Déni de réalité

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La première chose qui me frappa fut une étrange sensation de froid.

Non un banal inconfort dû à une chute de température, mais un effet d’engourdissement des muscles, du corps et de l’esprit. Une impression angoissante d’évoluer dans du coton, à travers rien et tout à la fois, dans une obscurité totale.

Ce fut la douleur purement physique qui reveilla mes sens et repoussa brutalement cette doucereuse léthargie. La rencontre entre mon corps et le sol me tira un juron bien senti, d’une voix juvénile que j’eus du mal à reconnaître. Le nez en sang, j’ouvris les yeux et distinguais les aspérités de la pierre taillée, à la surface recouverte d’une fine couche de poussière. Encore à moitié sonné par l’impact, je finis par me relever, dans un gémissement, pour tourner mon regard émeraude en tous sens.

A première vue, l’immense salle dans laquelle je venais d’atterrir m’évoqua une modeste église, chichement éclairée par la lueur verdâtre d’une arche étrange, dont le centre semblait constitué de volutes de brouillard de la même teinte. Une structure légèrement surélevée par un promontoire d’une poignée de marches inégales. Au vu de ma position actuelle, il ne me fallut pas longtemps pour déduire que je venais d’être tout simplement éjecté de cette construction pour le moins atypique. Malgré une douleur lancinante issue de ma chute, je m’avançais vers l’arche et manquais de bondir en arrière, lorsque mon image se refléta sur sa surface relativement plane, malgré la brume qui menaçait de s’en échapper.

Non que mon reflet fut d’ordinaire une cause de malaise, mais je restais estomaqué à la vue d’une version de moi à peine sortie de l’adolescence. Machinalement, ma main se promena sur mes joues recouvertes d’un fin duvet, passa sur mon front lisse et mes traits bien trop juvéniles pour un homme plus proche de la quarantaine que de l’école maternelle. Uniquement vêtu d’un pantalon de lin beige, de sandales malcommodes et d’une chemise grisâtre informe, je pris conscience que cette apparence m’évoquait un retour dans des pans lointains de mon passé. Sans risque d’erreur, je pouvais affirmer avoir rajeuni d’une quinzaine d’années au bas mot. Ou du moins avoir retrouver non seulement mon physique mais aussi la pauvreté de mes guenilles d’un début de vie d’adulte rendu traumatisant par une misère matérielle dont j’avais grandement souffert. Encore sous le choc de ce rajeunissement incongru, je finis par me détourner de ce qui semblait être un étrange miroir, et me rendis compte qu’aucune lumière naturelle ne venait éclairer les vitraux qui perçaient la structure de l’église. De plus en plus mal à l’aise et angoissé face à une situation incompréhensible, je me décidais à prendre la direction de l’unique sortie : une porte de bois vermoulue, dont l’un des battants s’ouvrait sur un long couloir de rocaille mal taillée. Une fois passé la travée centrale formée par deux séries de bancs en piteux état, je m’engouffrais dans l’ouverture et manquais m’évanouir lorsqu’une odeur pestilentielle agressa mes pauvres narines. Mélange de pourriture et de moisissures, l’atroce fumet m’obligea à accélérer le pas, malgré l’absence totale de lumière. Une main sur le mur aux aspérités irrégulières pour m’éviter de tomber sur le sol humide, j’eus le plus grand mal à faire l’impasse sur une nausée persistante et un sentiment de panique.

Mon dernier souvenir ? Juste l’image de mon corps d’adulte. Des lunettes fines, un costume trois pièces sombre, agrémenté d’une cravate rouge. De beaux souliers vernis et une expression déterminée gravée sur mon visage aux traits creusés par la fatigue. Mais du reste… Rien, hormis quelques flashs, sentiments indéfinissables et souvenirs nébuleux soucieux de flotter aux frontières de ma conscience.

Ce fut donc avec un soulagement qui manqua de me faire verser quelques larmes d’épuisement que je finis par débouler dans une sorte de cave, après une dizaine de minutes d’avancée malaisée. L’éclat mouvant d’une torche accrochée sur un mur face à moi m’accueillit et déclencha en mon for intérieur un sentiment de soulagement, similaire à celui que j’aurais ressenti une fois baigné dans la lueur solaire. Mon courage retrouvé, j’avalais la vingtaine de mètres qui me séparait de ce phare d’espoir pour constater la présence d’un escalier que je me hâtais d’emprunter. Ma précipitation me fit aussitôt trébucher, mais même la douleur causée par l’impact de mon genou sur les marches froides de pierre ne parvint pas à me ralentir. Et en quelques enjambements, je finis par m’extirper d’une colonne de marbre, ouverte en deux, pour mettre le pied sur un parquet récemment ciré. Les yeux plissés par l’éclat timide du soleil couchant qui baignait la pièce, je compris rapidement que je me trouvais dans une sorte de chambre à coucher. Endormie au centre d’un grand lit à baldaquin, une femme d’un âge canonique ronflait sans retenue. Le visage fripé comme une pomme rabougrie, la vieille aux bois dormants ouvrit brusquement les yeux, à mon premier mouvement, et me fusilla d’un regard d’acier.

  • Euh… Bonjour… hasardais-je, par réflexe.

Sans un mot, la vieille se releva maladroitement, et se dirigea vers moi pour me saisir le poignet droit de ses doigts crispés, comme les serres d’un oiseau de proie. Stupéfait par ce comportement étrange, je me laissais entraîner hors de la chambre, dans un couloir recouvert de lambris sombres et de tableaux effrayants. Les paysages macabres défilèrent sans interruption, jusqu’à ce que notre duo incongru n'atterisse sur un palier délimité par une rambarde qui nous guida vers un escalier de marbre, que mon guide muet s’empressa de nous faire dévaler.

A peine ai-je eu le temps d’observer le hall d’entrée sur lequel nous venions de mettre pied, grande pièce déplafonnée qui avait dû connaître des jours bien meilleurs au vu des tapisseries mitées et des bibelots recouverts de poussière, que la vieille femme ouvrit d’une main une porte massive de chêne et me flanqua dehors, en profitant de ma surprise. Pris de court, je sentis le sol se dérober sous mes pieds, et je chutais le long de cinq marches de bois, cul par-dessus tête. Vexé, le visage rouge de confusion face à un tel traitement, je me figeais lorsqu’une poignée de rires tinta à mes oreilles.

  • Un nouveau venu !
  • Il est mieux que le précédent.
  • Hey, c’est de moi dont tu parles, Bérénice !
  • Merci, je suis au courant !
  • Arrêtez, vous allez le faire fuir !
  • Bah, pour aller où ?...

Perplexe et confus devant ce flot de propos décousus, je gardais un silence de bon aloi face au trio qui se tenait à quelques pas de moi.

Deux jumelles d’âge mûr, l’une légèrement plus grande que sa sœur, aux fossettes prononcées, pourvues d’une même généreuse chevelure blonde domptée par des couettes ou par une simple queue de cheval, et différenciées par un choix entre une robe couleur blé et une tunique écarlate. Entre les deux, un jeune homme, pas plus vieux que moi… Ou du moins que mon moi actuel, me dévisageait de ses prunelles ambrées. Plutôt fin, le garçon portait une salopette trop courte pour seul vêtement et fut le premier à me tendre la main pour m’aider à me relever, vite accompagné par les jumelles qui me saisirent chacune par un bras, sans tenir compte de ma gêne.

  • Tu n’as rien à craindre, tenta de me rassurer le jeune homme, tout sourire. Nous sommes tous passés par là…
  • Thomas n’est arrivé que depuis une semaine ! le coupa la jumelle à la queue de cheval.
  • Je… D’accord… Merci… Je m’appelle… Euh… balbutiais-je, incapable de me souvenir de mon prénom, malgré mon envie de me présenter.

Après m’avoir relâché, les deux femmes et le dénommé Thomas se concertèrent de regards entendus, avant que ce dernier ne reprenne la parole, le visage empreint de compréhension.

  • Aucun de nous ne se souvient de sa véritable identité. Pas la peine de t’inquiéter pour cela. Ici, nous possédons un numéro et nous sommes libres de choisir le prénom que nous voulons.
  • Mais… C’est quoi ce délire ?! protestais-je, à la limite de la crise d’angoisse. Où sommes-nous ?
  • Notre village s’appelle le Bourg Figé, me répondit la jumelle aux couettes, sans se soucier de mon éclat de voix. Nous sommes tous passés par le miroir par lequel tu viens d’arriver. On va te faire visiter, et notre maire, Kendra, répondra à toutes tes questions.

Totalement dépassé par les évènements, je me laissais entraîner vers une poignée de masures dont la disposition formait une allée au bout de laquelle trônait un sablier aux dimensions colossales, encastré dans une fontaine. Le flot aquatique projeté par une dizaine d’anges dodus et de démons humanoïdes de pierre, plongeait dans un large bassin au fond insondable. Mais l’aspect qui m’étonna le plus fut une aiguille d’or, située au sommet du sablier et immobilisée sur une date en lettres sculptées : « 29 septembre 1727 ». A l’autre extrémité de la structure, la mention de « Fin du monde » me fit frissonner sans raison apparente. A bien y regarder, je finis par réaliser que si l’aiguille devait reprendre sa course, elle finirait inévitablement par stopper sa course sur cet augure lugubre au possible.

  • Ne t’inquiètes pas, me chuchota Thomas, d’un ton complice. Personne dans le bourg n’a jamais vu le sablier se remettre en marche. Les grains de sable sont comme figés, et ils ne s’écoulent plus.
  • Nous sommes donc en… 1727 ? hasardais-je, la bouche sèche.
  • Aucune idée. Mais nous partons du fait que c’est le cas.

Les jumelles attirèrent alors notre attention sur une structure située de l’autre côté du bassin, à l’opposé de la haie d’habitations. Coincé entre ce qui semblait être une sorte de taverne et une modeste boutique alimentaire, à la devanture composée de fruits de verger et d’une poignée de légumes mal en point, un édifice de plein pied semblait le centre de l’attention de mon trio de guides. Au coeur d’un espace vert parfaitement entretenu, la bâtisse de grande dimension s’ouvrait sur une allée de pierres polies sur laquelle m’entraina Thomas, à la suite des deux femmes enthousiastes. Nous passâmes une ouverture dénuée de portes pour pénétrer dans une sorte de salle de réunion, conçue et décorée dans une optique visible de convivialité. Chaque mur, pierres à la base surmontée de lambris clairs, supportait des tapisseries aux teintes vives, que j’identifais rapidement comme un rappel des quatre saisons. Au centre de l’unique pièce trônait une table en « U » recouverte de bols, de tasses, de dessins et de parchemins sur laquelle une jeune femme replète semblait occupée à dessiner des plans, à l’aide d’une règle d’un autre âge. A peine un pied posé à l’intérieur de la structure qu’une odeur piquante de menthe fraiche vint titiller mes narines. J’aperçus alors une floppée de pots de terre destinés à la cueillette de plantes aromatiques dans un recoin, proche de l’entrée.

  • Kendra ! Nous avons un nouveau venu ! la héla, la jumelle à la queue de cheval, avant de se diriger vers l’inconnue pour l’embrasser sur la joue.

D’abord étonnée, la femme se leva d’un bond pour venir me prendre les mains avec une infinie douceur, sans tenir compte de ma réserve.

  • Sois le bienvenu à Bourg Figé, numéro 17. C’est un réel plaisir de t’accueillir. Un toit t’attend, ainsi qu’un repas chaud.
  • Et un bain… chuchotta Thomas, un sourire discret peint sur ses lèvres juvéniles.
  • Une seconde ! m’écriais-je, sans que l’expression des personnes présentes ne change d’un iota. Je n’y comprends rien ! Comment suis-je arrivé ici ?! Quel est exactement ce lieu, et savez-vous qui je suis ? Pourquoi me donnez-vous un numéro ?!
  • Calme toi… m’intima la dénommée Kendra, en resserrant la douce étreinte de ses doigts sur mes mains secouées de tremblements. Viens avec moi. Je pense que les mots ne suffiront pas à t’expliquer la situation.

Face à ce regard empreint de bonté et aux encouragements muets des jumelles et de Thomas, je finis par baisser les yeux, vaincu par une sombre résignation. Sans repères, perdu et épuisé par ma course hors de l’église, je ne pouvais que suivre le fil de l’eau, poussé par l’espoir d’enfin comprendre cette situation perturbante. L’espace d’un instant, j’eus l’impression de patauger dans une sorte de rêverie, mais je dus bien vite me résoudre à l’idée qu’il ne s’agissait là que d’une folle espérance. Or le déni demeurait bien l’un de mes pires ennemis, dans ma tentative pour comprendre mon environnement actuel. Autant accepter les faits, pour tenter de survivre sans devenir totalement fou ou dépressif.

Après s’être assurée que je lui emboitais le pas, Kendra sortit de la structure accueillante pour prendre la direction de la fontaine. Mais au lieu de s’y attarder comme je m’y étais attendu, la dirigeante du Bourg passa dans la ruelle qui séparait le petit commerce d’un espace vert dominé par un pommier pour quitter la zone du village. Flanqué de Thomas et des jumelles, qui murmuraient entre elles, je finis par rejoindre Kendra, une fois qu’elle se fut immobilisée en bordure d’un brouillard si dense que je fus incapable de voir au travers, de prime abord.

  • Cette brume forme les limites de notre village, m’annonça la dirigeante, d’un air sérieux. Ceux qui ont la témérité ou l’inconscience de s’y enfoncer ne reviennent jamais.
  • Cela veut dire que nous sommes… Prisonniers ?! m’exclamais-je, la gorge serrée.
  • Pas exactement, tempéra Thomas, suite à une approbation silencieuse de Kendra. Certains d’entre nous tentent de fuir en traversant le miroir, par lequel tu es arrivé, comme nous tous. Certains reviennent, d’autres non.
  • Mais ce n’est pas tout, intervint de nouveau la maire, avec douceur. Approche ton visage de la brume…

Méfiant malgré moi, je finis par m’exécuter, non sans réticence. Et à ma grande surprise, à peine discernable à travers la purée de poix, je finis par apercevoir une rangée d’arbres morts, baignée par l’éclat de la lune. Le choc que me causa cette vision, me fit reculer de stupeur, et la jumelle aux couettes me rattrapa de justesse avant que je ne tombe sur mon séant.

  • Mais pourquoi fait-il nuit de l’autre côté, alors qu’ici le soleil est encore levé ?!
  • Personne ici n’est en mesure de te répondre, numéro 17, m’avoua Kendra. Tu dois bien comprendre que nous vivons ici depuis bien longtemps, résignés à notre sort. Mais tu constateras vite que notre petite communauté offre bien des plaisirs simples : fraternité, entraide, cohésion… Nous sommes avant tout une famille.
  • Oui, une fratrie numérotée… ricana la jumelle à la queue de cheval.

Sans tenir compte de cette intervention, Kendra reprit la route du Bourg Figé, nous entrainant à sa suite. D’humeur sombre, je gardais un silence choqué que sembla comprendre le trio qui m’avait accueilli.

Une fois de retour dans la salle commune, je constatais qu’un nouveau venu avait pris place sur la grande table. Devant l’inconnu, des dizaines de pierres précieuses offraient un camaïeu de couleurs étincelantes, sans que cela n’affecte leur propriétaire, trop occupé à agiter un étrange pendule de bois au dessus d’un parchemin. Améthyste, émeraude, œil de tigre, pierre de lune, rubis, obsidienne, quartz rose et ambre se disputaient un espace pourtant généreux.

  • Kendra ! s’écria l’étrange bonhomme, tout en rajustant un monocle sur son oeil gauche. La rumeur dit qu’un petit nouveau vient de nous rejoindre… Ah, le voilà !

L’inconnu se releva maladroitement de sa chaise et s’approcha de moi d’une démarche digne d’un homme ivre. Sa redingote mitée, son pantalon de toile et ses pieds nus crasseux constituaient une apparence bien étrange pour un trentenaire maigre comme un fil, mais non dépourvu d’un charme naturel. Roux comme une carotte, l’autochtone était affligé d’une étrange cicatrice similaire à un filet de cendre qui lui barrait le visage de part en part.

  • Antonin, ou numéro 13 si tu préfères ! Enchanté ! m’asséna t-il en me secouant la main comme il l’aurait fait d’un chiffon en feu.
  • L’un des derniers d’entre nous qui a franchi le miroir et surtout qui en est revenu… révéla Thomas, dont les propos semblèrent plonger l’étrange personnage dans une nervosité contagieuse.
  • C’est également notre spécialiste dans la compréhension de cet environnement et de l’histoire du village, ajouta Kendra, avant de prendre place autour de la table en “U”.

Alors que je me dirigeais à sa suite pour prendre place face à elle, je constatais que les jumelles venaient de quitter les lieux. Thomas me rassura d’un mouvement de tête, avant de leur emboîter le pas.

  • Je conçois que tu dois être légèrement perturbé par ton arrivée parmi nous, m’apostropha Antonin, après avoir posé son séant sur un coin de la table, non loin de moi. C’est tout à fait logique, et je vais tâcher de te révéler les éléments de base… Même s’il ne s’agit que de théories !
  • Les plus plausibles de notre point de vue à tous, coupa Kendra, avant de replonger dans un mutisme attentif.
  • Oui, voilà… Bref. Depuis un temps inconnu, des individus arrivent en ce lieu via le miroir par lequel tu es toi même passé. Nos archives les plus anciennes remontent à 88 ans, et d’après notre doyenne, des hommes et femmes vivaient déjà ici bien avant les premières tentatives de recensement.
  • Tu as déjà dû rencontrer notre ancienne. Elle est là seule à résider dans le Manoir, et nous la surnommons le Cerbère…
  • Parce qu’elle garde l’accès au Miroir ? hasardais-je, le front plissé.
  • Exactement, approuva Kendra, tout sourire.
  • En gros, si nous donnons des numéros c’est pour garder le compte des habitants et ne pas dépasser un certain quota qui pourrait mettre en péril notre capacité d’auto-suffisance… avoua Antonin, en se dandinant d’un pied sur l’autre. Et cela permet aussi de lister ceux qui disparaissent et ceux qui arrivent…
  • Y a-t-il eu d’autres numéros 17 ? demandais-je, sans trop savoir pourquoi.
  • Tu es le cinquième, confessa la dirigeante, les yeux baissés.

Pris d’une soudaine intuition, Antonin attrapa l’un des nombreux parchemins posés devant lui et me le tendit, avant de m’expliquer son intérêt.

  • Selon mes comptes, 248 personnes sont devenues des citoyens de Bourg Figé, depuis les premiers recensements.
  • Et nous ne sommes que 17, aujourd’hui ?! m’écriais-je, les yeux écarquillés de surprise.
  • Oui, finit par lancer Kendra, après un long silence. Certains d’entre nous finissent par devenir fous à force de rester dans un village aux frontières si restreintes, et se suicident en traversant le brouillard. D’autres passent le miroir et ne reviennent jamais.
  • Et lorsque l’un d’entre nous atteint un âge avancé, il disparaît sans laisser de trace, révéla Antonin. Et vu que nous sommes tous et toutes stériles, nous ne connaissons aucune naissance. Donc notre nombre diminue à chaque disparition, sans possibilité de renouvellement de la population.
  • Mais quel est cet endroit, au final ? demandais-je, la voix stridente.

A mon grand agacement, la dirigeante et le recenseur s’interrogèrent du regard, avant de se mettre tacitement d’accord. Kendra reporta alors son attention sur moi avant de tenter de m’expliquer, d’un ton terriblement professoral.

  • Comme l’indique le sablier qui trône sur la place centrale, nous sommes coincés en 1727. Mais hors de notre village, à travers la brume sombre le temps continue à défiler. Certains d’entre nous aiment parfois observer le décor à travers, comme tu l’as fait tout à l’heure, et peuvent apercevoir des personnes étrangement vêtues mais incapables de nous voir ou de nous entendre.
  • Il y a de cela quelques années, un homme mystérieux est arrivé par le miroir, mais son esprit ne trouva jamais la paix. Durant des jours, il erra entre le bourg et la brume en hurlant qu’il débarquait de l’an 2019 et qu’il venait d’échapper à la fin du monde. Puis, un matin, on ne retrouva aucune trace de lui… Mais j’ai fini par émettre une théorie grâce à ce dément. Chaque année, nous notons les modes vestimentaires et les étranges outils que portent les individus qui évoluent de l’autre côté de la brume. Et nous constatons un changement évolutif puis régressif. Concrètement, je pense que le temps poursuit sa route, puis revient en arrière dans une sorte de boucle sans fin.
  • En une année dans notre village, plusieurs siècles semblent s’écouler de l’autre coté, éclaircit Kendra. Puis tout recommence, les mêmes personnes au même moment.
  • Nous tenons même une sorte de calendrier pour aller observer tel ou tel individu à un moment donné, identique chaque année.
  • Mais… Et le miroir ?! lachais-je, de plus en plus effrayé par l’histoire démente qu’ils me contaient.
  • Nous pensons qu’il s’agit d’une porte qui nous transporte de l’autre côté de la brume, en relative sécurité, me répondit Antonin. Du moins, certains finissent par revenir, comme moi. Mais ils ne gardent aucun souvenir de leur voyage ou de leur séjour.
  • Avant que tu ne poses la question, c’est la première fois que tu foules nos terres.
  • Oui, j’allais y venir, approuva le recenseur au monocle. Et nous allons bien entendu, t’offrir une place de choix au sein de notre communauté !

Assommé par toutes ces révélations plus folles les unes que les autres, je saisis ma tête à deux mains, les yeux clos, et tâchais de faire le tri dans mes idées sombres. J’étais prisonnier de ce monde de tarés… Je ne savais plus qui j’étais, d’où je venais, si je manquais à quelqu’un…

Rester ici des années, jusqu’à ma mort, très peu pour moi ! Un sentiment d’urgence venu des tréfonds de mon subconscient me submergea soudain, m’arrachant un cri de révolte et de pure colère.

Sous les regards effrayés de Kendra et d’Antonin, je me relevais tel un possédé et saisis ma chaise à pleine main pour la propulser contre un mur. Sourd à leurs cris et suppliques, je courus hors de la salle commune pour me diriger vers le manoir. Sur ma route, je croisais les jumelles puis Thomas, dont les voix inquiètes résonnèrent dans mon dos. Je n’en tins pas compte, malgré la culpabilité qui commençait à serrer mon coeur, déjà mis à rude épreuve par ma vigoureuse foulée.

Sans ralentir, je bondis au dessus de la volée de marches, pour ouvrir la porte de l’austère édifice. Une fois l’escalier franchi, et le couloir avalé, j'atterris face à la vieille sorcière dont le regard me figea sur place. Compassion et compréhension dominaient le rictus figé sur son visage ridé, à travers des larmes silencieuses.

Mais même cela ne me fit pas hésiter plus de quelques secondes.

Comme poursuivi par le Malin lui même, je m’engouffrais dans la colonne de marbre gagnais en un temps record l’entrée de l’église souterraine. Face à moi, le Miroir dominait mon champ de vision de sa haute stature. Et sans laisser libre court à mes appréhensions, je courus vers lui, sans ralentir d’un iota lorsque je heurtais sa surface, dont la texture m’évoqua un drap de coton qui céda rapidement sous mon poids.

Je me sentis alors plongé dans une douce torpeur. Un voyage onirique, reposant, apaisant même qui prit fin lorsque mon visage heurta un sol froid et poussiéreux.

A moitié sonné par l’impact, je parvins toutefois à relever le visage, lorsque j’entendis un soupir désabusé. Face à moi une vieille femme au faciès aussi rabougri que sa silhouette voutée m’observait d’un regard peiné, aux cotés de jumelles silencieuses. Mains réunies, les deux soeurs tournèrent leur attention vers un jeune homme qui s’agenouilla à mes cotés, avant de poser une main amicale sur l’épaule.

  • Te voilà enfin, numéro 17… Sois de nouveau bienvenu chez toi. Nous sommes venus t’escorter jusqu’au village avant que notre dirigeante, Kendra, ne t’explique la situation.

Mais de quoi parlait ce parfait inconnu ?! Je ne l’avais jamais vu, ni lui ni les autres personnes présentes !

Encore très affaibli par mon mystérieux voyage, dont je ne gardais qu’un souvenir embrumé, je laissais le jeune homme m’aider à me relever. Je tournais alors machinalement le regard vers l’arche par laquelle je venais de sortir, et fus surpris d’y apercevoir mon image. Je poussais alors une exclamation de stupeur à la vue de la petite cicatrice similaire à de la cendre qui courait de mon menton à ma joue.

Totalement hypnotisé par le reflet de ce stigmate, je ne parvins à réagir que lorsque des doigts noueux se posèrent sur ma nuque pour m’obliger à me détourner du miroir encastré dans l’arche aux dimensions imposantes. Mon regard confus plongea alors dans celui de la vieille femme qui m’adressa un murmure de ses lèvres gercées.

  • Bon retour de l’avenir, mon garçon…

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