Le Rouge et le Bleu

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Mon tendre époux,


Je crois que ma sœur va pouvoir se passer de ma compagnie. Du moins je ne pense pas qu’elle souffrira beaucoup plus à présent, si je la quitte. Cela veut dire que je vais bientôt revenir auprès de toi ! Tes bras me manquent. Ton odeur me manque. J’ai un peu honte, aussi, d’être si pressée… Je te retrouve et je laisse Louise à sa solitude si grande… Si tu voyais cette maison, si vaste, et désormais sans personne qu’elle et deux domestiques pour l’occuper ! Quand il y a du soleil et qu’on peut laisser les immenses fenêtres ouvertes, quand un souffle de vent agite doucement les longs rideaux de gaze, cela va encore, mais le soir, comme les ombres profitent de ces formidables ouvertures ! Comme elles se glissent loin sur le plancher !

Mais nous avons bien parlé. L’autre jour, je lui ai lu la Consolation, de Malherbe, que j’ai trouvée dans la bibliothèque. Tu sais comme ce pauvre Victor était féru de poésie. J’ai pensé qu’il y avait dans ces stances d’une beauté parfois cruelle des choses qui seraient bonnes pour ma sœur.

Cette strophe à la vérité si dure, par exemple :

Mais d'être inconsolable et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N'est-ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?

Ne croit-on pas quelques fois, il est vrai, que la douleur est une noblesse, et ne faisons-nous pas tout pour de l’estime ? J’ai demandé à ma sœur s’il était préférable pour elle, en général, de souffrir ou de ne pas souffrir, et je lui ai dit qu’en définitive, cela ne dépendait plus que d’elle désormais. Je crois qu’elle a compris, non sans encore verser quelques larmes dans mon cou. Toi, tu me comprends, je le sais ; il faut être ferme avec la douleur, sinon elle s’installe comme un invité qu’on n’ose plus renvoyer.

Et la mort :

De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos ;
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

Je crois que cela peut se comprendre même sans Dieu. Nous ne pouvons rien contre la mort, même pas pleurer. En ce sens, cela est certain que Dieu veut la mort, mais je ne sais pas s’il veut la souffrance. Peut-être n'est-ce pour lui, tout au plus, qu'un simple désir, une délicate requête, à laquelle nous cédons par une sorte de politesse…

Enfin, pardonne mon ironie morbide. La souffrance a beau être raisonnable dans une certaine mesure, elle n’en existe pas moins, et de l’avoir côtoyée ici, chez ma sœur que j’aime tant et qui est l’innocence même, je ne peux m’empêcher d’en éprouver de la colère. Pour que cette colère ait seulement une destination, je veux bien croire en Dieu.

Mais laissons là les choses graves, je ne t’ai pas encore parlé de ton fils ! Il s’est entendu à merveille avec son petit cousin durant tout notre séjour. La joie que leurs jeux ont mis dans la maison a été des plus salutaires pour Louise, et leurs bêtises aussi par des gronderies presque tout aussi joueuses. Comme nous avons tous ri quand Jean a ramené à sa tante depuis la mare une grenouille, et que celle-ci lui a sauté sur la tête ! Tu aurais vu l’état d’affolement de ma pauvre sœur !

Notre garçon se porte bien. Il a été sage et a distrait Antoine de l’absence de son père, qu’il a encore du mal à comprendre. Quand le petit avait des crises de larmes parce que sa mère ne parvenait pas à la lui expliquer, Jean allait toujours le voir pour le prendre dans ses bras et lui proposer un jeu, chaque fois différent, dont il piochait l’idée dans son étonnante petite tête. Ce ne sont pas eux qui enfermeraient un ennui dans leur mémoire ! On croirait parfois qu’ils n’en ont pas, qu’ils ne sont qu’inventivité et découverte. Je me demande à quoi nous sert toute cette mémoire, si nous ne serions pas, sans elle, ou du moins avec seulement les souvenirs indispensables à notre bon fonctionnement, beaucoup mieux armés pour l’existence.

Pardonne-moi toute cette philosophie, la fréquentation de ma sœur me rend pensive.

Cet après-midi, nous sommes allés faire une promenade dans le domaine. Le ciel était nuageux, mais seulement pour rire. Ce n’étaient que de plus ou moins larges morceaux tout plats de coton chiffonné, disposés comme les pièces d’un jeu de puzzle dans le ciel, et qui ne ternissaient en rien son bleu.

Nous sommes descendus dans les quelques coquelicots qui bordent la grande allée. Notre petit Jean était à peine plus haut que les fleurs ! Haut comme un coquelicot ! Cela vaut bien trois pommes, non ? Il m’a dit aussi : « Maman ! Comme c’est joli ton ombrelle bleue dans les coquelicots ! » Ton fils tient de toi, mon chéri. C’est vrai que c’était joli. Je me sentais tout aussi proche de la terre que du ciel. Nous avons joué avec Antoine et Jean à nous poursuivre dans les fleurs, et même le rire de Louise a retenti.

Je te laisse ici, Claude, mon amour, mais Jean et moi te retrouverons dans peu de temps, c’est promis.

Tout le monde t’embrasse, et moi mieux encore.

Ta Camille.

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