le lait à cailler et je donne à la pâte son deuxième tour avant d’aller au lavoir. C’est ce que font toutes les femmes, à l’ombre du soleil de midi, comme notre mère nous a appris à le faire et comme je voudrais qu’elle l’apprenne à son tour. Petite, avec quelle joie elle m’accompagnait ! Elle adorait le lavoir. Mais depuis qu’elle a grandi, elle, apprendre ? On dirait qu’elle ne veut pas. Ce n’est pas qu’elle refuse d’y aller, au contraire — je l’y envoie de plus en plus souvent seule, parce qu’elle a toujours aimé l’eau et que mes bras sont fatigués. Mais H’nina m’a raconté comment elle fait : elle lave vite, et fort, plus vite que toutes les autres, comme pour se débarrasser d’une corvée. Puis elle étend son linge encore trempé sur les cordes qui manquent de rompre sous le poids, car elle ne prend pas le temps d’essorer comme je lui ai appris, et de bien faire claquer au vent ensuite pour que le linge sorte tout raide. Elle dit que par cette chaleur c’est bête, ça séchera de toute façon, et qu’elle n’a pas de temps à perdre. Elle, pas de temps à perdre ? Mais elle n’a que ça à faire de toute sa journée ! Alors avec elle, les draps traînent à terre et les coins se salissent. Mais elle s’en fiche, elle dit : « du moment que ça sèche », elle dit que même la boue finit par sécher et par retomber toute seule, que la boue, c’est propre... Bref, elle refait le monde. Donc elle jette les draps encore lourds d’eau sale sur les cordes comme si elle était pressée, une mère de famille débordée qui aurait dix enfants qui crient de faim à la maison. Puis elle prend son panier de linge sec et elle sort tranquillement du lavoir, l’air de rien, l’air de rentrer tranquillement chez elle, alors que les autres sont encore à s’échiner sur leur lessive. Longtemps, tout le monde a cru qu’elle rentrait à la maison par le chemin du ouadi, mais non, non ! Je viens d’apprendre que non ma sœur ! Gagou, le fils de Zineb, il l’a vue filer droit sur le chemin de Beirut vers le nord. Le chemin de Beirut ! C’est Zineb qui m’a raconté. Tu te rappelles le chemin de Beirut ? C’était par là que maman nous a fait rentrer pour nous punir, une fois, quand on avait volé des dattes au marchand. Pas un palmier sur mille cinq cents pas, que du sable et de la roche, à l’heure où rien ni personne n’ose faire un pas sous le soleil, à l’heure où un œuf de poule cuirait dans le creux du rocher en quelques secondes, elle, elle sort ! Elle gambade, elle chante, elle fait la petite fille qu’elle n’est plus. Elle choisit cette heure spéciale où tout homme, toute femme, toute bête raisonnable est partie se mettre à l’ombre, pour, elle, sortir là, dehors sans que personne ne la voie, et aller on ne sait où, vers le nord, là-haut, que sais-je. Peut-être vers les pâtures des Arabes ? Tu y crois, à cela ? Que Dieu nous garde.

Je ne sais pas si c’est vrai, ma sœur. Mais je sais qu’il faut la reprendre en main. Il faudrait aller, et la surprendre. Je ne sais comment faire, je suis trop vieille pour courir après une petite fille en chaleur. Toi tu n’as pas eu de fille, Dieu te garde, c’est un mal pour un bien. Les garçons sont sages, ils aiment leur mère. Mais elle, je ne sais plus qui elle est. Quand elle revient dans l’après-midi, toute chaude et rôtie, avec dans ses bras le panier léger de draps secs, et quand elle m’embrasse avec ses yeux qui rient toujours, que veux-tu, je l’embrasse aussi. Que veux-tu, que je lui tombe dessus ? Que veut-elle, que je l’affronte et que je la confonde ? Je ne peux pas, elle le sait. Elle sait mentir, elle a toujours su. C’est une vicieuse. Elle a l’œil vert du vice, tout rieur qu’il est, elle a l’art du mensonge et l’art de recouvrir son mensonge sous des baisers et des caresses. Non, elle ne me respecte pas, ni moi ni personne.

Ma sœur, dis-moi, obtient-on le respect par les coups ? Je n’aurai pas cette force, non. Son père, tu le connais, toujours par monts et par vaux. Pour ça, comme pour le reste, je te l’avoue, il ne me sert à rien. Il dit qu’à Tripoli les Livournais paieront à prix d’or ses babioles, les bijoux, les épices, et des promesses et des promesses, et il revient les mains presque vides avec rien d’autre que des histoires à raconter. Ce n’est pas lui qui va tenir ses enfants. C’est à peine s’il tient sa femme ! (Je plaisante. Tu sais que ces choses-là ne m’intéressent pas.) Habib, si j’avais su que c’était un tawaf et qu’il prendrait prétexte de son métier pour ne jamais être dans sa maison, je l’aurais refusé pour époux. Mais ses parents se sont bien gardés de le dire à maman. Bon, qu’est-ce que cela aurait changé. Maman ne m’a pas demandé mon avis de toute façon. Elle savait tenir ses enfants, elle. Mais moi, ma sœur, je ne sais pas quoi faire avec ma fille. Il faudrait la prendre sur le fait et je ne peux pas, à mon âge, courir après les bêtes sauvages et les enfants qui ont poussé de travers. Il faut bien pourtant que quelqu’un tienne en respect la chienne avant qu’elle ne rencontre son malheur et ne fasse le malheur des siens.

Ma sœur bien-aimée, je te dis le fond de mon cœur ? Elle me fait peur. Le feu de l’irrespect brûle dans son œil, cela, je l’ai toujours su. Sous sa peau, toutes ces taches rousses, d’où lui viennent-elle ? Certainement pas de moi. D’où nous vient-elle ? Je n’ai jamais aimé ces taches, elles ne lui vaudront rien de bon. Il ne faut pas qu’elle nous complique la vie. La marier sera déjà assez difficile comme ça, avec ces taches. Si en plus elle y ajoute du sien... Une fille laide c’est une malédiction pour sa famille. Bon, je ne dis pas qu’elle est laide, mais elle n’est pas belle non plus. Tu ne l’as vue que bébé, tu ne peux pas savoir ce qu’elle est devenue, avec ses cheveux mal peignés de fille des rues et toujours sale comme un coyote des montagnes. Il y a bien son frère qui pourrait faire quelque chose avec elle ; mais j’ai peur de lui parler. Il est emporté. Il peut mal réagir.

Ma sœur, je vois bien que je parle toute seule avec moi-même, et juste toi pour m’écouter, et que cela n’apporte rien de bon. On dirait une folle qui tourne en rond dans sa cuisine et agite ses bras vers le ciel, comme si on pouvait y pétrir ses propres pensées. Ce soir, si tu me le permets, je t’écrirai à nouveau dans l’espoir de trouver en toi une lumière à ma nuit.

Ta sœur qui t’aime,

Zoula

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