Maïma
Et toi, Maman, tu ne dis rien ? Tu ne vois pas comment il me regarde ? Je n’aime pas quand il me regarde comme ça. Comme si j’étais une poubelle, ou l’eau sale qui croupit au fond du bassin après la lessive, ou, je ne sais pas, un serpent à sonnettes. Il me méprise, je te dis, on dirait qu’il me hait. Qu’il va me prendre, me froisser, me réduire en boule et me jeter par la fenêtre, ou tiens, me prendre par le cou et me noyer comme un chaton dans le puits de la cour. Il est capable de ça. Je l’ai vu noyer les libellules, les papillons et même un rat.
Il dit qu’il m’aime et qu’il veut mon bien mais je te dis qu’il me hait. Tu ne vois rien ? Je ne peux pas rester ici, il me fait peur. Dès qu’il revient le soir il me regarde comme si j’étais un cafard, une bête nuisible qu’on ne lâche pas des yeux parce qu’on ne veut pas rater le bon moment pour l’écraser sous sa chaussure. Il me suit du regard quoi que je fasse, partout où je vais, à table il ne me lâche pas, et quand je le regarde en retour et que je lui dis quoi, qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce qu’il y a, il détourne le regard et il ne répond même pas.
Je n’ai rien fait de mal, moi, qu’est-ce qu’il me veut ? Je fais toujours tout ce qu’il veut, tout pour lui faire plaisir. Je n’aurais jamais dû. Maintenant il me méprise, il me tient comme une chienne en laisse avec ses yeux noirs, son reproche qui ne sort jamais, il attend l’occasion de me sauter à la gorge. Tu ne vois rien ? Ou si tu vois, tu ne dis rien. Tu le prends pour un saint. Tu n’as jamais vu ses défauts. Tous les reproches sont pour moi. Ce n’est pas difficile à voir pourtant. Tout le monde le voit, qu’il est méchant, qu’il fait peur aux gamins, que même les pigeons dans la rue s’enfuient quand il sort seulement la tête dehors. C’est donc lui le maître ? Est-ce que toi aussi, tu as peur de lui ? Je n’ai pas besoin d’un frère sur mon dos, qu’il me lâche.
Maman, en vérité, moi aussi j’ai peur de lui. Parfois il m’attrape comme ça par le poignet et il me tord le poignet, « pour rire », qu’est-ce qui le fait rire, je ne sais pas, et moi je fais semblant de sourire pour ne pas lui montrer que j’ai mal et je fais semblant de le chatouiller alors pour lui montrer que je n’ai pas peur et que c’est un jeu, mais en vrai je veux qu’il me lâche, et je lui dis « lâche-moi » mais ça ne sert à rien. J’ai toujours peur parce que je ne sais jamais quand il va s’arrêter, ni s’il va s’arrêter ou pas.
Tu sais ce qu’il m’a dit l’autre jour ? Il ne t’a pas dit, tu ne sais pas, il n’ose pas, il ne dirait pas ça devant toi bien sûr, ni devant personne, oh sûrement pas devant papa, papa lui ferait sauter toutes ses dents s’il disait ça, à moi, devant lui. Quand est-ce qu’il rentre papa ? Je vais te dire ce qu’il dit, mon frère, ton fils : il m’a dit que je devais cacher mes seins, qu’on les voyait sous ma robe et qu’il fallait que je les cache, que c’était vulgaire. Je n’ose même pas te répéter ses vrais mots qu'il a dits. Des fois il dit même des mots que je ne connais pas tellement c’est lui qui est vulgaire. Il a dit qu’il fallait que j’apprenne à cacher ce qui était sale. Qu’il cache son cul s’il veut. Maman, je ne le supporte plus je te dis. Je ne veux pas qu’un garçon me parle comme ça, ça me dégoûte et ça me fait honte. Il me regarde l’air dégoûté comme si c’était ma faute. Je ne veux plus de frère.
Hier il me croise dans le couloir, et il me dit « baisse les yeux ». J’ai dit non et je n’ai pas baissé les yeux, alors il m’a pris par le cou, comme ça, d’une seule main, et il m’a dit, petite dinde, tu te crois la plus forte ? Tu sais ce qu’on leur fait aux petites filles comme toi qui se croient les plus fortes ? Tu ne sais pas qu’une fille ça baisse les yeux quand on lui dit baisse les yeux ? Il faut que je t’apprenne ? Et il m’a tellement appuyé fort derrière la nuque pour que je baisse la tête que je crois que j’ai un bleu. Je ne pouvais pas résister, je suis tombée à genoux, et même alors il ne m’a pas lâchée. Il voulait que je le supplie, ou que je demande pardon ou je ne sais plus quoi, mais il est fou ! Il est fou, maman ! Alors j’ai fini par dire ce qu’il voulait. Maman j’ai tellement honte, il m’a tellement humiliée, c’est tellement humiliant. Alors il a relevé ma tête et il a posé ses lèvres sur mes lèvres, mais comme j’avais peur je n’ai plus bougé et je n’ai rien fait. Mais lui, il a dit « je te pardonne », et il m’a lâchée.
Si ça continue, si tu ne fais rien, un soir, je partirai. J’irai tout là-haut, bien plus loin que le ksar, j’irai jusqu’au mont Israfel, et je n’en redescendrai pas, plus jamais, et vous pourrez bien me chercher alors. Je vivrai avec les oiseaux et les renards, et même les ours du désert me feront moins de peur et de mal que lui, parce qu’il est bien pire qu’une bête et ça, personne ne le dit, mais moi je le sais.
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