Chapitre 8 ∶ la jeune fille

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Une liane, plus grosse que les autres, déchire ma chemise, entaille mon torse nu de long en large. Pris d’une soudaine et incontrôlable douleur, je tombe au sol. Dans l’espoir d’apaiser cette brûlure vive, j’asperge la plaie, d’eau, avec la fin de ma gourde. A travers les branches, je distingue ce qui semble être une maison…je rampe sur le sol boueux, sans laisser mon ventre toucher…un village commence à se dessiner, des cabanes comme celle du vieil homme.

De hautes rangées d’épis de maïs vert cachent à moitié ces habitations, occupées, à en croire la fumée qui sort des toits. J’espère qu’eux n’ont pas besoin d’une personne à sacrifier…de toute façon je n’ai pas le choix. Depuis hier, les évènements se sont enchaînés malgré moi, presque décidés par une force mystique, un esprit de la forêt, capricieux et pervers. Mes moments de paniques, les décisions soudaines et irraisonnées que j’ai prises, tout m’a mené ici, vers ce qui est peut-être la seule tribu de cette partie-là de la jungle. Mon parcours est décidé d’avance, le pygmée m’a guidé jusqu’à ce point, à cette heure-là, pour me faire voir sa démarche singulière, me faire peur en voyant ses pas impossibles. Qu’avait fait Mickael pour mériter son sort ? Connaissait-il le chef ? Venait-il de la tribu ? Ou d’une tribu voisine ennemie ? Ce voyage n’a pas de sens, littéralement, rien n’est explicable. Je ne crois ni au hasard, ni aux forces mystiques, et, dans ce profond abandon de la raison, en arrive à douter d’avoir jamais vécu ces évènements.

Alors que je suis plongé dans des considérations métaphysiques, une jeune fille, jusque-là cachée par les épis, sors du champ, avec dans ses mains de quoi récupérer quelques kilos de grains. Je reste immobile, pétrifié par cette face enfantine, ces cheveux noirs et tombants, comme par une apparition divine. Elle a aux lèvres un sourire magnifique. Ce sourire qui dit à la fois, j’aime déraisonnement et je m’en fous du regard des gens. Celui qui permet d’être professeur d’anglais sans en connaitre la langue, antiquaire sans n’avoir jamais posé les yeux sur un bronze ancien. Ce détail de son visage envahit son corps, là rends agréable et douce, culottée et rebelle…elle est la réincarnation de ma grand-mère. J’en suis sûr désormais. Mon grand-père, lui, voulait renaître sous les traits d’une jeune bimbo blonde, prendre à revers son corps, vieux et lourd, sans grâce. Il a surtout dit ça pour énerver ma grand-mère, ou lui arracher un rire.

L’enfant, qui ne doit pas avoir plus de douze ans, m’examine de haut en bas, se rapproche, visiblement plus curieux qu’apeurée par ma présence.

- Jakaldj jdkks ? lache-t-elle sur un ton doux.

Au fond de ses yeux, je distingue nettement une envie irrésistible de vivre, d’aimer, d’aider, de créer, de mettre en marche cet élan vital dont parle Bergson. Elle ne semble pas liée à un sentiment purement juvénile, plutôt à un caractère intrinsèque, indépendant de la santé physique du porteur.

Je lui fais signe que je ne comprends pas, elle se dirige vers le village et m’invite à la suivre. Mon ventre gargouille, je n’ai rien mangé depuis le banquet d’hier soir. Les habitants portent le même pagne que le chef des Otombe. Et si c’étaient les chasseurs dont parle la légende ? D’abord inquiet, je remarque l’absence de viande et de poissons dans les plats. L’écorce d’arbre, facile à trouver, légère et résistante, est le matériel idéal. Tout au long du dîner, je tente de déchiffrer, en vain, les paroles échangées à table. En dehors de leur dialecte, ils ne parlent aucune langue. Je sors un carnet pour décrire le village où je me trouve, les plats, les expressions faciales. A la différence de l’ethnologue, mon prédécesseur, je suis un observateur muet et me dois, pour rendre mon rapport intéressant, de relater avec précision les étapes de mon voyage. Après avoir décrit l’arrangement spatial et le toit des malocas, je tourne la tête et découvre le visage enfantin de ma grand-mère. Sa voix porte, elle rit à gorge déployée et fait trembler les arbres. Elle est à la table des adultes, parle avec aisance et profusion. Les enfants, rassemblées à l’autre bout, s’endorment pour la plupart, la tête dans les bras et les bras étendues sur la table. Le diner se prolonge avec un concert de percussions et de cordes, les adultes dansent, délient leurs membres et tapent du pied le sol, comme pour entrer en communion avec la musique.

Je commence à avoir sommeil, l’envie de m’allonger sur un matelas et reposer mes jambes et mes bras, fatiguées et marquées par cette journée de course-poursuite.

Le lendemain, je me réveille à l’aube, range mes affaires en vitesse et, pour ne pas réveiller la tribu endormie, sors en silence de la maison. Pour rejoindre la gare, je vais faire le trajet dans le sens inverse. C’est ma seule chance pour sortir de cette jungle, je n’ai plus de guide, et…ils ne vont pas m’accueillir indéfiniment. Mon voyage se termine ici, le rapport sera court, mais précis, détaillant toutes les habitudes et les coutumes de la tribu Banjoi.

Alors que je suis en lisière de forêt, j’entends, derrière moi, une voix faible et continue, comme l’écho d’un lieu lointain et souterrain, le souvenir partagé d’un glorieux ancêtre. Je sens une présence confortable se rapprocher de moi, m’enlacer, surpris, je me retourne, c’est elle…ma grand-mère. Les yeux fermés, j’accepte son câlin, l’enlaces à mon tour, retrouve la chaleur de son corps. Des gouttes coulent le long de mes joues.

Je pleurs enfin.

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