La Collecte des Mots 

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Tommy et moi, ça fait quarante jours qu’on est là-haut. Quarante jours qu’on se gèle sur ce glacier.

Assis devant ces deux foutues portes, que je ne peux plus encadrer.
Et en quarante jours, on ne nous a donné que seize mots.

Seize pauvres petits mots.

Debout devant nous, un couple se serre l’un contre l’autre. Ça fait longtemps qu’ils attendent. Leurs visages sont rouges de froid.

Avec un signe de tête, je les invite à parler.

— Mère, murmure la femme.
Aussitôt, je roule des yeux, parce que ça m’agace.
— Sans rire, c’est le quatrième “mère” qu’on nous donne aujourd’hui ! Arrêtez avec mère, tout le monde le connaît déjà celui-là ! Pas vrai, Tommy ?
— Vrai.
— C’était peut-être même le tout premier mot dont on s’est rappelé ! Pas vrai, Tommy ?
— Vrai. En tout cas, ce n’était pas saperlipopette. Celui-là, il m’a scotché.
— Le scotch, c’est pour accrocher des trucs.
— Ah oui, c’est vrai ça.

La neige recommence à tomber. Le couple a l’air effondré.
Il n’y aura pas de ration pour eux.

C’est la règle : pour avoir de la nourriture ou des couvertures, il faut donner un mot.

Un mot nouveau. Un vrai. Un qu'on n'avait pas encore retrouvé.

Je leur souhaite tout de même bonne chance pour la descente, parce que je culpabilise de m’être agacé, et que s’ils mouraient de froid ou de faim sur le glacier, je m’en voudrais.

Je souffle à l'attention de mon camarade :
— Une autre musique, ça ferait quand même du bien.
J’en ai marre de celle du mot mère. Même les portes derrière moi ne vibrent plus.
Elles la connaissent, la chanson. Pareil pour maman, madre, mama
C’est sûr que quand on nous a donné vertige, constellation ou encore lucioles, les portes ont sacrément aimé ! Moi aussi d’ailleurs.

Ces deux grandes portes enfoncées dans le glacier devant lesquelles nous sommes postés, Tommy et moi, depuis quarante jours, réagissent à la sonorité des mots.

Un jour, avec le bon mot, elles s’ouvriront.

Un homme approche. Je le reconnais aussitôt.
— Arthur, t’as pas intérêt à avoir inventé un nouveau mot ! Tu connais les règles.
— Je me sais de celui-là, j’en suis sûr !
— Tu dis ça à chaque fois. Et moi, je me sais jamais de tes mots. Pas de ration pour les mots sans musique.

Arthur reste planté là, son mot bloqué dans la gorge.

C’est un gentil type, mais il parle pas bien et essaie toujours de nous entourlouper (marrant ce mot-là).
— Allez, on t’écoute…
Je suis déjà énervé, parce que je sais qu’il a la tête aussi vide qu’un… qu’un quoi, d’ailleurs ? Qu’un escargot ? Non, ce n’est pas ça. L’escargot, c’est la limace avec la tente sur le dos. C’est agaçant, cette foutue pensée-vide. Cette mémoire à trous.

Arthur hésite, baisse les yeux. Je l’observe.

Il me fait pas bien au cœur, avec ses vieilles guenilles.
Avec son manteau déchiré, et ses mains enroulées de pansements pour guérir ses blessures de froid.

La montée du glacier prend deux heures. Elle n’est pas facile.

Je dirais bien deux mots à celui qui a placé ces fichues portes là.

Mais ça, on ne le sait pas.

Arthur semble plus nerveux que d’habitude.

Les gens attendent derrière lui.

Alors, il parle :

— Souvenir.

Il le souffle comme si c’était un secret.
Et… le silence. Comme si le vent et la neige s’étaient arrêtés pour écouter.
Les portes se réveillent dans mon dos.
Une vibration, profonde et sonore.
Je relève brusquement la tête.
— Tommy ?
— Je l’ai sentie, oui.
On fixe tous les deux les portes. Comme d'habitude, une légère lueur bleue apparaît.

Elle semble venir de l’autre côté.

Une seconde, deux secondes, dix secondes.

Elles restent scellées.
Ce n’était pas la bonne clé, mais c’était une note juste.
— Bravo Arthur ! je m'écrie malgré tout. Ça faisait longtemps qu’on n’avait eu une musique de mot comme ça ! Qu’est-ce qu’elle est belle… Pas vrai, Tommy ? Sou-ve-nir. Souvenir.

Je répète le mot, parce qu’il est agréable sous ma langue, et je sens aussitôt qu’il est important.
Tommy le prononce aussi, plus doucement. Il a froid, sous sa capuche saupoudrée de neige.

Il n’est pas bien, depuis quelque temps. Il faut dire que quarante jours là-haut...

Tommy, c’est sa quatrième fois.

Moi, ça fait bien plus.

Dans la file, j’entends des gens répéter le nouveau mot. Par petits morceaux. Et le comprendre.

Comme à chaque fois, la mémoire collective se réveille. Et derrière moi, les portes vibrent de satisfaction.

Je la note dans mon carnet :
Souvenir – tonalité longue – vibration forte – essentiel

Je n’écris pas vraiment les mots. Pas comme avant.

Je crois.

Je les note pour ce qu’ils font dans l’air. Pour moi. Je dessine leur musique, la vibration qu’ils laissent.

Parfois, je me demande si tous les mots qu’on entend sont vraiment retrouvés par les personnes qui nous les donnent.

Peut-être que certains ont juste bien écouté dans la file.

Ou qu’ils les ont ramassés en chemin.

Comme si un mot pouvait flotter dans l’air et qu’il suffisait de lever le bras pour l’attraper.

Mais est-ce que c’est pareil ? Est-ce qu’un mot garde la même musique si on ne l’a pas vraiment retrouvé soi-même ?

Je ne crois pas.

Je crois que les portes savent faire la différence.

Au moins, quand les collègues viendront prendre la relève demain matin, on aura retrouvé une jolie musique.

Quarante jours. Dix-sept mots.

Un seul essentiel.

Je contemple notre grand panneau enfoncé dans la neige, celui qui marque le bout du chemin jusqu’en haut du glacier.
« Collecte des mots ».

Moi, ça fait cinq ans que j’ai été recruté par La Clé.

Enfin, je ne suis pas certain, parce qu’on a longtemps manqué de calendrier.

Depuis cinq ans, je monte tous les trente jours, pour des gardes de quarante jours.

Si j’ai bien compté, demain, je terminerai ma vingt-deuxième garde.

En tout, j’ai récupéré trois cents deux mots.

Trois cents deux mots.

En cinq ans.

On aurait pu croire que les mots reviendraient plus vite.

Mais non.

Ils prennent leur temps.

Avant le Grand Vide, je devais être historien ou linguiste, ou quelque chose comme ça.

Parce que les mots, même si je les sais pas, je les connais.

Moi aussi, ils me font vibrer. Comme les portes.

Comme Tommy, Martha, Matt et les autres de l’Organisation.

On n’est pas très nombreux, les musiciens.

Et avec tous les autres humains, on n’est pas très nombreux non plus.

Nous, ceux de La Clé, on est là chaque jour, à côté des portes.

On récolte les mots.

Et à chaque fois qu’on redécouvre un nouveau mot, c’est une secousse.

Parce que dès qu’on se souvient (il est vraiment bien celui-là) d’un mot, il renaît dans nos pensées-vide.

Il y a dix ans, au lendemain du Grand Vide, on ne valait pas mieux que des animaux. Attention, j’aime beaucoup les animaux. Surtout les chiens.

Mais ils n’ont pas de mots, eux.

Nous, on a passé les cinq premières années (peut-être) à errer et à mourir de froid et de faim. Nous n’avions aucun but. Nous étions vides.

Puis, des mots sont revenus.

On s’est souvenu des mots doux en premier. Ceux qui réchauffent un peu, même sans feu.

Des mots ronds dans la bouche.

Peut-être parce qu’ils faisaient moins peur que d’autres, qu’on ne savait pas encore.

Certains nous ont sauvés.

Organisation, ration, objectif, futur. Quand on s’est souvenu de ceux-là, tout a changé.

On a pu se regrouper.

Puis, quelqu’un a trouvé les portes.

L’Organisation, que nous avons fini par appeler “La Clé”, a trouvé des musiciens comme moi. Des personnes qui sentent la vibration des mots. Leur musique. Mais seulement des mots vrais.

Par exemple, je sais qu’étendue est vrai, et qu’édentue n’a pas de musique.

Le gros manteau que je ne quitte pas a un “C” pour Clé cousu sur le cœur.

J’y tiens beaucoup, parce je sais que ce que nous faisons est important.

Un vent glacial passe dans mes cheveux et me griffe les oreilles.

Mes yeux pleurent. Ma barbe commence à geler.

Il fait très froid sur notre terre.

Après les mots classiques : mère, faim, eau, marcher, jouerfroid est vite arrivé.

On l’a rapidement su, froid.

Je remarque que Tommy s’endort. Pourtant, le soleil est encore là, alors je le secoue. Je me lève et remarque à quel point mon corps est… stricte ? J’ai des résonances dans les pieds, et des petits marteaux au bout des doigts.

Je me dirige vers la grande tente que l’on partage avec Tommy.

Toutes les semaines, les autres de La Clé nous apportent des rations à distribuer.

C’est toujours triste quand on ne peut pas en donner. Alors qu’elles sont juste là.

Dans les camps, il y a de la nourriture. On la partage comme on peut.

Mais ce n’est pas suffisant. Jamais.

Alors, La Clé a décidé d’en garder une partie ici.

Pour faire remonter les mots.

Et même quand les gens se trompent, quand leur mot ne fait pas vibrer les portes… Ils ne demandent rien.

Ils redescendent le glacier, le visage gris, l’estomac vide.

Personne n’a jamais essayé de prendre les rations.

J’ai eu une idée, là-dessus.

Une théorie, même, pourrait-on dire.

Encore un mot que j’aime beaucoup, théorie.

Alors là voici : je crois que si personne ne prend les rations… c’est parce qu’on ne connaît pas la musique du mot pour le faire.

Mais ce qui est étrange, c’est qu’après avoir pensé à ça, j’ai eu très peur.

J’ai été pas à l’aise du tout, du tout.

Alors je me suis dit que je ne dirais jamais rien à Tommy. Ni à personne.

Et s’il y en a un mot pour ça, pour prendre les rations, j’espère que personne ne le saura.

Mieux : j’espère que personne ne s’en souviendra ! Merci Arthur pour ce mot formidable !

For-mi-da-ble. Même en pensée, certaines musiques sont agréables.

En entrant dans la tente, je prends une ration pour Arthur : un peu de nourriture et des vêtements.

Il l’a bien mérité.

Il n’est pas malade, cette fois-ci. Sinon, je lui aurais donné des médicaments.

Je saisis aussi une couverture pour Tommy, et une barre de force et de vitamine à lui faire manger.

Il est grand temps qu’il redescende du glacier.

Moi aussi.

Parfois, je crois qu’il vibre moins qu’avant. Comme s’il perdait de sa musique à lui.

Qu’il s’effaçait.

Pourtant, il est bien plus jeune que moi.

Moi, j’ai des traits autour des yeux. Des traits de sourire, on m’a dit.

Il doit bien y avoir un mot pour ça.

Lui, il n’a même pas l’âge d’avoir des traits.

Je ressors et lève les yeux sur les deux portes gigantesques qui se tiennent derrière nos chaises, et la file de gens qui attendent.

Ces immenses portes en pierre, aux dessins étranges, enfoncés dans le glacier bleu.

Et pour vivre, nous devons les ouvrir.

Tommy et moi, on écoute encore les gens le reste de l’après-midi.

Certains viennent confiants. D’autres, terrorisés.

Pourtant, on n’arrête pas de le rabâcher dans la file du glacier, et dans les camps :

“Les musiciens de la collecte des mots ne vous feront pas de peur si vous vous trompez”.

Moi, je m’agace un peu parfois.

Je ronchonne, c’est vrai.

Parce qu’entendre “ciel”, “rouge” et “table” dix fois par jour, c’est long.

Mais j’essaie d’être gentil. Compatissant, même, avec tous ces pauvres gens.

C’est juste que je les connais, les mots.

On les connaît presque tous, à force.

Au bout de dix ans.

Un grand type arrive devant notre stand.

Tout de suite, je remarque son regard particulier.

Je n’ai jamais vu de regard comme ça.

Sauf peut-être une fois.

Je l’ai dit, j’aime les chiens. Les chiens sont supers.

Mais ce chien-là, celui de mon souvenir (Arthur, comment a-t-on vécu sans ce mot jusque-là ?!), ce chien-là avait faim. Et moi, j’avais de la nourriture.

Il avait peur aussi : de moi et du monde entier, je l’ai vu.

Il avait de la douleur dans sa tête. Dans son corps.

Il n’était pas mon ami ce jour-là.

Le type devant nous, ce n’est pas mon ami non plus.

Il a les lèvres craquelées, comme Tommy et moi. Il ne regarde même pas les portes.

Et pourtant, c’est ce que font la plupart des gens. Parce qu’elles sont sacrément impressionnantes, ces portes. Surtout quand elles vibrent. Et que les rayons bleu ciel brillent tout autour.

Ce jour-là, avec le chien, je m’étais éloigné, par précaution.

Là, j’ai envie de faire la même chose.

Je ne sais pas pourquoi.

— J’ai un mot, il dit.

Sa voix est régulière. Mais il y a quelque chose dessous. Comme de l’eau noire sous une glace trop fine. Dans laquelle on peut tomber. Et mourir. Mourir, on s’en est vite souvenu… c’était pas marrant.

Marrant, en revanche, c’était drôle.

Et drôle…

— J’ai un mot, répète-t-il.

Tommy ne dit rien. Alors je prends la parole.

— On t’écoute.

Il inspire :

Frapper.

Le mot tombe comme une roche du glacier.

Il fracasse. Il me heurte.

Derrière moi, pas une vibration. Pas un frisson.

Rien.

Les portes sont silencieuses.

Elles n’aiment pas.

Moi non plus.

Je murmure :

— Pas de musique. Pas de ration.

Tommy remue sur sa chaise.

L’homme acquiesce tranquillement et s’éloigne. Il connaît les règles.

— Luka… chuchote Tommy à mon intention.

Il a les yeux rivés sur le type, qui descend dans la file.

Il croise une femme, emmitouflée jusqu’aux yeux.

Et là, il tend le bras. Il fait un geste.

Un truc sec, rapide. Pile dans le nez de la femme.

Elle vacille, recule d’un pas.

Du sang coule. Rouge sur la neige.

Personne ne bouge. Le type non plus.

Il regarde son bras comme s’il n’était pas le sien.

Ses yeux sont écarquillés en grand.

Le silence est immense.

On ne sait pas comment réagir.

Même la femme reste figée.

Elle se tient le visage.

L’homme semble bouger les lèvres, mais ne dit rien.

Soudain, il part en courant. Comme s’il avait peur.

Il glisse une fois, se rattrape de justesse, et continue.

Avant de disparaître dans le chemin.

La musique du mot se crée un chemin en moi.

Mon corps le comprend avant ma tête.

J’ai un goût métallique dans la bouche.

Je ne savais pas que c’était possible de tendre le bras et de…faire pas du bien.

Pas avec un outil.

Pas par accident.

Juste avec un mot.

Et un geste.

Le mot est là, dans l’air. Il ne s’en ira plus.

Tommy se lève lentement, ses yeux sont rouges.

— Il faut arrêter Luka.

— Arrêter quoi ?

— Arrêter tout ça, murmure-t-il. Arrêter la collecte des mots.

Qu’est-ce qu’il raconte ?

Le lendemain matin, Tommy a de la fièvre.

Je dois aller le secouer pour le réveiller. Il fait des cauchemars.

— Aller Tommy, je lui dis, la relève sera là dans la journée.

Cette nuit, il a beaucoup neigé.

Alors on sait que Matt et Martha ne seront pas là de sitôt.

Ils attendront que le chemin soit un peu plus praticable.

Parce qu’on ne met pas les musiciens en danger.

On est trop peu nombreux pour ça.

En poussant les volants de la tente, le soleil m’éblouit.

Tout est blanc, et la neige brille d’un millier de constellations.

Un mètre est tombé.

Soudain, j’entends des cris d’enfants au loin.

Trois petites silhouettes emmitouflées arrivent en courant en haut du chemin.

Ont-elles vraiment marché de nuit dans ces conditions ?

— Luka ! Luka ! crient les jeunes voix.

Aussitôt, je m’élance vers elles.

La plus petite, je la reconnais de suite : c’est Victoire, une des nièces de Martha.

J’ai toujours aimé son drôle de prénom.

Elle n’a que dix ans.

Pourtant, elle m’a donné plus de mots que n’importe quel adulte auparavant.

Elle est avec ses deux grandes sœurs.

Mathilde et Emma. Elles sont gelées jusqu’aux os.

Il faut que j’allume un feu.

— Venez vite ! je leur crie.

Un foyer a été construit près des tables des musiciens.

Rapidement, les flammes grimpent.

Les trois filles se serrent autour du foyer, les joues rouges, les mains tremblantes.

Je leur tends des boissons chaudes et des couvertures sèches.

Les deux grandes parlent en même temps, je ne comprends pas grand-chose.

Camps. Frapper. Homme. Maladie.

Je m'agenouille près de la plus jeune, restée silencieuse.

— Ça va, la petite Vic ?

Elle hoche la tête.

— J’ai un mot.

— Un mot pour arrêter la maladie dans les camps, ajoute Emma.

La petite Vic se penche légèrement en baissant la tête. Pas pour se cacher, mais pour être sûre que je l’entende bien.

Et elle dit :

 Défendre.

Elle le dit très clairement. Je sens qu’elle l’a porté de toutes ses forces pendant l’ascension.

Aussitôt, les portes vibrent, la lueur bleue apparaît. Aucun doute sur la puissante musique de mot. Plus vive qu’avec souvenir. Plus longue qu’avec constellation.

En moi aussi, il résonne. Son sens. Son importance.

Je serre doucement l’épaule de Victoire. Elle est glacée, mais droite.

— Merci, je souffle. Merci, petite Vic.

C’est un mot fort.

Un mot qu’on n’avait jamais entendu ici, mais qui existait déjà.

Dans nos bras tendus quand on retient une chute dans le glacier.

Dans nos mains délicates qui posent une couverture sur un corps endormi.

Dans le creux de nos ventres.

Il a toujours été là.

Je saisis mon carnet :

Défendre vibration longue – tonalité profonde – essentiel

Je relève la tête.
Victoire me regarde à nouveau, et cette fois, elle sourit.
Un sourire d’enfant, un peu fier, un peu inquiet aussi.

— Tu savais, que ce mot ferait vibrer ? je lui demande.
Elle hoche la tête.
— Depuis le mot d’hier… y’a des disputes. Des vraies. Y’a même un garçon qui s’est fait… (elle hésite) pousser. Fort.

— J’avais jamais vu de disputes comme ça, souffle Mathilde.

Moi, je ne vois pas bien à quoi ça peut ressembler, de vraies disputes, mais une chose est sûre, les filles ont peur.

Alors moi aussi.

Tommy sort, vacillant, couvert jusqu’aux oreilles, le front brillant. Il est encore fiévreux.

Il s’appuie à un piquet et m’observe sans dire un mot.

Il a entendu.

Je sais ce qu’il pense.

“Il faut arrêter Luka” m'a-t-il dit hier.

Je ne le comprends pas.

— Luka… chuchote Emma.

Elle tend le doigt.

Un bruit vient du chemin. Un grondement diffus.
Puis des silhouettes. D’abord floues dans le blanc. Puis nettes.
Un groupe.

Ils montent.
Des adultes. Des enfants.
Certains à bout de souffle.
Certains blessés.
Et tous avec le même air.
Grave. Urgent.

Parmi eux, deux visages me font un pincement.

Je cligne des yeux.

C’est Martha. Et Matt. Des musiciens de La Clé. Ceux de la relève.

Mais ils n’ont rien dans les mains.

Pas de caisses, pas de carnets

Ils ne montent pas comme d’habitude.

Ils montent… avec les autres.

Ils avancent lentement.

Matt boîte. Martha a la joue bleue.

Peut-être à cause du froid ?

Elle ne me regarde pas.

Ils sont comme des ombres.

Je reste figé.
Un homme passe devant moi en traînant une luge de fortune. Une vieille bâche pleine de couvertures. Ou de corps.

Je ne vois pas Arthur.
Je n’ose pas demander.

Personne ne parle.
Ils s’assoient, s’entassent autour du feu, contre les murs de neige, contre les portes même.
Je les regarde, un à un.

Tommy s’approche de moi. Il ne me regarde pas.

— Il faut arrêter, dit-il. La collecte. Il faut l’arrêter. Maintenant.

Je le dévisage.
Son ton n’est pas brusque. Il est grave.
Et plein d’un pressentiment.

— Tommy, regarde-les…Regarde-nous, il faut ouvrir les portes…
— Justement. Luka. Tu ne vois pas ? Frapper. Défendre. La mémoire n’est pas une ligne. C’est une avalanche.

Et là, je comprends ce qu’il craint.

Un mot en appelle un autre.
Et tous les mots ne sont pas beaux.

Victoire est toujours près du feu.
Elle observe les visages.
Et je vois, dans son regard, autre chose.

Elle s’approche et me touche le bras.

— J’ai un autre mot, Luka, me dit sa petite voix.

Tommy secoue la tête. Il désapprouve.

Moi je la fixe. Je n’arrive pas à parler.
Alors je hoche la tête.

Elle lève les yeux vers le ciel. Ou vers les portes. Je ne sais pas.
Puis elle dit :

— Hu… ma…ni… té.

Le mot chante. Doucement.
Il glisse dans l’air comme une caresse.

Et les portes s’ouvrent.

Je ne rêve pas.

Elles s’ouvrent.
Dans un souffle.
Pas un grincement.

Pas une explosion.
Juste un souffle.
Une lumière vive, chaude.
Plus chaude que tout ce qu’on a connu depuis dix ans.

Elle m’aveugle.

Je recule d’un pas. On recule tous d’un pas.
Je sens mes larmes glisser sur mes joues.

Je crois que je pleure. Mais je souris aussi.

Je souris avec tout mon corps, avec toute ma pensée-pleine.
Mon cœur bat la mesure.

Pourtant, je ne vois rien.

Pas encore.

La lumière est trop blanche.

Tout autour, le silence.

Et puis quelqu’un parle.

Derrière moi.

C’est une voix familière. Une voix que j’aime.

C’est Tommy.

— Violence.

Le mot claque.

Aucune vibration. Aucune musique.

Juste un bruit sec.

Comme une branche qui casse.

Comme un os qui se brise.

Je me retourne.

Tommy a les yeux grands écarquillés.

Il ne voulait pas le dire à voix haute.

Mais le mot était là, depuis des jours.

Dans sa fièvre. Derrière ses dents.

Son poing est serré.

Personne n’ose bouger.

Même la lumière semble suspendue.

Comme si les portes hésitaient.

Derrière la lumière,
Il y avait peut-être quelque chose.
Ou quelqu’un.
Mais le mot est entré en premier.

Et moi,

Je me dis,

Qu’on aurait peut-être dû s’arrêter.

Trop tard, on l’a retrouvé.

Celui qu’on aurait dû continuer d’oublier.

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