Anna

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« Tu ne te rends pas compte, Sout ! J’ai horreur du désert ! Est-ce que tu imagines à quel point je vais m’ennuyer ? »

Depuis que Kahina l’avait informée qu’elles allaient partir dès le lendemain en expédition, Anna n’avait qu’une envie : disparaître. Elle avait littéralement longé les murs sur la pointe des pieds pour aller se réfugier dans sa chambre. Elle avait la certitude qu’elle avait su montrer son mécontentement à Kahina et aucun domestique n’osera la déranger plus tard dans la soirée, une fois que Sout leur aura fait un rapport de son humeur. Tandis qu’assise sur son lit à baldaquin, les genoux repliés contre sa poitrine, elle pestait contre le désert et ses nomades, Sout s’affairait à préparer son sac pour le voyage.

Elle ne voulait pas prendre le risque de croiser Zahré, ou du moins pas avant d’y être obligée. Elle avait prévu de rester dans sa chambre jusqu’à l’aube, car il lui fallait à tout prix éviter de se laisser miner sa dernière soirée dans le confort d’une couche douillette par l’optimisme démesuré de sa cadette ; de subir les conseils avisés de cette vieille radoteuse de Layi et surtout, il était hors de question de tomber sur ce vieux chacal d’Alim. Elle lui en voulait de ne pas lui laisser rencontrer son fiancé.

Plus vite les affaires de sa jeune maîtresse seraient prêtes, plus vite Sout pourrait disposer – où plutôt déguerpir. Elle savait que lorsque l’aînée des sœurs-orphelines était contrariée, mieux valait ne pas traîner dans les parages. D’un naturel solitaire, Anna préférait de loin sa propre compagnie et celle de son reflet à celle des gens, à fortiori celle de ceux qu’elle considérait comme inférieurs.

« Peut-être est-ce l’occasion de partager une aventure unique avec votre petite sœur, avant votre mariage ? » Tenta Sout, d’un ton qui se voulait aussi encourageant que possible.

La tentative de rendre Anna de meilleure humeur échoua, et la pauvre Sout se fit foudroyer du regard bleu azur de la jeune femme.

Comment Sout pouvait-elle penser cela ? Cette expédition s’annonçait désastreuse : la chaleur, le manque d’eau, les rations de nourriture lors de la traversée. Leur manque de maturité de Kahina et son absence de reconnaissance du danger. De plus, de quoi aurait-elle l’air pour son mariage ? D’une affamée du désert, oui : une paysanne partie en vadrouille plusieurs mois à la recherche de poteries colorées.

Elle aimait sa petite sœur, mais la perspective de devoir l’accompagner là où cette dernière allait pouvoir faire étalage de sa science et de son éloquence ne lui inspirait qu’un ennui profond. Qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir faire pour s’occuper lors de la traversée de ces étendues de sable à perte de vue ?

Elle se souvenait des rares fois où elle avait daigné faire plaisir à Zahré, qui avait « le mal du pays », à la périphérie d’Ifrine. Chacun de ces essais, pourtant empreints de bonne volonté de sa part à elle, s’était soldé par un retour morose et la joie de retrouver son confort de « demoiselle sédentarisée » comme l’avait un jour raillée Zahré.

« Tu n’oublies pas le miroir, posé sur ma commode ?

— Je pense qu’il ne serait pas sage d’emporter un objet si fragile avec vous. »

Pas sage ?

Anna fusilla de nouveau la domestique du regard avant de s’allonger de tout son long pour attraper l’objet en question. La belle effleura la monture bleue dorée gravée d’arabesque de ses doigts n’ayant jamais connu la rudesse des travaux qui incombent à une bonne. Anna leva les yeux vers Sout qui attrapa de justesse l’objet qui lui fut lancé. C’était un objet fin et raffiné. Sout le parcourut à son tour avant de croiser le regard de sa maîtresse. La domestique pinça ses fines lèvres et se contenta de baisser à nouveau les yeux sur le miroir pour le ranger au milieu de ce qu’elle préparait, afin de le protéger au mieux durant le voyage.

« Kahina n’en aura pas, je la connais. Il nous servira à toutes les deux. »

Sa fausse prévenance à l’égard de sa sœur n’était qu’un leurre pour se donner bonne conscience. Elle savait que la tignasse bouclée de sa frangine était le cadet des soucis de cette dernière : toujours en bataille, leur beauté faisait pâlir – encore plus – de jalousie Anna. Elle prit sa propre tresse dans les mains et en examina la couleur brun cendré, si atypique aux yeux de la plupart des Adhamréens.

Anna rejeta sa natte en arrière en posant les yeux sur Sout. La domestique semblait vouloir à tout prix la laisser. Mâture en âge, la peau ébène et les yeux noirs de sa domestique constituaient un contraste saisissant avec ses propres caractéristiques physiques. Néanmoins, et malgré son incapacité à s’apprêter à cause de sa condition, Anna trouvait sa domestique personnelle jolie. Sout n’était pas particulièrement bavarde et, la plupart du temps, ne faisait que répondre aux questions qui lui étaient posées arrangeait Anna au plus haut point, elle qui ne supportait pas ce moulin à paroles qu’était Layi.

Sa frangine quant à elle, pouvait se révéler encore plus loquace que la vieille sœur de leur tuteur. Alors qu’Anna ne trouvait de la volubilité dans ses paroles que lorsqu’elle voulait répondre à quelqu’un dans le seul et unique but de prouver sa supériorité, la péronnelle qu’était Kahina se montrait d’un répondant à toute épreuve pour ce qui était d’inventer des choses et raconter des histoires. Elle repensa à Zahré. Lorsqu’elle était encore une jeune fille, ce dernier et bien que plus âgé, avait fait les frais de sa volonté de se sentir supérieure.

« Tu pourrais trouver ta place parmi nous… », lui avait-il un jour soufflé à l’oreille, d’une voix suave et sur un ton amoureux. Elle avait ri pour masquer sa peur, et avait planté ses yeux dans les siens, qui brillaient d’un éclat dans lequel Anna pouvoir voir se refléter l’affection que lui portait alors le jeune homme à la peau mate et aux cheveux de jais.

« Jamais de la vie », lui avait-elle lâché avant de retourner vaquer à ses occupations.

À partir de ce jour, il avait érigé un mur entre eux. De chaleureux et doux, il était devenu froid et distant comme un inconnu méfiant qui garde ses réserves face à ce qui lui est étranger. Peu de temps après, il avait quitté Ifrine pour retrouver la vie de nomade qui l’attendait. Si son départ avait beaucoup affecté Kahina, elle-même n’avait rien éprouvé de particulier, si ce n’est qu’un sentiment libérateur.

Elle l’avait éconduit, s’était moquée de lui, de ses coutumes et de son monde, sans peine ni remords. En éprouvait-elle aujourd’hui, à l’approche de son union avec un parfait inconnu ? Non, aucun. Zahré n’était pas fait pour elle. Elle n’était pas une fille du désert, mais bien une fille du continent d’Arthos, c’est une des seules paroles de son père dont elle se souvenait. Si elle n’avait rien gardé en mémoire de sa mère, elle était néanmoins persuadée de tenir davantage de cette dernière, que de ce celui qui les avait abandonnées aux bons soins de ce savant cupide et distant qu’était Alim. Elle n’aimait pas le musée, elle n’aimait pas Ifrine, elle n’aimait pas le désert. En fait, elle détestait le continent d’Adhamra.

Elle dénoua ses cheveux pour les brosser. Elle finit par se lever et se diriger vers le paravent qui lui donnait accès à sa penderie. Alors que le soleil n’avait pas encore tout à fait contraint la journée à tirer sa révérence, elle se débarrassa de sa robe de jour, s’empressa d’enfiler celle de chambre, scellant sa détermination de ne plus sortir de sa chambre.

« Dis, je suppose qu’il va falloir que je mette un pantalon à partir de demain ? Je déteste ce genre d’accoutrement. C’est bon pour Kahina tout ça, que ferait-elle en robe de toute façon, elle aime trop escalader tout ce qui dépasse du sol ! »

— Il conviendra de porter des pantalons, en effet. Sinon vous allez au-devant d’un inconfort certain, mademoiselle !

— Pff, l’inconfort… est-ce qu’on est encore à ça près ? Je veux dire, je vais passer les prochains mois à avaler du sable, priant pour tomber sur des oasis et des points d’eau. Alors, ne viens pas me parler de confort, s’il te plaît.

— J’ai fini », soupira Sout pour toute réponse, et avec le sourire ravi que provoque généralement l’accomplissement d’une tâche menée avec zèle. Se remettant sur son lit, Anna se pinça les lèvres et contempla avec ironie le visage illuminé de satisfaction de la domestique.

« Merci, Sout, laisse-moi s’il te plaît. » Finit-elle par articuler, évitant de justesse de se moquer de la simplicité de cette pauvre Sout.

C’est encore plus comblée et d’un pas pressé que la domestique prit la direction de la sortie. Elle n’eut que la politesse de se retenir de se mettre à courir pour quitter encore plus vite la pièce.

Une fois la porte refermée, l’attention d’Anna s’attarda sur de nombreux miroirs en sa possession qui ornaient sa chambre. Elle les adorait. Dans le regard des autres, leur présence était la preuve de sa vanité. Mais dans le sien, ils lui permettaient avant tout de se souvenir de ce qu’elle était, et surtout de ce qu’elle n’était pas. Elle se leva à nouveau et s’approcha de son favori, qui était aussi le plus simple, et ce, malgré sa hauteur. Il possédait pour seule armature une simple bordure en fer forgé noir.

Depuis toute petite, le reflet que ces objets, mais aussi celui de l’eau ou toute matière naturellement réfléchissante ou polie ne cessaient de lui confirmer son sentiment d’étrangeté à ce monde, dont elle pensait qu’il n’était pas le sien. Sa place n’était pas à Ifrine. Elle, que l’enfermement autour de tous ces manuscrits accablait plus que n’importe quoi d’autre. En réalité, sa place n’était tout simplement pas en terre d’Adhamra.

Il était cruel de la part d’Alim de lui infliger une telle épreuve, avec pour seule fin, la démonstration à son futur mari qu’elle avait reçu une éducation similaire celle de à la fine fleur intellectuelle du continent.

Était-il si compliqué de la laisser au bord de son bassin pendant que sa brillante petite sœur faisait la fierté de ce vieux fou ? Non, il fallait qu’il les y envoie toutes les deux. C’est vrai que Kahina était encore jeune et semblait encore insensible à toute forme de danger. Rien ne lui faisait peur et tout piquait sa curiosité, qui était à l’image de celle d’un enfant qui découvre le monde.

Quand grandirait-elle donc ? La différence entre elles deux n’était que d’environ cinq années, et pourtant… Alors qu’à l’approche de sa trentaine, Anna se sentait prête pour que sa vie prenne une nouvelle tournure, il semblait que sa cadette finirait un jour engloutie sous une tonne de parchemins. Si elle continuait à s’empêtrer dans cette voie-là, peut-être même finirait-elle par reprendre le rôle d’Asha la vieille conteuse, qui sait !

Cette perspective arracha un sourire désolé à Anna.

Elle prit soin d’aller fermer à clé la porte de sa chambre. C’est que Kahina n’avait pas pour habitude de se formaliser lorsqu’on lui signifiait qu’on voulait avoir la paix. Avec une porte fermée et l’incapacité d’entrer, le ton était non seulement donné, mais également respecté.


*


Plus tard dans la nuit, et alors qu’elle s’était juré de ne plus sortir de sa chambre jusqu’à l’aube, Anna décide d’aller au bassin. À cette heure tardive, plus personne de la maisonnée n’était actif. Elle se faufila donc jusque dans la Cour intérieure avec aisance. Elle souleva sa robe de chambre et immergea ses jambes jusqu’à mi-cuisses dans l’eau du bassin.

Peu à peu, elle sentit l’eau se chauffer pour devenir de plus en plus chaude. Elle soupira d’exaspération et sortit ses jambes de l’eau.

« Il fut un temps où tu adorais ça… »

Jusqu’à ce que je réalise que ce n’était pas juste un phénomène qui échappait à ma compréhension, se retint-elle de répondre. Elle se releva et fit volte-face pour toiser du regard celui dont elle avait reconnu non seulement les agissements, mais aussi la voix. Cette tonalité qu’elle pourrait reconnaître entre mille. Son teint mat n’avait pas changé, mais ses traits avaient mûri pour devenir ceux d’un homme. Sa sœur avait raison : il était beau. Encore plus beau qu’avant.

« Ce ne sont pas tes affaires. Certaines choses ne changent pas, tu es toujours à rôder là où on t’y attend le moins.

— Je dois t’avouer que je ne tiens pas à ce que tu nous accompagnes. C’est Alim qui insiste. »

Anna ricana d’amertume. Elle l’aurait juré.

« Ce vieux gâteux pense que ma petite sœur ne sait toujours pas marcher toute seule. »

Zahré se mit à rire et s’appuya contre une colonne.

« Ce mariage est une erreur, tu sais ? »

Et voilà qu’il recommençait. Elle s’approcha et lui murmura à l’oreille : « Zahré, tu me fais peur et tu le sais. Cette vie-là m’effraie et ne m’intéresse pas. Mais elle attirera peut-être Kahina, qui peut savoir ? »

Zahré esquissa un sourire et inclina son visage pour plonger ses yeux sombres dans les siens avant de murmurer à son tour : « Je ne crois pas que tu sois si faible qu’Alim le prétend.

— Peut-être que si, après tout. Je ne veux pas de ton monde. Il l’a compris, lui.

Non, tu es juste une petite peste capricieuse. »

Anna pouffa de rire.

« Kahina est une enfant enjouée. Si nous sommes ce que tu m’as prétendu il y a des années, ce n’est pas ressorti. Son talent et son zèle ont tellement satisfait Alim et Layi qu’elle n’eut que peu de frustration à subir. »

Elle rompit leur contact visuel pour prendre la direction de ses appartements, mais il lui attrapa le bras. Son contact avait toujours été chaud, elle ne l’avait pas oublié. Néanmoins, depuis qu’elle connaissait la vérité à son sujet, son toucher ne lui procurait plus que des frissons désagréables.

« Qu’en est-il de toi, Anna ? »

Elle tenta de dégager son bras, mais il insista en la tirant vers lui. Elle sentit les battements de son cœur s'accélérer.

« Moi, je ne veux tout simplement rien connaître de ton monde Zahré. Mais je ne te trahirai pas, tu as ma parole. Et puis, c’est trop tentant pour moi de voir comment tu vas te débrouiller avec Kahina. Peut-être me rejoindra-t-elle sur le banc des personnes voulant vivre une vie normale ? »

Sur ces mots, il soupira et laissa glisser sa main sur son bras sans la quitter des yeux. Une fois libérée de son emprise, elle détourna le regard et pressa le pas jusque dans ses appartements.

Ce qu’elle voulait, elle, c’était la paix.

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