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Nous ne sommes pas tous nés sous la même étoile.

C'était ce que j'avais pensé quand Paul, Joyce et Shirley m'avaient traîné dans cette demeure que j'exécrais par le minimalisme impersonnel de sa décoration et le vide émotionnel qu'elle renvoyait.

Le genre de bâtisse californienne d'après-guerre qui se voulait avant-gardiste et moderne mais qui ne valait pas, à mon sens, le charme d'une maison de ville traditionnelle au coeur de San Francisco.

Les muscles crispés au possible, je m'avançai au coeur de ce guêpier, persuadé que si j'y entrais, je n'en ressortirais jamais. Nous devions passer par l'intérieur de la maison pour accéder à la fête qui se trouvait dans le jardin. À mon avis, ce n'était pas une bonne idée de laisser sa demeure ouverte à des inconnus, même de passage.

L'analyse que j'avais faite de l'environnement suffisait à me laisser penser que Landon semblait être doté d'une personnalité franchement excentrique et exaspérante.

Ou peut-être que je pensais ça parce que ses parents avaient mauvais goût. C'était dur à dire. Après tout, ce n'était pas lui qui avait décoré cet endroit.

Le palpitant affolé, je tentai de faire abstraction de l'affreux tambourinement qui martelait dans mes tempes.

Trois grands étudiants baraqués s'arrêtèrent pour saluer Paul et je haussai les sourcils. Quand il remarqua ma réaction, son visage se tordit en une grimace.

— C'est les gars du basket, se justifia-t-il.

Je détournai le regard, me sentant coupable de lui demander des comptes de cette manière.

Mes amis avaient vécu sans moi pendant des mois. Ils avaient trouvé d'autres occupations, tissé d'autres relations.

Il fallait que je m'y fasse.

Quand Shirley prit ma main dans la sienne, je poussai un long soupir. Je me foutais totalement que les gens pensent qu'on était ensemble elle et moi. Seule une minuscule pointe de culpabilité m'envahit quand j'aperçus le regard de Joyce sur nous.

Avec tous ces stimulis extérieurs, je ne savais plus sur quoi me concentrer.

Les basketteurs sortirent pour rejoindre la fête en fermant la baie vitrée derrière eux. Le verre eut pour effet de fortement diminuer l'agression sonore que nous subissions depuis quelques minutes. Une fois que nous nous retrouvâmes seuls dans le séjour, je me tournai vers mes amis.

— Je vais pas y arriver.

J'inspirai et expirai un grand coup pour endiguer la vague de panique qui montait graduellement en moi depuis quelques instants.

Paul fronça les sourcils et leva sa main dans une demande silencieuse. Je hochai la tête et Shirley lâcha ma main avant qu'il ne m'enroule dans un de ses bras. Son contact me crispa l'espace de quelques instants mais je finis par m'apaiser raisonnablement.

— Je sais que c'est dur, Red.

Ma vision se brouilla. Sa voix n'était pas alarmante, mais ses mots ricochaient sur moi comme pour me rappeler que je n'avais pas ma place ici.

Je n'étais à ma place nul part.

— C'est dur... mais je peux t'assurer une chose : c'est que tu seras infiniment fier de toi quand tu l'auras fait.

Je pressai mes pouces sur chacune de mes paupières et chassai deux petites larmes clandestines. La baie vitrée s'ouvrit et Landon apparut dans la pièce, affichant une certaine incompréhension sur son visage.

— Je tombe mal.

Merci, Sherlock.

— Pas du tout, répliqua Paul.

Je me tournai vers lui l'air ahuri et Landon s'approcha de nous, une poche dans la main. Je fronçai les sourcils quand il me la tendit silencieusement.

— J'ai pensé que ça pourrait t'aider.

Elle contenait une combinaison de surf flambant neuve.

La bouche sèche, je la sortis de son contenant et scrutai mes amis du regard pour essayer de capter s'ils étaient dans le coup.

J'eus ma réponse quand je les vis tous retenir leur souffle. Mon anxiété laissa place à l'incompréhension la plus totale.

— Pourquoi... ?

Joyce fut la première à avoir un semblant de réaction. Elle ôta le sac qu'elle portait sur le dos et en extirpa à son tour une autre combinaison.

Shirley lâcha ma main et fit de même, suivie par Paul.

Je restai pantois. Un seul regard vers Landon suffit à me faire réaliser qu'il en portait déjà une sur lui également. Comment avais-je pu ne pas le remarquer ?

Alors que je m'apprêtais à réitérer ma demande d'explications, Paul fit un pas en ma direction pour capter mon regard.

— Ne te mets pas en colère s'il te plaît.

Je haussai les sourcils. Il n'y avait pas meilleure introduction pour attiser ma colère.

— Andy a inclus les combis de surf au code vestimentaire de la soirée.

— Dans quel but ? assénai-je, conscient de la tournure que prenait la conversation.

— C'était mon idée.

Les traits durcis, je me tournai vers le principal intéressé. Landon affronta mon regard en se redressant. J'avais l'impression de faire face à un justicier mandaté pour faire en sorte que je me tienne à carreau. Que je ne pète pas un câble inopinément.

Pourquoi diable ce mec prenait-il part à toutes les discussions ? Pourquoi nous importunait-il toujours par sa présence ?

— Ah ouais ? amorçai-je le plus calmement possible. Et on peut savoir d'où t'es venu cette intention si altruiste ? Qu'est-ce qui te fait penser que j'ai besoin de ton aide ?

Mes membres commencèrent à trembler sous l'effet de la colère alors je laissait tomber mon sac et croisai mes bras pour endiguer leur mouvement. Le bruit de mon palpitant prenait toute la place dans ma tête. J'avais l'impression de visualiser Landon à travers un objectif d'appareil photo, comme si les coins de ma vision étaient brouillés.

Joyce et Shirley assistaient à la scène, outrées. Elles avaient même fait un pas en arrière. Je m'en voulus de leur faire peur ainsi, mais à l'instant présent, mon animosité était plus forte que la culpabilité.

Landon fronça les sourcils, s'apprêtant à en découdre quand la voix de Joyce s'éleva dans la pièce.

— On peut rien faire pour t'aider en fait...

Son intonation était chevrotante. Je lui fis face pour constater qu'elle pleurait. Ma vision s'éclaircit mais les battements de mon coeur ne se stabilisèrent pas pour autant. Mon visage se mit à chauffer.

— Qu'est-ce que tu dis...?

Je fis un pas pour me rapprocher d'elle mais Paul me barra la route et la prit dans ses bras à ma place, sous le regard éberlué de Shirley et Landon.

— Laisse tomber, Reid. Je crois que t'en as assez fait pour ce soir, asséna-t-il.

— Attends...

— C'est quoi ton problème ?! me coupa-t-il. On s'est décarcassés pour que tu sois à l'aise ce soir ! Tout le monde porte une combinaison pour que tu n'aies pas à montrer tes blessures. L'organisation de toute la soirée à été chamboulée pour toi uniquement, parce que je l'ai demandé à Andy comme une faveur.

Shirley se racla la gorge comme pour donner un signal d'alerte.

— Attention, Paul.

— Quoi ? poursuivit-il. Il croit que c'est facile pour nous ? On sait jamais sur quel pied danser avec toi, Reid !

— Je... Je ne vous ai pas demandé votre aide.

Oh toi... Je sens que quelque chose te tracasse.

La chaleur sur mon visage s'intensifia et je sentis mes yeux s'embuer.

— On est tes amis, t'a pas besoin de nous demander de l'aide ! vociféra-t-il. Tu te comportes avec nous comme si on était responsables de ce qui t'arrive.

Les amis, c'est fait pour s'entraider, première classe Lawrence. Toi et moi on est amis, non ?

Le reste de son discours me parvint comme un écho lointain. Je voyais ses lèvres bouger. Je voyais le visage humide de Joyce, l'expression contrite de Shirley. La pitié dans les yeux de Landon.

Je n'entendais plus rien. Mes yeux se fermèrent.

Les véritables amis n'ont besoin que d'un regard pour savoir si tu vas bien ou pas.

Une prise sur mes deux épaules me ramena sur Terre. Paul me tenait dans ses bras. Je ne l'avais pas repoussé, mais j'hyperventilais.

Je serai à tes côtés peu importe la météo. Je bronzerai avec toi sous le soleil. Je danserai avec toi sous la pluie. Je traverserai la tempête avec toi. Je te traînerai même sous une avalanche s'il le faut !

Toi et moi, on sortira vivants d'ici, ensemble.

— Si j'avais pu échanger ma place avec la tienne pour écourter ton déploiement, je l'aurais fait. Si j'avais pu prendre une partie de ta douleur pour alléger ta conscience, je l'aurais fait... À la place, on est là pour toi, aujourd'hui. Peut-être après-coup, mais on ne t'a pas abandonné. C'est le mieux qu'on puisse faire, alors ne nous fait pas payer pour tout ça, s'il te plaît.

Je plaçai une main sur mes yeux pour me cacher du groupe et laissai les larmes s'écouler dans un cri de détresse. Paul ne me lâcha pas.

Pendant la minute qui suivit, mes sanglots furent le seul son qui résonna dans l'espace. Joyce s'était arrêtée de pleurer, comme si j'avais pris son relais. Je percevais les légers tremblements de Paul sur mon épaule, signe qu'il était peut-être lui aussi en train de se laisser aller. Du coin de l'oeil, je sentais que Landon était paralysé lui aussi.

Je me sentais suffoquer. Pris au piège sous cette foutue avalanche qui me prenait à la gorge et me surplombait de tout son poids.

— Je suis le pire... des amis, chuchotai-je entre chaque soubresaut.

— Tu es le meilleur, me glissa Paul à l'oreille. Et tu mérites d'être heureux.

— Désolé, pleurnichai-je, maintenant à voix haute. Désolé d'être comme ça.

Parfois il m'arrivait de rêver d'une réalité alternative. Une réalité dans laquelle j'étais mort au combat.

Un héros pour le gouvernement. Un soulagement pour les victimes. Une indignation pour le peuple.

Symbole d'une guerre dont personne ne voulait.

J'y voyais ma famille et mes amis en deuil mais vivant dans le souvenir de l'adolescent jovial que j'avais laissé. Et parfois, je me demandais encore si ma place était parmi les survivants. Peut-être que j'aurais dû mourir pour ne pas corrompre leur mémoire avec la personne que j'étais devenue.

***

Mes mains jouaient avec le sable sec de la plage, laissant ses grains me filer entre les doigts avec fluidité. Appréciant sa douceur, je tendis mes jambes et laissai mes pieds entamer les mêmes mouvements, assis confortablement.

L'océan s'était calmé et le ciel renvoyait des reflets orangés, tirant sur le violet par endroits. On pouvait encore observer quelques étudiants dans l'eau mais l'heure n'était plus vraiment au surf.

Je tirai légèrement le col de ma combinaison humide. Ma température corporelle l'avait réchauffé en quelques dizaines de minutes et j'étouffais. Heureusement, l'air océanique m'aidait à décompresser.

Il n'y avait personne de ce côté de la plage. Les festivités se déroulaient près de la terrasse de Landon. D'ici, je pouvais apercevoir mes amis, verre à la main. Ils donnaient l'image d'un groupe soudé dont je semblais m'être détaché il y a bien des lustres.

J'attrapai la bouteille de bière que j'avais enfoncée dans le sable près de moi et la bus d'une traite. Quand je dépliai mon corps pour m'allonger et que mon dos s'écrasa sur le sol, je ne ressentis aucune douleur. Juste un soulagement. J'inspirai profondément pour exacerber ce vertige que me faisait ressentir l'alcool. Les étoiles étaient floues, mais si lumineuses.

Je fis distraitement passer mes doigts sur mes paupières fermées ainsi que sous mes yeux. Il étaient encore gonflés après mon pétage de plomb de début de soirée.

J'avais grandement besoin de mon Valium.

Un soupir m'échappa pour aller se perdre dans le sifflement des vagues. Mon regard se perdit dans l'immensité du ciel dégagé. Alors que je fixais un point dans l'espace, une étoile filante y traça son chemin avant de s'évanouir dans l'obscurité.

Je secouai la tête pour me débarasser des larmes qui s'accumulaient dans le creux de mes yeux.

— Tu me manques aussi, murmurai-je pour moi-même, les lèvres tremblantes.

Un bruit provenant de l'océan à proximité attira mon attention. Je me redressai à l'aide de mes deux coudes en grimaçant et plissai les yeux tant bien que mal pour déceler le moindre détail. Dans la pénombre, il était relativement compliqué de voir quoi que ce soit. Les faibles lueurs de la lune complétaient l'éclairage approximatif de la terrasse un peu plus loin. À mon niveau, on n'entendait presque plus la musique de la fête.

Une silhouette émergea de l'eau et je m'attardai dessus pour m'assurer que je n'étais pas en train de rêver. Au moins, ce n'était pas un cadavre.

Je me massai légèrement la tête pour endiguer une migraine naissante, dispersant au passage du sable dans mes cheveux.

— Il me faut une autre bière, marmonnai-je.

La silhouette devint de plus en plus grosse dans mon champ de vision. Bientôt, elle se retrouva face à moi.

— Ah, c'est toi... déclarai-je sans cacher ma déception.

Landon s'accroupit et ôta quelques gouttes d'eau de son front avant de me dévisager.

— Qu'est-ce que tu fais là, tout seul ?

— Et toi ? Qu'est-ce que tu fais dans l'eau à cette heure-ci ? C'est dangereux...

J'appuyai volontairement sur la fin de ma phrase pour ajouter un air dramatique à mon propos.

Il resta pantois quelques secondes avant de me sourire.

— Plus dangereux que de se retrouver ivre sur une plage déserte ?

Je soufflai bruyamment.

— La fête est à cent cinquante mètres. T'as pas l'impression d'exagérer ? râlai-je.

Toujours hissé sur mes coudes, je commençai à détourer les traits de son visage avec plus de précision. Ma vue s'adaptait à l'obscurité à mesure que le temps passait.

Alors que je pensais le voir partir vers de nouveaux horizons, il se releva et fit quelques pas pour venir se laisser tomber à mes côtés.

Un bruit étouffé retentit quand son corps heurta le sol.

Mal à l'aise je détournai le regard, me rallongeai et croisai mes mains sous ma tête, en quête d'un nouveau point dans l'espace à fixer.

Nos respirations se calquèrent sur le bruit des vagues. La mienne demeura étonnamment stable. Cela fut cependant de courte durée car mon coeur fit un bond quand il s'exprima :

— Pourquoi tu me détestes ? maugréa-t-il.

Je restai silencieux. Face à ma réaction, il se mit à jouer avec le sable exactement comme je le faisais quelques minutes auparavant.

— Parce que je sais ce que tu penses de moi.

Ce fut à son tour de garder le silence, même si je voyais qu'il luttait pour ne pas me contredire.

Je m'interrompis pour faire pivoter mon corps vers lui, laissant ma tête reposer sur mes deux mains jointes. Son visage était très esthétique, même de profil.

Un regain de confiance me traversa, alors quand il tourna sa tête en ma direction, je soutins son regard.

— Tout le monde à eu pitié quand j'ai été tiré au sort. Quand je suis parti m'entraîner. Quand j'ai été déployé.

Landon ouvrit la bouche pour entamer une phrase mais se retint au dernier moment.

— Aujourd'hui je suis là. Bien vivant et en pleine forme selon mon médecin. Pourtant, je suis obligé de m'assommer de cachetons pour fermer l'oeil, je fais des cauchemars toutes les nuits et je vois parfois mes amis morts dans la rue.

La pomme d'Adam de Landon fit un mouvement hypnotisant quand il déglutit, gêné par mes paroles. Je fermai les yeux pour m'empêcher de pleurer.

— Les gens ne veulent pas savoir ce qui m'est arrivé, parce que c'est une vérité qui est trop laide et dure à entendre pour eux. Sauf que moi je vais devoir supporter ça pour le restant de mes jours. Alors tu penses vraiment que j'ai besoin qu'on me rappelle en permanence que ma vie est gâchée ?

Je réprimai tant bien que mal le tremblement de mes mains sous ma joue.

Parce qu'au fond de moi, je savais que je mettrais fin à ce supplice un jour. Je ne savais juste pas quand je serai capable de rassembler le courage nécessaire pour sauter ce pas que trop de gens n'osaient pas sauter.

Landon se racla la gorge.

— Et si moi j'ai envie de savoir ? Tu peux pas l'envisager rien qu'une minute ?

Je me repositionnai sur le dos et passai brièvement la main dans mes cheveux pour les débarasser de tout ce sable.

Il n'était pas inconcevable que Landon soit pris d'une curiosité morbide à mon égard. Ça ne pouvait pas être plus que ça. Il s'éloignerait de moi dès que cette curiosité serait rassasiée. C'était peut-être pour le mieux.

Le regard fixé sur une étoile au hasard, j'entrouvris la bouche.

À partir de là, la moindre information délivrée fut aussitôt occultée par mon cerveau pour passer à la suite. Peut-être dans le but de ne pas me faire péter les plombs.

Je passai pourtant par toutes les émotions durant mon récit. Landon aussi. Cela se ressentit dans les questions qu'il posait, ses rires, ses cris d'étonnement et ses sanglots.

L'étoile bougeait lentement mais sûrement dans la voûte céleste.

La lumière et la musique de la fête s'évanouirent pour laisser place à la clarté de la Lune et au calme de la plage. Nous demeurâmes étalés là, bercés par le bruit des vagues, de nos pleurs... et de nos rires, parfois.

Nous nous fîmes la réflexion que nos membres étaient engourdis et que nos cheveux remplis de sable nous démangeaient. Nous ne bougêames pas de place pour autant.

C'était comme faire une sieste éveillé devant l'immensité du ciel.

Bientôt, les premières lueurs vinrent blanchir les vagues sans même que nous nous en rendîmes compte.

Et malgré tout ça, Landon était resté.

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