LA MAISON DE GLACE *** II ***

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— Tu veux donc dire que le peuple m'appellera Régente Saranthia pendant que tu parcourras l'univers ?

Lilas acquiesça avant que sa cousine ne lui réponde, un sourire malicieux accroché à ses lèvres.

— Quelle idiote refuserait un tel honneur ?

Elle leva son verre avec un sourire radieux. La pièce sembla se remplir d'une énergie nouvelle, comme si un poids invisible venait de se lever. Un soulagement partagé envahit l'espace, tel un souffle reprenant après de longues minutes d'apnée. Lilas, ravie, laissa sa tension se dissiper. Saranthia, elle, sembla accueillir sans crainte, le rôle royal que sa cousine lui proposait. La Régente se dessinait déjà sous leurs yeux, prête à embrasser son destin, à porter le fardeau d'un royaume tout en acceptant la mission qui l'attendait.

— Allez, assez de paroles. Buvons !

Alors que le repas se poursuivait sans encombre, l'ancienne mineuse décida de faire plus ample connaissance avec quelques membres de l'équipage. Son regard se porta tout d'abord sur Houda. Elle restait en retrait, comme une pièce rapportée.

Peut-être un dommage collatéral dans cette histoire ? Kybop ne savait pas...

La seule différence entre Houda et Guitry, c'était qu'elle était utile. De manière concrète, elle pouvait vraiment apporter quelque chose en tant qu'astrophysicienne. Guitry, lui, ne faisait que distraire avec des blagues douteuses. Un sourire se dessina sur ses lèvres rien qu'à le voir faire le clown. Mais en réalité, ce n'était pas si mal. L’idée de mourir dans cette mission un sourire accroché au visage lui parut plus rassurant.

Elle eut envie de s'installer à côté d’Houda, de papoter sans pression, juste pour changer un peu de l'atmosphère tendue. Houda n'était pas une princesse, ni une Sang-Rouge elle n'était rien de tout ça. Elle s'était juste retrouvée là, au mauvais endroit, au mauvais moment.

— J'peux me mettre à côté de toi ?

Houda tourna la tête, surprise.

— Oui, bien sûr, installe-toi.

Visiblement, elle n’était pas mécontente. Avec un certain entrain, elle tapota le canapé pour inviter Kybop à s’y installer.

— J'ai tellement faim... Je pourrais avaler un poulet d'Astrageon entier !

Les poulets d'Astrageon, ces géants de la galaxie du Sextant, étaient aussi gros qu'un mouton et aussi stupides qu'un Glatorien.

— Avec des petites pommes de terre, cuites dans son jus.

Ses yeux brillaient d'appétit. Elle était drôle, malgré elle. Houda Monty avait ce côté un peu naïf, toujours enjouée, prête à s'amuser mais qui, sans le vouloir, les embarquait souvent dans des situations improbables. Fyguie pouvait en témoigner. Elle dégageait une énergie rassurante qui donnait envie de la suivre, quitte à le regretter.

Kybop décida d'en savoir un peu plus sur la rouquine au teint ambré. Il était temps de savoir d'où elle venait.

— Tu es née sur Terre II ?

— Non. Je suis née sur Hasture, mais j'ai grandi sur Duta.

— Hasture, la planète des cerveaux ?

Houda éclata de rire, sans retenue.

— Eh oui...

— Pourquoi Terre II, alors ?

— J'ai suivi un garçon. Et puis il m'a quittée. Une histoire banale d'amour déchu ! Mais j'adore Terre II. Durian est une ville sans chichis. Sur Hasture, j'avais la pression tout le temps. Duta, pas mieux... Toujours à devoir être à la hauteur des attentes de ma famille... C'était ennuyeux à mourir...

— Personne n’a jamais rien attendu de moi. Jusqu’à ce que je monte à bord de ce foutu rafiot interstellaire…
— Estime-toi heureuse, souffla Houda. Les attentes des autres, si tu commences à y accorder de l’importance, c’est une vraie prison. Tu finis par oublier qui tu es.

Le regard de Kybop se perdit un instant dans le vide. Elle, qui n’avait jamais eu de famille, à part Guitry, réalisait qu’elle s’était construite sans aucun modèle. Elle était le produit d’une vie qu’on lui avait imposée, certes, mais personne ne lui avait jamais dicté comment se comporter, quoi faire, ou qui être. Et malgré tout, elle ne savait toujours pas si elle devait s’en réjouir… ou le regretter.

— Et cette famille, qui sont-ils ?

— Mes parents. Diago et Félira Monty, répondit Houda.

Ces noms lui parurent étrangement familiers.

— J'ai déjà...

— Entendu ces noms, oui, l'interrompit-elle en levant son verre. Mes parents sont des superstars.

Elle semblait agacée par cette idée et son visage se déforma en une moue enfantine boudeuse.

— Pourquoi ça ?

— Leurs inventions, leurs découvertes, tout ça... Maintenant, ils sont dans la politique. Ce sont les deux Guidants d'Hasture.

Les Guidants étaient des sortes de gouverneurs, des figures de pouvoir. D'autres communautés les appelleraient peut-être rois, présidents, voire prophètes. Finalement, Houda n'était pas aussi ordinaire qu'elle le laissait croire.

Décidément... jura Flokart intérieurement.

— Et ils savent que tu vas sauver l'univers ? taquina Kybop.

Houda haussait les sourcils, un sourire espiègle aux lèvres. Elle lui donna une tape dans le dos et éclata de rire.

— Oui, je leur dirai ! Quand ce sera fait !

Elles rirent encore un peu, jusqu’à ce qu’un bruit sourd résonne dans la pièce. Kylburt, le molosse de Zoldello, s’approchait à son tour. Kybop savait que, derrière son allure rustre et son mutisme, se cachait en réalité un sacré rigolo, du moins, c’est ce que lui avait confié la princesse, lors de leurs nombreuses petites discussions sur le pont du Piros.

Mais en ce moment, depuis la mort du roi, il semblait ailleurs, complètement absent. Elle se leva, laissant Houda sur le canapé, et s’approcha lentement de lui. Arrivée à sa hauteur, elle posa une main prudente sur son épaule, avec la même précaution qu’on prendrait en contournant un cheval pour éviter un coup de sabot.

Il tourna la tête, le regard un peu perdu. Il la vit et lui sourit simplement.

— Désolé, je risque de ne pas être de bonne compagnie, confia-t-il sans réserve.

— Pas de souci. Tu as de bonnes raisons. Moi, je ne le suis jamais. Même dans mes bons jours.

Un rire discret s'échappa de ses lèvres.

— Je n'arrive pas à me dire qu'il n'est plus là, confia-t-il soudainement.

Ses yeux se posèrent sur son assiette vide.

— Le roi ?

— Oui. Il était un peu comme un père pour moi. J'ai grandi dans ce satané palais... Quand mon père est mort, au large de Zoldello, il a pris le relais. Il s'est occupé de mon éducation. Gotbryde m'a offert des opportunités. J'aurais pu mal tourner, mais grâce à lui, je suis devenu l'homme que je suis aujourd'hui.

Elle reconnaissait la sincérité dans ses mots. Kylburt ne bluffait pas, il parlait avec le cœur.

— T'es un chanceux, toi, t'as eu combien de papas ?

Il rit encore, un peu plus fort cette fois.

— Et toi ?

— Je n'en ai pas eu. Ni de vrai, ni de substitut. Juste Guitry.

— C'est un type bien.

— Oui. Le meilleur, affirma-t-elle avec certitude.

Kybop tourna son regard vers son meilleur ami et le surprit en train de blaguer, gesticulant dans tous les sens. Elle osa à peine imaginer ce qu'il était en train de raconter comme âneries.

— Sache que tu peux compter sur moi ici. Je t'apprécie.

Il lui tendit la main, et elle la lui serra sans la moindre hésitation. La sienne disparut presque dans la paume de Kylburt, immense. La chaleur de cette poignée la rassura. Malgré sa méfiance naturelle, Kybop percevait en lui quelque chose d’apaisant. Une forme de chaleur fraternelle. La présence silencieuse d’un homme profondément bienveillant.


MAISON DE GLACE- ESCALIER

Plus tard dans la soirée, Lilas s'était isolée dans un escalier, loin du tumulte du repas. Appuyée contre un mur froid, les yeux perdus dans le vide, elle pouvait presque entendre la voix de son père, comme un écho lointain. Les souvenirs de son rire, la frappaient telles des vagues acérées s'échouant sur les rochers. Elle ferma les yeux et resserra ses bras contre elle pour se réchauffer, tentant de chasser ces réminiscences qui la remplissaient de chagrin. Se pensant seule, elle laissa échapper quelques larmes, bien à l'abri des regards.

Soudain, la porte s'ouvrit avec un grincement, et Saranthia fit irruption en plein milieu de ce moment de vulnérabilité. Voyant sa cousine s'effondrer face à une peine qu'elle ne connaissait que trop bien, elle ne put s'empêcher de lui offrir son soutien. Lilas s'en saisit et se réfugia dans ses bras, sa voix tremblante la mettant en garde.

— Tu dois prendre la Régence en ayant connaissance de ce qu'il se passe. Je veux que tu puisses te protéger autant que possible. Je ne me pardonnerais jamais qu'il t'arrive quoi que ce soit.

La nouvelle Régente empoigna les mains fébriles de sa cousine.

— Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi. Comme tu l'as très bien dit, le peuple m'apprécie. Je serai peut-être tranquille assez longtemps avant de subir quelque offense. Cela me laisse un temps précieux pour me mettre à l'abri.

— Méfie-toi des étrangers, d'accord ? La confrérie des Sang-Rouge, tapie dans l'ombre, tente de nous faire taire.

— Pour faire taire quelqu'un, il faut déjà qu'il ait quelque chose à dire, Lilas. Mon ignorance est dans mon intérêt. Ne me révèle rien, je ne veux rien savoir. Tu me raconteras tes aventures lorsque tout cela sera derrière nous.

Saranthia posa l'une de ses mains sur la joue de Lilas.

— Je prendrai le plus grand soin de Zoldello en ton absence. Tu peux partir sereine.

Saranthia garda son regard fixé sur Lilas un instant, comme si elle cherchait à y lire une promesse tacite. Puis, d'un geste, elle retira sa main et se tourna lentement vers la fenêtre, où les étoiles scintillaient dans l'obscurité lointaine de l'univers.

— Va, Lilas. Fais ce que tu as à faire. Je serai prête à te suivre quand le moment viendra.

Lilas, les épaules légèrement plus légères, hocha la tête. Elle savait qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible, mais l'assurance dans les yeux de Saranthia lui donna une étrange sérénité.

PIROS - CELLULES

Guitry, bien éméché, s’était éclipsé de la soirée pour ramener à manger aux officiers, sur ordre du Conseiller Kydine. Son ton était enjoué, presque amical.

— Bonjour à vous !

L’officier Milo Kal et sa supérieure sursautèrent, surpris par cette visite nocturne.

— Faites-nous sortir de ce trou ! ordonna Kal, tendu.

— Désolé, les gars, ce n’est pas ce qu’on m’a demandé. Je suis juste là pour remplir vos panses.

— On ne veut pas manger, on veut sortir ! coupa sèchement la commissaire.

Ils étaient à bout, mais Guitry ignora leurs protestations.

— Je vous ai apporté un délicieux gratin de courges au cumin, offert par la nouvelle Régente de Zoldello.

— Écoutez… Guitry, c’est bien ça ? grogna Kal, tentant de contenir sa colère devant tant d’indifférence.

— C’est ça !

— On veut juste comprendre ce qu’il se passe ici. On est clairement hors de notre juridiction mais vous nous avez enfermés sans aucune explication. Nous sommes des agents de police, merde ! Pas des criminels !

L’ancien mineur releva le nez, soudainement plus sérieux.

— C’est impossible. Personne ne doit savoir où nous sommes.

— Pourquoi ?

Guitry parut résigné. Il comprit qu’il allait devoir parler.

— Vous avez un peu de temps devant vous ?

La commissaire inspira profondément, avant de répondre d’un ton chargé de condescendance :

— Nous sommes prisonniers dans une cellule d’un vaisseau inconnu, sur une planète lointaine. Du temps, nous en avons.

— Très bien !

Ravi de pouvoir se poser, il leur tendit des assiettes, un peu d’alcool, et s’installa comme si de rien n’était. Guitry passa une bonne partie de la nuit à leur raconter les tenants et les aboutissants de l’histoire. Les deux policiers, d’abord sur la défensive, se laissèrent happer par le récit, fascinés mais incrédules.

Au fil des questions, les contours de l’intrigue se dessinèrent peu à peu. De verre en verre, les trois nouveaux compagnons, de plus en plus loquaces, finirent par sombrer dans le sommeil.

L’Eltanien s’endormit dans la cellule, étendu sur le sol, la porte grande ouverte sur leur liberté. Milo, lui, s’était affalé contre le mur, son verre encore en main. Birland, quant à elle, s’était installée sur le lit, telle une reine dans son château.

Voilà que l’équipage comptait désormais deux nouveaux aventuriers. Sans oublier une Régente.

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