La pochette de disques

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Un trésor n’a de valeur que s’il demeure inaccessible. Dès lors qu’on le possède, il devient ordinaire.

Tu m’as si souvent répété cette phrase, frangin. Chaque fois que je réclamais d’emprunter un CD de ta collection. Chaque fois que je rêvais de mettre la main sur ta précieuse pochette.

Six ans d’écart, ça paraît dérisoire aujourd’hui. Mais le jour où j’ai touché à ce trésor pour la première fois, ces six ans représentaient un gouffre, une génération entière. C’était à la boum que tu organisais à la maison pour tes seize ans. J’en avais dix. L’alcool coulait à flots, les pétards circulaient de main en main, des couples se formaient et s’enlaçaient de tous côtés. Moi, je tenais la place que tu m’avais généreusement accordée : dans le coin du salon, derrière la chaîne hi-fi, je gérais l’animation musicale. J’étais aussi fier que si j’avais interprété moi-même, devant une foule en délire, les tubes de Queen et de Bob Marley, des Guns’n’Roses ou des Beastie Boys. Tout était nouveau pour moi : j’avais beau n’y rien comprendre, l’ambiance flairait bon la rébellion, l’insouciance, la liberté. Tu m’initiais à la vie, une drogue à laquelle je voudrais sans cesse regoûter.

Peu après, tu as obtenu ton permis de conduire. J’étais à la fois si fier de toi et si jaloux. Tu allais prendre ton envol, me laisser moisir seul à la maison dans l’abîme de l’âge ingrat. Heureusement, Papa et Maman t’obligeaient à me trimballer partout. Eux n’avaient pas le temps de m’emmener à mes cours de sport ou de musique. On était grands, ils disaient. Il fallait bien que tu rendes service en échange de la bagnole qu’ils t’offraient, répétait Maman chaque fois que tu grognais. En bon prince, tu te contentais de passer ta frustration en shootant dans un caillou et tu me laissais embarquer sur le siège passager de ta vieille 205 rouge.

Depuis notre campagne, la route était longue jusqu’à la ville – trente minutes de trajet. Nous aurions pu discuter tant et tant, mais quel sujet aurions-nous pu partager à ces âges-là ? C’est pourtant à cette place que j’ai vécu les plus grands bonheurs de mon adolescence. Sitôt le moteur allumé, d’une moue dédaigneuse, tu m’invitais à choisir la musique. Je feignais de tirer la gueule pour mieux te ressembler, mais tu n’imagines pas le bonheur qui m’habitait en parcourant les pages de ta gigantesque pochette. Quatre CD par pages ! Des centaines d’heures de musique, du rap au hard-rock, du reggae à l’électro. Rien à voir avec ma minuscule pochette restreinte aux sons naïfs de ma jeunesse prépubère. À tes côtés, enfin, je me sentais aux portes du monde des grands. Nirvana, Prodigy, Run DMC, AC/DC, Jimmy Cliff, Aerosmith, … : les seuls noms imprimés sur tes disques suffisaient à me faire voyager. À me sentir ton égal. Cinq minutes m’étaient nécessaires pour choisir l’ambiance du jour – le temps de rejoindre la grande départementale. Nous avions alors la durée d’un demi-album devant nous : c’était juste assez pour que j’atteigne les confins de mon imagination boostée par tes enceintes trafiquées.

Au début, tu me déposais au stade ou à l’école de musique et revenais m’y chercher deux ou trois heures plus tard. Mais plus les mois passaient, plus tu rechignais à faire des détours pour moi ; j’avais alors la chance de te suivre dans tes sorties. Par ma discrétion, j’espère m’être montré digne de cette faveur – tu ne m’en as jamais rien dit, on parlait si peu. J’aurais pourtant aimé recevoir quelques mots qui traduisent le sens de cette curieuse vie dont tu m’offrais un aperçu. Ton groupe de musique – mon prof m’obligeait à suivre des partitions quand vous jouiez sans rien –, tes potes avec lesquels vous ne faisiez rien d’autre que zoner – avec les miens, on avait toujours un ballon ou un paquet de cartes pour tuer le temps –, le lac où tu allais frimer sans jamais pouvoir conclure – sauf cette fois où tu as disparu vingt minutes avec une fille derrière le local poubelle, m’abandonnant dans l’eau trouble.

Au retour, on laissait filer la deuxième moitié des disques. Je les trouvais toujours plus mélancoliques que les premières pistes ; j’ignore si cela venait des questions qui alourdissaient mon esprit après avoir partagé un brin de ta vie ou si les albums étaient composés ainsi. Arrivés à la maison, je jetais un dernier regard à ta pochette, hésitant chaque fois à demander si je pouvais te l’emprunter. Seul l’obscurité de ton regard me répondait. Un trésor n’a de valeur que s’il demeure inaccessible. Dès lors qu’on le possède, il devient ordinaire. Tu l’emportais alors sous le bras et disparaissais avec.

D’ailleurs, maintenant qu’on est là, tu peux me l’avouer : où la cachais-tu ? Dans mon impertinence, j’ai maintes fois cherché à m’en emparer sans jamais la trouver. Non, ce n’est pas la tempête qui a cassé la vitre arrière de ta 205 – c’était moi, mais ta pochette n’était pas sous son siège habituel. Non, ce n’est pas Maman qui a mis ta chambre sens dessus dessous pour dénicher un obscur papier d’identité – c’était moi, et je n’ai pas rencontré ce pour quoi j’étais venu. Tu n’imagines pas à quel point j’ai pu la désirer, à quel point j’ai voulu vibrer au rythme de tes CDs rien qu’en les tenant entre mes mains.


Aujourd’hui, enfin, le trésor est mien. Je sais que ces musiques se retrouvent facilement en ligne, que je pourrais les télécharger et les graver, les écouter sur des supports plus modernes. Je gagne assez d’argent pour racheter chaque disque, quitte à payer le prix fort pour obtenir les derniers exemplaires en circulation. Mais ça n’aurait pas la même valeur que tes CDs dont je connaissais par cœur les emplacements dans leur pochette et les rayures sur chaque piste – il m’arrive de rechanter certaines chansons en y intégrant ces coupures. Et contrairement à ce que tu disais, le trésor n’a jamais eu une telle valeur.

Te voilà sur un lit d’hôpital. Une nouvelle fois, bien malgré toi, tu m’offres un aperçu de ce que pourrait être ma vie six ans plus tard. Le bip-bip des instruments de contrôle a remplacé la sono de ta 205. Je ne vais pas te mentir, tu as perdu ce port altier que j’admirais quand tu m’emmenais en voiture. Les médecins nous ont confié leur manque d’optimisme. On n’est pas censés te le répéter, mais tu dois le sentir mieux que nous. C’est pour ça que j’ai rapporté cette pochette. Elle était dans le grenier de la vieille maison, dans un carton qu’on a réussi à sauver de la benne après le départ de Papa et Maman. Voilà. Il n’y a peut-être plus grand-chose dans ton avenir, mais notre passé est là, entre les pages de cette pochette, à la surface de ces disques. Nos plus belles années, prêtes à renaître.

J’ai emprunté le lecteur CD de ta gamine. C’est étrange de voir son appareil Hello Kitty avaler les disques des Sex Pistols ou de Public Enemy. Tu as dû ressentir le même effet en me les faisant écouter, à moi qui n’étais qu’un gamin à tes côtés.

T’es prêt, frangin ? Cette fois, c’est moi qui conduis. Je suis sympa, je te laisse choisir la musique.

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