Un bruit d'avenir

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Léo entendit « À l’aide ! », mais ne remarqua rien. Il eut beau regarder partout autour de lui, personne dans cette rue presque déserte n’appelait au secours. La petite vieille qui trainait son cabas marmonnait bien quelque chose, mais rien à voir avec l’intensité de ce cri. Ce jeune garçon émettait bien des sons à partir de son casque, mais ne risquait rien à part une surdité partielle dans les dix ans à venir.

La sensation s'avérait étrange et dérangeante. Il percevait ces hurlements avec une acuité totale. Tandis qu’il en cherchait l'origine, il songea qu’il ne fallait jamais demander assistance de manière anonyme. Les gens ne se sentaient pas concernés. Au contraire, lorsque l'on pointait quelqu’un du doigt en ajoutant « Vous monsieur, vous madame, aidez-moi ! ». Alors l'inconnu, exclu de la foule, identifié, se bougeait.

Léo en était là de ses réflexions lorsqu’il termina son panorama. Sans équivoque, la réalité frappait : personne n’appelait. D’ailleurs en reconsidérant les bruits, l’évidence s’imposa : les cris venaient du sol. Pas très loin de lui. Léo se déplaça en direction de ce qu’il imaginait être la source. L’intensité augmenta jusqu’à ce qu’il atteignît la devanture d’un bar-tabac. L’effet le troublait autant qu'il l'excitait. Il se tenait seul, il n’y avait absolument personne et pourtant, il aurait juré qu’une personne braillait à quelques centimètres de lui. Ces cris ne pouvaient pas exister que dans son esprit.

– Tu vas fermer ta gueule, sale pute !

Ah ! Une voix d’homme. La femme hurlait parce qu’elle fuyait un homme. Et tandis qu’il formulait cette pensée, Léo se demanda de qui il parlait. Mais un bruit sec interrompit sa réflexion. Une claque ? Non, pas assez éclatant. Trop mat. Un coup de poing ! Une femme se faisait agresser sous ses yeux, enfin, sous ses oreilles et il n'y pouvait rien.

« Je suis fou ! » songea-t-il. « J’entends des voix, il n’y a que les fous qui entendent des voix » !

Comme souvent, il chercha son salut dans la fuite et quitta la place. Les cris s’atténuèrent, les bruits également et petit à petit, Léo put reprendre une vie normale. Il n’en passa pas moins la journée à ressasser cet évènement. Avait-il abandonné quelqu’un ? Était-il un lâche ?

Je suis ou lâche ou fou. Belle perspective.

Pourtant il n’avait trahi personne, il n’y avait personne.

Donc je suis fou.

Il réussit à dormir cette nuit-là, mais d’un sommeil peuplé de rêves bizarroïdes, de cauchemars particulièrement réalistes.

Le lendemain s'étira dans un ennui abyssal. Il tendait l’oreille pour capter des voix, que ce fut dans sa tête ou ailleurs. Mais rien ne vint troubler le cours soporifique de ce mardi. Le soir, il regarda, comme tous les soirs, les actualités locales.

Avec un mépris surprenant pour cette ville de Nantes qu’il aimait tant, il songeait qu’il se moquait totalement de connaitre le nouvel aménagement du rond-point des Renardières ou de l’inauguration de la MJC de Saint-Herblain. Pourtant, il continuait, jour après jour, à consommer ces informations. Il somnolait lorsqu’il entendit la présentatrice évoquer un évènement qui le sortit de sa torpeur :

« Une femme a été grièvement blessée cet après-midi sur la place Catinat. Un homme non identifié l’a rouée de coups. Les passants présents ne sont pas intervenus malgré les nombreux appels à l’aide de la victime et cela relance le débat sur la lâcheté dans l’espace public… »

Léo se tenait debout sur son canapé. Il ne se mettait jamais debout sur son canapé; surprenante nouveauté.

Le fait divers décrit correspondait parfaitement à ce qu’il avait vécu la veille : même lieu, mêmes cris, mêmes coups. Mais vingt-quatre plus tôt.

Léo hésitait entre la joie de recouvrer sa santé mentale et l’angoisse de se retrouver affublé de… de quoi d’ailleurs ? Que s’était-il passé hier ? Qu’avait-il entendu ? L’avenir ?

Il pouffa bêtement.

– Quand même pas, ajouta-t-il à voix haute.

Mais le lendemain, il retournait sur la place Catinat. Il resta plusieurs heures dans l’espoir, ou la crainte il ne savait pas trop, de percevoir des bruits sans pouvoir identifier la source. Peine perdue, il gâcha une journée de repos.

Petit à petit il réinvestit sa vie normale, c’est-à-dire morne. Le matin, il prenait sa voiture rue des Renardières pour aller travailler dans la banlieue de Nantes, à Carquefou. Il passait matinée et après-midi à dérouler une activité dont il doutait de l’intérêt. Pourtant, il n’osait pas soulever le ridicule de ses fonctions, de peur que dans un éclair de lucidité son patron, se rangeant à son avis, ne décida à se séparer de lui. Les semaines se suivaient, monotones, jusqu’à ce jour où il se rendit aux toilettes.

– On en virera le nombre qu’il faudra. Je penche pour cent mais si c’est plus, ce sera plus.

– T’es con, t’as vérifié qu’il n’y avait personne ?

– Rassure-toi, il n’y a personne.

– Ouvre-moi ces portes, on n'est jamais trop prudent.

Léo entendit les portes s’ouvrir et, il en eut la certitude, celle des toilettes où il se trouvait. Pourtant, il ne vit ni son directeur ni le contrôleur de gestion dont il avait reconnu les voix. Pourquoi venaient-ils évoquer un plan social dans les W.C. resterait un mystère. Mais, sans aucun doute, Léo était seul dans ces chiottes.

Devait-il prévenir ses collègues ? Mais pour leur dire quoi ? Autant chercher du travail tout de suite. Ou alors ? Mais oui !

Il ne dormit pas de la nuit, d’excitation. Tout ce qu’il avait enduré, tous les renoncements qu’il avait acceptés, toutes ces compromissions qu’il avait imposées à son âme pour qu’elle rentre dans sa petite vie, tout cela prenait un nouveau sens, devenait admissibles puisque cela menait à ce grand moment.

« Léo, l’homme qui entendait l’avenir » se répéta-t-il, devant son miroir ou son smartphone. Il vivait pour la première fois depuis, depuis toujours !

Le lendemain, épuisé, mais régénéré, il arriva tôt au travail, courut presque aux W.C., scotcha sous l’évier un enregistreur d'une capacité de huit heures. Lorsqu'il aperçut son PDG se diriger vers les toilettes à l'heure prévue, il frissonna d’excitation.

Dix minutes plus tard, son patron retraversait le couloir.

Léo patienta trente minutes, les trente minutes les plus longues de sa vie. Enfin, il partit récupérer le magnétophone. Il tremblait.

Le soir, qui paraissait ne jamais devoir advenir, il écouta la bande : rideaux fermés, porte et volets clos. Il se voyait désormais en héros de roman, en superhéros même. Le magnéto confirma ce qu’il espérait.

J’entends l’avenir ! hurla-t-il de plaisir. J’entends l’avenir.

Il allait pouvoir commencer une nouvelle vie. Le discours de ses patrons ne l’intéressait déjà plus.

C’était bon avant ça, mais maintenant, maintenant…

Maintenant quoi ? Car son don, a priori réel, n’en restait pas moins capricieux. À tout le moins, Léo n’avait pas compris son fonctionnement. Lieu, heure, sujet, il n’y avait rien de commun entre les deux évènements. Comment pouvait-il systématiser son aptitude pour en tirer profit ? Et quel profit tirer d’ailleurs ?

Je ne peux pas être égoïste. J’ai une chance unique. Je dois, je dois utiliser mes capacités pour le bien de l’humanité.

Si Léo, au lieu de pérorer, s’était un petit peu écouté, il aurait certainement relevé le ridicule de sa posture. Clark Kent ne devient pas Superman, c’est Superman qui se déguise – absurdement– en Clark Kent. Mais il divaguait et continua toute la nuit.

Le lendemain, il avait malgré tout mis au point une stratégie : marcher dans Nantes à en perdre le souffle, jusqu’à entendre quelque chose qui méritât le détour. Il partit de chez lui, rue des Renardières, se rendit place Zola, prit vers Chantenay, puis longea le tram en direction du centre, bifurqua pour attaquer la place Mélinette, puis Canclaux, place Graslin, place Royale, le cours des 50 otages, la préfecture. Il arpenta la ville des heures sans saisir d'autres bruits que ceux des voitures, des enfants, des parents. Rien que de normal. Il avait posé une journée pour rien. Il répéta l'exercice le jour suivant, et le suivant encore. Enfin, vers la place du Bouffay, il surprit un échange alors qu’il était presque seul :

– La vieille en rouge. Tu la bouscules, quand elle se retourne pour t’engueuler, je passe et barbote son larfeuille qu’on voit dépasser du sacos. Noté ?

– Noté.

Parfait ! Il ne changerait pas le monde avec ce petit rien, mais il apporterait un peu de bonheur à une dame âgée.

– Il faut savoir démarrer modeste, Léo !

Vingt-quatre plus tard, au même endroit, Léo observait les deux hommes en conversations. Léo cherchait à déterminer la meilleure position pour intercepter l’agresseur. Mais au moment d’intervenir, il trébucha. Bêtement. Il ne trébuchait jamais pourtant. Les deux malfrats ne s’aperçurent même pas qu’un gêneur avait failli modifier leurs plans.

Léo rentra chez lui fourbu et déçu.

Les jours suivants, tandis que le plan social était annoncé dans son entreprise, ses absences répétées ne plaidaient pas en sa faveur. D’autant que même présent, il ne mettait plus aucun entrain à sa tâche.

Il passa deux mois à traquer l’avenir. Sept fois, il le surprit. Sept fois, il échoua à en changer le cours. Imperturbablement, le temps continuait sa course. Son pouvoir ne servait à rien. À rien du tout. Son aptitude se révélait aussi unique que minable. Comme lui.

– Léo, l’homme qui entend l’avenir et qui ne peut rien en faire.

Il sourit en se regardant dans la glace. Il allait retourner dans son entreprise, en espérant ne pas se faire virer. Et surtout, surtout, il allait espérer ne jamais rien surprendre sur lui. Car son nouveau pouvoir inutile présentait un effet de bord, de poids.

Léo craignait d’entendre quelqu’un, quelque part, annoncer sa propre mort. Il n’osait plus aller chez son médecin de peur qu'il n'évoquât, vingt-quatre heures plus tard avec un collègue l'état irrécupérable de Léo.

Au travail, il évitait la cantine par crainte des : « Tu as su pour Léo, c’est terrible ».

Car Léo avait toujours eu peur de l’avenir. Et voilà que son super pouvoir lui apportait l’avenir avec vingt-quatre d’avance. Vingt-quatre heures de peur en plus, vingt-quatre heures par jour.

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