Le sommeil du Grand-Volant
Le monde de Mer est un océan sphérique.
Son ciel est contenu par ses eaux laiteuses, d’où jaillissent des veines d’ambre qui grimpent jusqu’à s’enchevêtrer dans un nœud céleste. L’ambre est chaud, lumineux et doré le jour, froid, terne et bleu la nuit.
C’est à cet arbre d’ambre que Mer doit son soleil. En cette soirée, son éclat est pâle. Ses branches nouées se reflètent à la surface de l’eau qui recouvre le monde. L’une d’entre elles ressemble à une voie tracée à même le glacis de l’océan.
Soudain, des coups de pagaies troublent le reflet.
Deux jeunes gens à la peau sombre et aux coiffes de plumes avancent silencieusement sur leur barque. Autour d’eux, de grandes coquilles brisées, de plusieurs dizaines de mètres de circonférence, flottent à la surface de Mer. Ils décrivent des arcs entre elles, veillant à ne pas les heurter de leurs pagaies. La femme de tête, le regard perçant, scrute les alentours. Ses oreilles tendues, elle veille à entendre le moindre bruit entre les coups de pagaies. Si concentrée sur son ouïe, elle bondit lorsqu’elle sent un choc derrière son crâne. Elle fait volte-face, sourcils froncés et lèvres retroussées sur ses dents serrées.
« Fais gaffe, Alibi ! »
Ses remontrances ont le volume d’un soupir et l’énergie d’une tempête. Le jeune Alibi, face à elle, ne se défausse pas et répond d’un cinglant :
« Ta tête était trop haute, Narra. »
Il sourit en haussant les épaules, faussement désolé. Elle s’apprête à lui donner la réplique lorsqu’un remou les fait tanguer. Les sens en alerte, les deux jeunes gens se tournent dans la direction des courants.
Entre deux îlots de coquilles, une plus grande bascule, visiblement contrainte par un grand poids.
Narra adresse des signes à son compagnon, désignant la coquille au centre de l’archipel flottant. L’esquif approche de l’île calcifiée. À proximité, la jeune femme tend la main pour saisir le bord, assurant une prise stable afin de permettre à Alibi de débarquer. La barque se soulève d’un côté quand l’homme parvient à poser pied sur la coquille. Narra se retient pour ne pas chavirer avec l’embarcation, puis se hisse rapidement à son tour.
Tous deux sur le sol blanc cassé — couvert d’une fine membrane de protéine qui colle sous leurs doigts et pieds — ils se tiennent immobiles, muets comme des tombes en contemplant ce qui se trouve au creux de l’île.
Lové sur lui-même, un long corps de plumes blanches, brillant encore dans la lumière du crépuscule ambré, se soulève au rythme d’une respiration lente.
Quatre doigts élancés, chacun terminé par de puissants ongles recourbés en lame de serpe, griffent doucement la membrane de la coquille. La bête est plongée dans un profond sommeil.
Les rectrices qui ornent son arrière-train frétillent en réagissant à ses songes. Les poils de ses plumes sont doucement bercés par la puissance de son souffle.
Sa collerette noire grimpe jusqu’à la base de son bec long d’un mètre, courbé en pointe comme un crochet prêt à déchirer ses proies.
Long de probablement dix mètres, le Grand-Volant qu'ils traquaient est à portée de main.
Posant son doigt sur ses lèvres, la jeune femme sort de son pagne de plumes tressées un curieux instrument. Fait d’une conque dans laquelle des trous ont été percés, un bec naturel lui permet de souffler et de faire surgir des notes par les orifices.
Narra tient fermement son ocarina entre les doigts.
Alibi saisit la lance dans son dos et se décale, contournant la créature, prêt à intervenir si nécessaire.
Les cheveux noirs et bouclés de la jeune femme tombent autour de ses épaules et frémissent lorsque le souffle chaud du Grand-Volant prend sa tête. Elle pince ses narines et se fait violence pour supporter son haleine putride.
Elle porte l’ocarina à sa bouche et pose délicatement ses lèvres sur le bec.
Sa mère lui avait toujours dit que l’intention comptait plus que les notes ; que l’esprit, plus que la maîtrise, séduirait le Volant.
Le souffle de Narra n’est qu’un mince sifflement, qui s’engouffre dans le bec et caresse la surface intérieure de l’ocarina. Les notes s’échappent des orifices et s’élèvent vers le ciel sans nuages, glissant entre les bras d’ambre froids jusqu’à l’autre côté de Mer.
Alibi agrippé à sa lance, sent les poils de ses bras se hérisser. Un frisson traverse son échine sans qu’aucune brise n’en soit responsable.
Ces mers ne connaissent de vent que le souffle des hommes…
… et les battements d’ailes des Volants.
La créature sort de son sommeil d’un bond, se redressant brusquement sur ses longues pattes.
Elle écarte ses ailes et hérisse ses plumes comme un prédateur en furie. Mais aucun son ne franchit son bec, pourtant grand ouvert.
Narra continue de souffler dans l’ocarina, bien que ses doigts – moites de sueur froide – glissent sur l’instrument. Elle ne cessera de jouer tant que le Volant ne l’y contraindra.
Mais la créature claque des ailes dans l’air.
La bourrasque est si puissante que la jeune femme défaille et laisse échapper l’ocarina qui rebondit sur la coquille.
Alibi se rétablit comme il le peut et tend sa lance en direction du Volant.
Mais l’oiseau claque à nouveau des ailes, se cambre, puis s’élève dans les airs.
Son envol fait chanceler l’île, désarçonnant les deux jeunes gens qui s’effondrent dans le tumulte.
Les battements du Grand-Volant, s’élevant dans la nuit, continuent de perturber les flots pendant de longues secondes.
Recroquevillés sur eux-mêmes, les deux traqueurs attendent que la tempête passe.
Il ne reste bientôt plus du Volant que l’écho lointain de son vol et des plumes orphelines tombant lentement. Narra voyant les vestiges du passage de la créature tapisser le sol, ose enfin relever la tête et regarder les cieux.
Le calme revenu, seulement troublé par le chant discret des coraux sous-marins, lui rappelle qu’il faudra reprendre la traque.
Des jours encore à pagayer, marcher et poursuivre le domptage du Grand-Volant le plus caractériel de l’Archipel des Longues Coquilles…
… en espérant que les Rame-Libres ne le séduisent pas avant eux.
Alibi est déjà debout et marche prudemment sur le sol calcifié, grognant entre ses dents :
« Je joue la prochaine fois, dit-il d’un ton agacé, il semble que la grande Narra ait du mal à séduire sa proie.
— Et tu penses que ton égo t’aidera à faire mieux ? »
Le regard sombre, Alibi s’esclaffe, puis commence à gravir la pente pour regarder au-delà de la coquille. Il observe le Grand-Volant disparaître entre deux tours-couveuses en ruine.
Il penche la tête de côté et renâcle en constatant que les eaux deviennent de moins en moins praticables pour la barque : trop d’îles, trop d’obstacles.
« Faudrait déjà qu’on le retrouve, dit-il en baissant les yeux vers la surface de l’eau et voyant une longue plume flotter dessus. Au moins il nous laisse une piste.
— Regagnons la barque, déclare Narra, déjà lasse du chemin à venir. »
Ils reprennent la mer. La jeune femme repousse la barque du bout de sa pagaie de corail et ils entament la longue traversée qui serpente entre les îles.
L’obscurité rend les eaux encore plus troubles. Sous la surface, ils distinguent les veines d’ambre courant dans les fonds marins, révélant l’éclat luminescent des coraux.
Pour lutter contre le sommeil, Narra reste concentrée sur l’effort.
La brûlure dans tout le haut de son corps l’empêche de somnoler. Derrière elle, plus robuste et endurant, Alibi donne de puissants coups de pagaie, mais plus irréguliers. S'il est plus puissant, il est aussi moins discipliné. Il pique du nez par intermittence, sombrant dans le sommeil malgré lui.
Exténué, le duo maintient son cap jusqu’à ce que les îles se rapprochent au point de rendre les gorges impraticables.
Narra scrute les alentours et, dans le peu de lumière que renvoie l’ambre céleste, aperçoit une longue plume claire posée sur une île. Ils s’arriment à une coquille plus stable et s’approchent de buissons de Poudreuses qui poussent là.
Ces agrégats de fibres végétales s’amalgament en formations nuageuses que les habitants de Mer récoltent pour en faire du tissu. Ils constituent aussi un lit naturel apprécié, malgré l’odeur rance à laquelle il faut s’accoutumer. Ce n’est pas le plus reposant des sommeils, mais cela reste plus confortable que la barque de corail ou le sol nu de la coquille. Narra constate d’un coup d’œil la mine fatiguée de son compagnon, elle lui tend la main pour qu’Alibi lui donne sa lance. Le jeune homme comprend immédiatement. Lorsqu’il finit de se blottir dans le buisson le plus bleu du bosquet, son « merci » n’est guère plus qu’un souffle que la sentinelle n’a pas besoin d’entendre.
Narra s’assoit au bord de l’eau et scrute les environs, attentive à toute menace éventuelle.
Les flots demeurent calmes. Seule la barque continue de tanguer, encore prise dans le souvenir du voyage.
Pendant plusieurs minutes, Narra faillit à son devoir de guet et se laisse bercer par le mouvement hypnotique de l'embarcation.

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