D'argent bénie
C'est au petit matin qu'Hanchot se profile et le cheval de trait retrouve sa botte de foin avec plaisir.
Le Couteau va voir Fanchon.
Il la trouve, les deux enfants pendus à sa poitrine, un sourire doux éclaire ses traits tandis qu'elle regarde Louise. Le Couteau se racle la gorge. Fanchon lève le nez et son visage se ferme :
« Sors, j'ai bientôt fini,ch'te r'joins ! ».
Romain rougit légèrement, il ne pensait pas être importun.
Penaud, comme un gamin pris en faute, il s'assoit sur un banc devant la fermette. Il observe le petit jardin qui se repose pour l'hiver. Des clapiers et un enclos témoignent de la récente présence de quelques animaux. Dans la poche secrète de sa tunique, sur le flan, le rémouleur extrait sa bourse.
Soudain, il réalise qu'elle se fait plus lourde dans sa main. Il l'ouvre fébrilement et découvre qu'elle dissimule trois fois la valeur de ce qu'il possédait, soit soixante-huit francs et trente-six centimes !
Quand Fanchon le rejoint, il a encore les yeux écarquillés et la bouche entrouverte :
« T'en fais une tête… On dirait que t'as vu un cochon à plumes. J'ai couché les p'tits. Alors ? Tu peux payer ou tu r'prends ta mioche ?
— Combien qu'y t'faut à la semaine ? »
Fanchon réfléchit en comptant sur ses doigts :
« M'faut deux francs cinquante par jour. C'est plus que demande une nourrice. Mais si je dois garder le bé…
— Louise !
— Ah ! Tu l'as fait baptiser depuis hier ?!
—…
— ch' peux pas la donner à garder la Louise, à cause de sa difformité ; mais ça m'empêchera de travailler, alors deux francs cinquante c'est mon besoin pour nous trois, ça fait dix-sept francs par semaine.
— On dit par ici qu't'es intéressée. Ch'te trouve raisonnable et aussi tu prends des risques pour une petite Cornue !
— Les aut' ils savent de moi ce que j'veux bien en dire. Ça fait longtemps que j'm'occupe pu. Ils nous ont pas fait de cadeau à moi et à Jean. Parce que sa mère aurait été une sorcière… Et ils en sont sûrs puisque Jean avait les yeux vairons ; te penses ! Et puis t'sais bien qu'ils z'ont que ça à faire de perdre la réputation d'une veuve ! Chu pas malhonnête et j'ai l'cœur droit. J'vas prend'e soin d'la Louise, mais faut qu'tu r'viennes souvent si tu tiens à elle. Pa'ce que si j'ai pu de quoi vivre, faudra que ch'travaille et ch'pourrais plus garder ton secret. Mon Gabin, il a qu'moi.
— Tiens ! Voilà quarante francs c'est pour une quinzaine. J'vas à la ville. Ch'te donne un peu plus au cas où je ch'rai un peu en retard. Mais t'en fais pas, si j'viens pas c'est qu'chu mort. Pour l'histoire, avec le Didier, tu diras qu'elle vient de Santoine… Y'a qu'des vieux là-bas depuis qu'la source est morte. Que j'la trouvée au bord du puits sec et qu'elle avait un peu d'biens cachés dans ses langes… Que ch'te paye avec pour les soins ; tout le monde sait que chu honnête homme.
— Ch'ais pas qui qu'c'est qui l'avalera, ton histoire !
— T'as mieux ? Te gêne pas ! Si on éloigne l'histoire des quat'e chemins, y s'ront moins suspicieux. Et pis pour l'abandon, elle a de jolis langes, elle est p'têt'e d'une nantie. Elle est rousse, les gens z'aiment pas beaucoup les roux par ici et ses ch'veux y disent p't'êt'e qui qu'c'est son père… Enfin, te sauras te débrouiller ?
— Verra bien, si l'Marineau dit pareil, les autres l'écouteront et pis ils savent que j'ai besoin d'vivre...».
Le rémouleur quitte le village plus tard dans la journée pour rallier Gangeou.
Ce serait facile de répondre aux prières matérielles des hommes mais les Brumeux y sont totalement indifférents. Ils poursuivent leurs propres résolutions.
Pour Ckerssicé les besoins de cette personne qui a sauvé Lui'zh sont importants. L'enjeu les dépasse tous, Hommes ou Brumeux.
Alors elle détourne un peu de ces pièces qui permettent de tout acheter, même les âmes.
Et lorsque cet homme, rémouleur s''installe à Gangeou, Ckerssicé facilite son commerce. Elle se décale dans le temps pour connaître les affaires des uns ou des autres. Elle voyage beaucoup. Elle le fait pour sa fille, la période n'est pas commode, Ferzzène a décidé.
Petit à petit en quelques cinquantaines d'incursions, elle met le rémouleur à l'abri d'une précarité que tant d'autres connaissent. Elle a trouvé un moyen de le guider.
Le Couteau ne peut pas croire à cette bonne fortune qui le suit pas à pas. C'est forcément lié à Louise toute cette chance !
Il s'est installé à Gangeou trois jours après son départ de Hanchot. Il a erré dans la ville en criant son service :« Rémouleur… Rémouleur… couteau, tranchoir, faux, poignard, ciseaux, dents de scies, hache… »
Des fourmillement sur ses épaules sont venus le chiffonner… À droite ou à gauche, une sensation un peu inquiétante et puis rapidement, désagréable qui usait sa patience.
Mais il eut finalement le sentiment qu'on lui proposait des directions à suivre. Le phénomène se déclarait aux intersections, lorsqu'il s'en approchait. Il écouta ces fourmillements et rencontra dès lors une clientèle providentielle.
Pareillement quand il a cherché de quoi se loger, il a trouvé la soupente chez un forgeron très demandé ! Impensable que ça ne soit que de la chance.
Ce matin alors que Romain s'apprête à arpenter la ville, le forgeron lui propose un marché :
« J'déborde d'ordonnances. Hier, j'ai vu qu't'es habile, t'es pas tout jeune mais t'es costaud … J'ai des commandes par-dessus la tête et les services d'aiguisage me coûtent trop de temps. Mettons que j't'les envoie chez toi ? Chaque fois que tu conclues l'affaire, tu m'ramènes une part ? Tu dis quoi ?
— Quelle part ? Chu chargé de famille, t'sais ?
— Mettons cinquante centimes par jour ?
— Non, non ! C'est point possible, j'dépense un franc cinquante pour croquer et ch'te donne soixante centimes pour le logement. J'rent'e pas beaucoup plus que quatre francs par jour et j'dois payer la nourrice de Louise, dix-sept francs par semaine ! Souvent ch'sais point comment j'vas faire… alors si tu m'rançonnes… La p'tite, elle a que moi.
— C'est ta fille ? -le Couteau hoche la tête- D'après les demandes que j'rabroue, te pourrais te faire deux francs cinquante par jour en plus ; j'ai quéque bons clients pas avares, c'est pour ça que je veux ma part, moi ch'perds ! Mettons, y t'faut cinq francs et dix centimes par jour… Si tu fais plus qu'ça, tu m'donnes la différence jusqu'à cinquante centimes…
—J'veux bien essayer, mais j'dois voir si ça vaut le coup et je garde la première semaine pour m'consolider !
— Ch'connais ceux qu' je t'enverrai, je saurais à peu près c'que tu m'dois…
— Si t'as pas fait des menteries, Paul, j'ai aucun intérêt à t'rouler pis, chu un homme droit !
Le forgeron a bien évalué les gains. Il a la main sur tout le métal en ville. Et le Couteau gagne plus qu'il ne l'a jamais fait dans sa vie.
Il retourne à Hanchot tous les quinze jours, comme aujourd'hui. Il ne marche que le tiers du chemin. Il connaît suffisamment de gens à présent, pour que son quotidien soit facilité, à bien des égards.
C'est dimanche, la veuve du Jean ne va pas à l'église. Le curé l'excuse, il vient la voir chaque fois qu'il descend à Hanchot. C'est un brave homme convaincu de la bonté de Dieu. Il a découvert la petite Louise deux jours après son installation. Fanchon lui a débité les sornettes du Couteau. Le curé n'a pas cherché plus loin mais ça le travaille que cette petite ne soit peut-être pas baptisée. Il en parle à chaque visite.
« Ben curé ! Elle est forcément baptisée ! Personne fait l'économie de sauver une âme !
— Fanchon chu sûr que Dieu a veillé, mais deux fois valent mieux qu'une !
— J'veux pas avoir affaire aux gens du village, sont pas tous mauvais mais quand même y'a des haineux !
— T'as pas l'choix Fanchon, te dois faire un peu d'commerce, te faut de quoi manger, pis elle est jolie cette petite, elle attir'ra des amitiés.
— Dans vot'e monde mon père ! Dans le mien, on n'aime point les étrangers qu'ils soient grands ou p'tits et on n'aime point les roux et on ne m'aime point… Alors un baptême c'est de la détestation organisée !
— Quand qu'c'est qui r'vient l'Couteau ?
— Y va pas tarder. C'est quinzaine… Y r'partira lundi.
— Et où c'est-y qui dort cette fois ? -Fanchon se fâche-
— Pas dans mon lit toujours !
— ...
— Chez l'Marineau comme d'habitude.
— T'ui diras au Romain qu'j'veux l'voir. »
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