Ruminations
Elle se rappelle alors son départ de l’île des Facirs et des Grandes-Volières.
Elle revoit son père, dans ses habits colorés de Citoyen confirmé, lui tendre l’ocarina et lui dire :
« Il est temps de dompter ton Volant, et de devenir une adulte, Narra. »
Le souvenir de ce visage buriné, de cette barbe mal rasée où s’enchevêtrent poils noirs et blancs, arrache à la jeune femme un sourire nostalgique.
C’était il y a un mois.
Le même jour, Alibi avait été convié à l’accompagner pour ce rite de passage vers l’âge adulte, avec le même objectif qu’elle.
Elle se remémore son air bougon, ses renâclements habituels, et sa mauvaise grâce chaque fois qu’on lui demandait de rivaliser avec une caste inférieure.
S’il échouait, il serait déclassé. Et il perdrait son nom de famille.
Elle revoit leur échange, lorsqu’ils poussèrent pour la première fois leur barque hors des quais de la Cité des Grandes-Volières.
Le jeune Alibi Volo s’était alors fendu d’une mise en garde équivoque :
« On rentre à deux, sur le dos de mon Volant. »
Elle sursaute lorsqu’une main se pose sur son épaule.
C’est Alibi, encore à moitié endormi, qui lui prend délicatement la lance des mains et l’invite silencieusement à aller se reposer.
Narra se rend compte qu’elle rêvassait depuis de longues minutes, terrassée par la fatigue.
Quelques instants plus tard, le duvet végétal l’ensommeille.
Lorsqu’elle se réveille, la rousseur matinale de l’ambre éclaire les cieux, jusqu’à l’enchevêtrement de toutes les branches dans le Cœur céleste du monde de Mer.
Narra ne sent plus la vase embourber ses pensées.
Elle s’assied lentement, préparant son corps au lever.
Alibi, appuyé sur sa lance plantée dans le sol, somnole debout, montant une garde très approximative.
Narra se souvient de la couleur de l’ambre à son coucher.
Clairement, elle a dormi plus longtemps qu’elle n’aurait dû.
Le jeune homme ne l’a pas réveillée.
Elle se redresse, puis va le tirer doucement du sommeil en frappant du doigt le sol à côté de lui.
Le bruit fait battre des paupières au garçon. Il passe une main sur son visage, frottant le duvet qui commence à durcir sur son menton. Comprenant qu’il a été surpris en plein sommeil, il tente de se redresser et bombe le torse maladroitement. Narra sourit en secouant la tête.
Avant qu’il ne puisse protester, la Facir montre du doigt la direction des deux tours-couveuses :
« On peut laisser la barque ici, et traverser l’archipel à pied.
- Et risque que des rame-libres nous le prennent ? Grommelle Alibi en mirant l’esquif, mon père va me tuer.
- Tu penses que le grand chef des Facirs pleurera la perte d’une barque ? Ironise Narra en se moquant de son coopétiteur.
- Je pense qu’il la pleurerait plus que son fils. Révèle-t-il d’un ton acide.
- Mais si son fils doit revenir à dos de Volant, comment peut-il espérer revoir la barque ? Fait remarquer sa compagne d’un trait d’esprit qui a le mérite de dérider un peu le jeune homme.
- Et bien si son fils revient à dos de volant, c’est à la jeune Narra Rect de revenir bredouille en pagayant. Conclue-t-il en tapotant l’épaule de sa compagne, le visage narquois, vendu, ça sera ton problème.
- Si sûr de toi ? »
C’est sur cet échange presque amical que les deux comparses s’engagent dans la traversée des gorges entre les îles suivantes.
Les précipices ne dépassent que rarement un mètre de large, tant les coquilles sont proches les unes des autres.
L’archipel prend l’allure d’un continent blanchâtre, couvert de coraux de surface et de bosquets de Poudreuses.
Narra contemple les couleurs brunes, bleues et vertes qui égaient les îles autrement tristes.
Elle se souvient de ses randonnées le long des berges boisées de la Cité des Volières, là où sa mère lui présentait les plantes et coraux. Elle se souvient du visage rond de sa mère, malgré sa minceur, et de ses tresses noires tombant sur ses épaules fines. Elle s’en souvient parfaitement, parce que c’est la dernière image qu’elle a gardée…
… Avant que sa mère ne disparaisse, portée par un Volant.
Narra espère encore la revoir un jour, sillonnant les cieux au-dessus d’elle, virevoltant entre les branches de l’arbre d’Ambre.
Parfois, quand elle lève le menton pour contempler le ciel, il lui semble voir un mouvement entre les veines célestes.
Et l’espace d’un instant, son cœur bat plus vite, croyant apercevoir le Volant écarlate de sa mère… et elle à son dos.
Cinq ans qu’elle y croit encore.
Les deux comparses atteignent un croisement entre trois grandes îles-coquilles. Alibi s’arrête, et Narra ralentit à son tour, ne comprenant pas ce qu’il cherche du regard. Elle scrute les environs, mais à part les deux tours-couveuses visibles au loin, ou le chant des Coronimas sous les flots, elle ne perçoit rien d’inhabituel.
Le garçon peste en regardant dans les eaux qui séparent deux des îles. Il passe la main dans l’écume au bord des berges, à la recherche de quelque chose qu’elle ne voit pas.
Elle s’abaisse à ses côtés et demande :
« Qu’y a t-il ?
- On suit les plumes du Volant, mais je n’en vois plus. Révèle-t-il en se redressant, appuyant ses bras sur ses genoux, ses mains couvertes d’écumes durcies, on va avoir besoin des Coronimas.
- Tu sais communiquer avec eux ? Demande la jeune femme, surprise de la suggestion de son compagnon.
- J’ai des notions, dit-il d’un air faussement modeste, en contemplant les fonds marins. »
Narra suit son regard.
Sous la surface, des lignes de coraux rouges et bleus se dessinent. Les polypes qui prolongent leurs squelettes calcaires se meuvent lentement, se redressant en un balancement hypnotique. Alibi les observe, silencieux, sourcils froncés, l’oreille tendue. Il perçoit un léger sifflement venant des profondeurs.
Puis, las d’essayer de comprendre à distance, il approche son visage de la surface et…
… y plonge la tête.
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