Une pensée suicidaire

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La première pensée de Trujillo au réveil était toujours la même : « je voudrais mourir ».

Tous les matins Trujillo s’éveillait en souhaitant mourir. Et tous les matins, une seconde après que cette pensée se soit formée, Trujillo ressentait une vive douleur au cerveau, et songeait, rouge de honte et d'inquiétude qu'il devait absolument arrêter d'avoir ce type de pensée. Alors sa journée pouvait démarrer, ses pensées suivre le même cheminement que la veille.

Pourquoi Trujillo souhaitait-il une chose dont il avait la maitrise comme si elle lui était inaccessible ? S'il désirait mourir, vraiment mourir, il le pouvait. Il ne vivait pas dans un monde où le suicide était interdit, bien au contraire. Les moyens de disparaître ne manquaient pas.

Pourtant, tous les matins, Trujillo ouvrait les yeux en voulant mourir, et au moment de la décharge, il se le reprochait. Le reste de la journée, il parvenait à se contrôler, à évoquer d’autres idées et même si la mort rôdait, il réussissait à ne pas formuler la pensée "je voudrais mourir". Mais il tournait autour. Souvent, tous les jours, plusieurs fois par jour, il se demandait pourquoi il voulait une chose, mourir, et dans le même instant, dans la même pensée, il ressentait la peur de mourir. À quoi cela correspondait-il de craindre d’obtenir ce qu’il souhaitait ? Cela voulait-il dire qu'il ne souhaitait pas vraiment mourir ? Qu’il formulait l’inconcevable comme les enfants se lancent « même pas cap » ? Était-ce un défi à la mort : « je te provoque et pourtant tu ne viens pas » ? Trujillo devait être le plus mal placé pour s’expliquer son comportement. Mais il savait une chose : s'il ne voulait pas mourir, il fallait qu'il arrête de penser vouloir mourir.

Une fois par matin, tous les matins, cela faisait 30 fois par mois. Une fois par soir, car le soir, lorsqu'il s'endormait, Trujillo, fermant les yeux, s’imaginait un pistolet sur sa tempe et tirait. Tous les soirs. Avant de s'endormir, avant de penser à des choses qui n'avaient strictement rien à voir, avant de se réjouir de la bonne journée qu'il avait passée, avant de se réjouir d'avance à la pensée de la bonne journée qu'il passerait le lendemain, il visualisait un pistolet sur sa tempe et il pressait la détente. Ce qui s'apparentait à "vouloir mourir" comme le lui rappelait, sans aucun doute possible, la déflagration dans son cerveau.

Une fois le matin, une fois le soir tous les soirs, il était à 60 envies de mourir par mois, quoi qu'il arrive. Et dans la journée, il se contrôlait mais laissait toujours échapper une pensée morbide ici ou là. Quoi qu'il arrive, quatre-vingt dix pensées suicidaires par mois. Quatre-vingt-dix déflagrations.

Quatre-vingt-dix envies de mourir suivies de la décharge bien sûr mais surtout de la peur, de l'inquiétude, de la pensée sœur "Faites qu'ils ne viennent pas". Pourtant ils venaient. Ils venaient toujours. Si Trujillo cherchait à ne pas garder le compte exact, au fond de lui, il le connaissait. Un, deux, trente-trois, soixante-sept, quatre-vingt-dix-neuf... Mais pas cent, surtout pas cent.

Mais ces deux derniers mois, il avait atteint cent pensées suicidaires. Deux mois d'affilée. La décharge était la même, rien ne lui indiqua qu'il avait atteint le quota malheureux mais il le sentit. Se mit à pleurer. Et dans les quinze minutes, la sonnerie de l'appartement retentit. Sonnerie de pure courtoisie puisque la porte se dématérialisa avant qu’il pût activer le mécanisme d’ouverture. La brigade de vie se tenait devant lui. Un homme et une femme. Toujours un homme et une femme, symbole vieillissant et un peu suranné de la procréation, de la vie. Dans un monde où tout le monde ou à peu près pouvait donner la vie, le ridicule du cliché sautait aux yeux mais ce n'était jamais la première pensée qui venait aux personnes confrontées à la brigade de vie.

La première pensée qui venait était "combien de points me restent-ils ?" Question à laquelle la brigade répondait instantanément, qu'elle soit formulée ou non.

– Bonjour Trujillo 127 567, disaient l'homme et la femme en chœur.

– Bonjour.

– Vous avez atteint votre quota de pensée anti vie, énonçait l'homme sur le ton neutre qu'il aurait utilisé pour commander une pizza.

– Vous l'avez dépassé même, ajoutait la femme, d’une voix monocorde.

– Je sais mais je...

– Si vous souhaitez déposer un recours, adressez votre demande au Bureau de Vérification des Pensées Anti Vie, lançait l'homme.

– Le recours n'est pas suspensif de la peine, complétait la femme.

– Je sais, laissait tomber Trujillo, je sais.

– Il vous en coutera donc 3 points de vie, annonçait l'homme.

– Il vous reste désormais 2 points de vie, concluait la femme.

Deux points ? Deux points ? Cela voulait dire que la prochaine fois, la prochaine fois...

– La vie se mérite Trujillo 127 564. La vie est un don de Dieu Trujillo 127 563.

– Si vous ne savez pas apprécier la vie à sa juste valeur, d'autres sauront le faire à votre place, Trujillo 127 562

Trujillo le savait, Trujillo aimait la vie. Était-ce sa faute à lui si ces pensées sombres l'encombraient toute la journée ? Deux fois une seconde par jour, trois fois maximum, il avait cette pensée ridicule, morbide, mais c'était tout. Pas de quoi en arriver à de telles extrémités.

– Vous avez souhaité la mort cent fois ce mois-ci, trois points de moins, reprit l’homme.

– La prochaine fois, votre vœu sera exaucé, l’informa la femme. Et il n’y avait aucune menace dans sa voix. Aucun reproche. Juste un fait. Ce que Trujillo jugeait encore plus glaçant.

Ensuite ils partirent. Et Trujillo songea au ridicule de la situation, si, la prochaine fois, il devait faire appel du décompte. Sachant que le recours n'était pas suspensif. Il mourrait, mais sa plainte continuerait son chemin et comme pour Albertino 89 678 le jour de sa mort, peut-être, peut-être qu'il obtiendrait gain de cause, un jour, après sa mort.

Le seul moyen d’obtenir un ajournement de la peine, et peut-être récupérer tous ses points : procréer. On n’éliminait pas les anti vies qui portaient la vie. Deux erreurs s’annulent songeait-il avec amertume. Il lui restait un mois pour tomber enceint. Seul problème : Trujillo ne voulait pas d’enfant. N’en avait jamais voulu. Et trouvait d’un égoïsme sans nom de faire un enfant pour soi, pour ne pas mourir. Certains de ses amis lui avaient pourtant expliqué : « tout le monde fait des enfants par égoïsme. Personne ne procrée pour aider la société. On le fait parce qu’on a une raison égoïste de le faire. La tienne le sera un petit peu plus, c’est tout. Pas de quoi te mettre martel en tête ».

Trujillo entendait et plusieurs fois, cinq, ixsfois peut-être, il s’était présenté au centre de procréation pour homme. Chaque fois, il était reparti avant le rendez-vous fatidique. Chaque fois, il s’était promis de ne plus vouloir mourir, de changer, et ainsi de récupérer ses points. Mais aujourd'hui, il ne pouvait plus se mentir. Ses alternatives : un enfant ou la mort. Un enfant ou la mort, un enfant de la mort, la mort d’une enfant. Il attendait son rendez-vous.

***

La première pensée de Trujillo au réveil était toujours la même : « pourvu que ma fille ne soit pas morte ».

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