Chapitre 1

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« Je crois que notre projet peut se résumer assez aisément ainsi : c’est celui de finir l’œuvre du seigneur, restée mystérieusement incomplète. Nul ne peut croire que le créateur nous ai fait à son image : sinon, il y aurait toutes les raisons de penser qu’aujourd’hui, et depuis longtemps en vérité, Dieu est mort. D’une certaine manière, je dirais donc que notre mission a été de ressusciter Dieu. Sous une autre forme. »

Extrait de « La raison synthétique » du Pr. Edgar Lint, Livre I « Apologie », Introduction.

De sang et d’acier.

(1)

« Ambre ». Une puissante voix s’était insinuée au plus profond de son être : cet appel avait sonné comme une injonction, un ordre. C’était comme si à cet instant, la vie avait été insufflée dans cette légère ombre inanimée, et, péniblement, difficilement, elle s’éveilla. Il y avait dans son esprit comme un opaque brouillard, elle ne savait pas où elle était, ni d’ailleurs pourquoi elle était ici et son réveil avait été accueilli par un fort mal de tête : comme si elle sortait d’un intense et profond sommeil.

Elle ressentit à nouveau comme un lointain appel : elle ouvrit brusquement les yeux et, sans même l’avoir vraiment voulu, son corps étant comme entraîné, aspiré, elle commença à se lever. Elle était comme spectatrice, captive de son propre corps : non pas qu’elle fût opposée à l’idée de se déplacer, mais son esprit n’était tout simplement pas en état de commander, ni même de savoir ce qu’elle voulait vraiment. Les premiers pas furent douloureux : il y aurait eu pour un spectateur extérieur, l’image perturbante d’un être connaissant le concept théorique de la marche et ses mécanismes, sans être doté, paradoxalement, de l’expérience de la marche et de sa pratique.

Lentement, petit à petit, les pas se faisaient plus stables, plus constants, moins grossiers. Après quelques laborieuses minutes, elle arrivait enfin sur ce qui ressemblait à un quelconque lieu de culte : sur le mur du fond, au-dessus d’une sorte de passage d’où s’échappait une forte lumière blanche, des dorures représentaient un homme nu, les mains ouvertes et les bras légèrement repliés vers le haut. Il avait les traits grossiers et ignobles d’un dieu…

Près de la forêt d’Erion – ou de ce qu’il en restait – une ombre géante se dressait verticalement, déchirant les nuages : un monstre de verre et d’acier qui semblait ne jamais finir. L’immense édifice faisait plus de quatre cents mètres de haut et était couvert de vitres teintées, de sorte à ce que des regards intrigués ne puissent rien entrevoir. Il était situé légèrement en dehors de la ville, à quelques kilomètres, guère plus, mais à un endroit suffisamment isolé pour éviter des visiteurs indésirables. De l’arrière du bâtiment, un tunnel en fer continuait au loin, et sur un autre des côtés du bâtiment, un deuxième tunnel, en béton, plus épais, s’étendait vers une autre direction. Une épaisse fumée noire et une écœurante odeur de soufre sortait continuellement de la tour. Aux alentours du titan d’acier, se dressaient trois immenses clôtures, séparées chacune par cinq mètres de distances. Sur la troisième grille était fixée une plaque noire où l’on pouvait lire en caractères blancs distincts : « Ministère aux énergies et à la ressource Humaine, DEFENSE D’ENTRER. ».

Les lieux paraissaient désolés : le climat glacial et l’action humaine avaient transformé la nature luxuriante qui se trouvait aux alentours en cette bête moribonde, agonisante, aux griffes acérées, luttant pour sa survie. Le terrible froid qui régnait sur toute la ville avait rendu la vie végétale et animale très compliquée, la vie humaine, elle, restait très précaire, aussi, les environs avaient pris les airs macabres d’une nécropole. Mais la pesante présence du spectre de la mort ne suffisait pas à expliquer l’étrange atmosphère qui se dégageait des lieux : il n’y avait pas l’habituel paisible silence du repos éternel, mais comme une inquiétante voix sourde, un vague murmure froid, imperturbable et apathique.

Tout en haut de la tour, se trouvait une immense pièce sombre, qui n’était que doucement éclairée par quelques lumières bleues. La pièce était si faiblement éclairée et l'air si froid qu’on aurait pu se croire dans une énorme et lugubre morgue : assurément, la lumière n’avait pas pour fonction première d’éclaircir la pièce. Il régnait à l’intérieur une troublante atmosphère, froide, terne, fade, lugubre… l’endroit était exagérément impersonnel et quelconque.

En plissant les yeux on pouvait apercevoir, sur toute la longueur et la largeur de la pièce, d’innombrables colonnes d’appareils auxquels étaient reliés d’épais fils électriques, tout autour, une armée de‎ diodes vertes et bleues clignotaient de manière anarchique. En s’approchant d’un appareil, on remarquait que c’était un cylindre de verre épais, haut de deux mètre et demi, imposant, dont l’intérieur était empli d’une sorte de liquide transparent, légèrement verdâtre, où se tenait une forme immobile. Et c’est avec horreur que l’on apercevait, péniblement, par-delà les ombres, la forme familière d’un être humain… d’une femme précisément. Juste à côté, à peut-être 50cm, le dispositif était le même, et encore et encore... Ils étaient ainsi sûrement un millier. Ils avaient une taille adulte, des corps développées de femmes et d’hommes d’une vingtaine d’année, et étaient tous d’une très grande pâleur.

Leurs corps semblaient sans vie, comme déconnectés ; leurs yeux, ouverts, reflétaient les contours vides et creux d’un esprit consumé, brûlé, comme mort. A la base des appareils, dans une sorte de petit containeur, se trouvaient l’inscription : « Etherium 22 », ainsi qu’une bardée d’étiquettes rouges d’avertissements chimiques, juste au-dessus de l’armée de diodes clignotantes.

Plus loin, marchant vers la terre promise... La forte lumière blanche qui l’appelait, la happait au loin, brûlait sa fragile rétine, habituée à l’obscurité et à la forme des ombres. Ses pas, mécaniques et quasi automatiques, résonnaient comme d’immenses tempêtes en son esprit, s'ajoutant au brouillard et aux maux de tête. Quelques instants plus tard, cette puissante lumière blanche au loin se muait lentement en une bouillie rougeâtre, chaude, comme chaleureuse : ses rayons illuminaient paisiblement les parois du tunnel. Elle n’était plus vraiment captive de son propre corps, non, elle se mettait à marcher, et malgré la douleur croissante, avec enthousiasme et envie : tout lui hurlait dans son esprit de se ruer vers la lumière, au fond du tunnel d’acier. Ses pas se faisaient de plus en plus rapides : insistants, pressants.

Tout était blanc, partout. Une forte lumière encerclait la pièce, de sorte à ce que, pris à un endroit quelconque, le monde apparaissait infiniment grand, s’étendant sans fin, dans toutes les directions, comme si la réalité physique n’avait plus de sens… Mais les démons ont envahi le paradis : ne dit-on pas, d’ailleurs, que ce Diable avait été un ange ? Au loin, une mosaïque de rouge jurait radicalement au milieu de l’armée blanche qui avait pris la pièce d’assaut. Les yeux, comme par un réflexe impératif de survie devant cet enfer blanc, s’attachaient intensément à cette petite torche, faisant de cet endroit un point central de la pièce.

Attaché et debout, les yeux ouverts mais l’esprit clos, maintenu sur une croix de saint André et encerclé de machines, un homme – et d’autres à côté – se tenait là, à disposition de quelque force divine. Sa peau et les tissus graisseux avaient été méthodiquement retirés de chaque partie de son corps, de sorte que, totalement écorché, il ne restait plus que muscles, veines et articulations. Rapidement, pour éviter que les muscles ne meurent, en des points essentiels du corps, de fins tuyaux avaient transpercés différentes veines pour leur fournir continuellement le dioxygène dont ils avaient présentement besoin et y diffuser un liquide bleu vif visqueux.

Ensuite, méticuleusement, lentement, plusieurs machines venaient coudre de petits circuits électroniques en valadium à même la chair : elles s’immisçaient insidieusement dans le corps, mordant bout par bout les muscles, arrachant les tissus inutiles et tissant le valadium par le feu dans la forme. Parallèlement, un imposant mécanisme s’attelait à arracher, lentement et péniblement, les os qui composaient la cage thoracique : d’abord en détachant le sternum, puis les cartilages costaux, enfin en extrayant les différentes côtes, qui enserraient le torse. La manœuvre consistait à déplacer lentement les os en un mouvement de va-et-viens jusqu’à rupture. Une fois le torse libéré, celui-ci était ouvert à même les muscles, déchirés prudemment, les tissus se détachant doucement les uns des autres : les poumons et le cœur apparaissaient enfin. Les deux poumons étaient arrachés avec la trachée et les veines, laissant une mare de sang derrière le forfait. Le cœur subissait le même traitement, la valve pulmonaire ainsi que les veines caves supérieures et inférieures étaient sectionnés et, le cœur, s’agitant chaotiquement encore dans les mains froides et mécanique du tortionnaire, était dérobé. Plusieurs boitiers et une pompe métallique venait remplacer le tout.

Petit à petit, le tableau se dessinait et, de la flamme vive et puissante ne restait plus qu’une forme d’ombre grisâtre et sombre : un squelette de fer, une machine humaine. Les appareils avaient fini de tisser le valadium sur l’ensemble du corps et la matière synthétique avait remplacé la chair, le corps n’étaient plus qu’un assemblage de composants électroniques et de tissus artificiels complexes. Il ne restait plus que le cerveau et quelques veines : un système synthétique d’oxygénation du sang avait remplacé les poumons pour irriguer le cerveau. Enfin, une peau synthétique, plus résistante, venait renfermer le tout et cacher l’abjecte abomination. Dans une autre pièce étaient entassés les morceaux de chair et les organes corporels inutiles qui avaient été arrachés, déposés hideusement sur d’immenses containers, dans l’attente d’êtres brûlés, consumés par les flammes.

Elle était près du but : l’intensité de la lumière devenait insoutenable, l’attirant paradoxalement plus encore à elle. Enfin ! Le bout du tunnel ! Arrivée au bout, la lumière aveuglante avait totalement disparu et ses yeux, offensés par cette lumière, s’habituaient doucement à la luminosité ambiante. Lentement, l’éblouissement se dissipait et la forme usée, rongée par le temps, d’un immense portail en fer apparaissait : au-dessus se trouvait, en noir, l’inscription : « Nouvelle Elysia ». Portant son regard vers le bas, une vision d’effroi l’étourdit : Juste devant l’immense portail se tenait accroupie une légère ombre inanimée. On pouvait reconnaître une jeune femme d’une vingtaine d’années : son teint était blafard, ses yeux exorbités, sa langue sortait de sa bouche, elle nageait dans une mare rouge, et, autour d’elle, une armée de mouches lui tenait compagnie. La jeune femme était brune et ses yeux emplis de larmes rouges cachaient un iris vert, ses traits étaient fins, doux, beaux et ce regard désespéré et vide qu’on trouve chez tous les accablés avait laissé la place à cet air paisible que portent tous ceux qui sont retournés au néant. Elle tenait un revolver à la main et avait le crâne fendu, transpercé : au sol, éclatés, se trouvait des morceaux métallique synthétiques tachés de sang. Le liquide rouge sortait continument de sa tête d'où l’on pouvait entrevoir la matière grise, sous son crâne métallique brisé.

Ce n’était pas les démons qui avaient envahi le paradis, non, mais l’enfer qui avait englouti le monde et ses dieux, après qu’ils l’aient créé.

Fin du chapitre 1.

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