Le chien

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Je m’apprête à commettre un acte aux conséquences considérables. Jamais je n'ai eu autant de pouvoir. Jamais mon prochain geste n'aura porté autant d'espoir. Combien de vies dépendent de ma fermeté ? Des milliers, des centaines de milliers ? Et pourquoi pas ? Si mon action crée des passions, déclenche des vocations. Oui, peut-être qu'une aube nouvelle va se lever pour balayer ce monde sans âme. Tout repose sur ma détermination.

Et sur la préparation. Je ne peux pas échouer. Pas à cause d’un détail, d’une légèreté ou pire de mon insouciance. Certes, les évènements aux répercussions les plus dramatiques ne sont pas toujours ceux qui demandèrent la préparation la plus minutieuse. Pour un World Trade Center, combien d’archiducs François-Joseph ? Mais l’apparente simplicité d’exécution ne doit pas m’aveugler, pire me pousser à l’arrogance. Conception, répétition, exécution.

Durant l’élaboration de mon plan d’action, j'ai été amené à sonder en moi les ressorts qui auraient pu craquer, se distendre et l'examen m'a rassuré. Conforté même. Aucune valeur éthique ou morale ne bloquera mon geste. Je soupèse le pour et le contre et le résultat me hurle d’abandonner toute hésitation.

Depuis la mort de celui que je ne peux nommer autrement que " le chien", j'ai écumé les réseaux sociaux à la recherche de contre-arguments, de raisonnements éclairés auxquels je n'aurais jamais pensé par moi-même. Des dizaines d'heures à ouvrir des yeux ronds, à souffler, à brailler, à gueuler, à tomber de ma chaise. Si j'ai appris beaucoup sur la nature humaine, rien, absolument rien ne m'a décillé. Au contraire, les considérations évoquées ne tiennent que pour une espèce corrompue, pervertie. Une humanité qui a perdu le sens des valeurs, ne sait plus arbitrer, trancher, choisir, de peur d'être accusée, jugée. Alors elle renie sa raison au profit de ce qu'elle croit être du cœur. Les fous, les hypocrites.

J'ai longuement réfléchi à la meilleure approche. La résolution ne saurait menacer la réalisation. À quoi me sert d'être convaincu de mon bon droit si j'échoue dans la phase finale. L'échec comme l'abandon me sont interdits. Après deux nuits à imaginer des raffinements, des subtilités, la vulgarité de ma démarche m'a révulsée. Il s'agit de sauver des vies, pas de se vautrer dans une esthétique morbide. J'ai évacué les idées trop élaborées pour reprendre ma réflexion par l'angle de la faisabilité et du taux de succès. Je dégageais trois pistes et après une étude poussée, la plus évidente, la plus pertinente s'imposa. Si j'étais homme à voir des signes partout, j'y trouverais un message divin. Mais je laisse le hasard, le destin aux demeurés, aux médiocres qui masquent leur nullité derrière un tiers imaginaire. "Mon chien a mangé mon devoir" érigé en religion. Cette trivialité n'entachera pas mon geste. Il sonnera comme un jugement certes. Il résonnera comme la sanction d’une colère humaine bien réelle. Une sentence, oui. Celle des damnés de la terre, des misérables.

Je restais contraint par le temps. Dans le sillage de la mort du chien, son organisation naviguait à vue : plus de boussole pour imprimer une direction, pas non plus de nouveau capitaine pour changer la barre avant quelques semaines. Situation idéale pour frapper juste et fort mais situation transitoire. Je devais donc intervenir avant le changement de cap, ce qui laissait malgré tout du temps pour peaufiner les détails de l’exécution. Durant la préparation je m'interdis de me projeter dans l’après. Je m’interdis de me délecter des conséquences, d’imaginer les débats, les discussions. Et pourtant.

Onze heures du matin, heure de livraison. Une heure avancée qui correspondait à peu près aux horaires du maître qui, comme tous les exploiteurs, aimaient à dormir tard. Le monde appartient à ceux qui forcent les autres à se lever tôt. Je m’arrête avec le camion devant les grilles de l’hôtel particulier. Un vigile probablement sous-payé sous-vérifie mon identité et la cargaison que je viens déposer. Il se marre en constatant la quantité de coca zero. Servir le maître et ses lubies constituait une prouesse de son vivant, maintenant qu’il moisit dans un cendrier, le personnel n’est plus obligé de faire comme si c’était normal.

Le garde me laisse passer sans manquer de me redistribuer un peu du mépris dont il est victime chaque jour. Je lui souris chaleureusement. C’est pour lui que je me bats. J’enclenche la première, pénètre dans la cour. Le temps m'est compté malgré le relâchement des domestiques. Lors de mes repérages, la collation du nouveau maître se prenait dehors, vers onze heures quinze. Cette reconnaissance m’avait coûté une fortune. Louer une chambre de bonne avec vue sur hôtel particulier à Neuilly avait largement entamé mon crédit. Mais j’en avais retiré la matière indispensable pour séquencer mon attaque.

Il est onze heures quatre. Je manœuvre pour tourner l’arrière de mon camion vers le jardin, le parc plutôt et notamment la table où sa nouvelle seigneurie se restaurera. J’active un bouton sous le volant et le véhicule tousse, s’arrête. Je retourne parler au vigile. Mon camion est en rade, est-ce que je peux essayer de le réparer dans la cour ? Le non est ferme, définitif, sans appel. Très bien, j’appelle un dépanneur.

Il me propose de décharger ma cargaison d’abord. Je risque de perdre mon boulot si je ne prépare pas la suite de mes livraisons. Il me jauge. Damné de la terre à damné de la terre ? La solidarité fonctionne souvent à vide de nos jours. Je n’ai pas compté dessus pour réussir, mais symboliquement, j’apprécierais un coup de main de ce frère de misère. Qu’il finit par me donner : OK, mais tu décharges juste après ton coup de fil.

J'acquiesce et mon plan m’apparaît risible, ridicule. Je ne pouvais pas arriver plus tard sans risquer d’éveiller les soupçons, mais comment ai-je pu croire que je tiendrais près de dix minutes en discutant, négociant ? Il est onze sept et je suis entouré de larbins qui veulent m’aider à décharger. Nous essayons d’ouvrir les deux portes, mais pas moyen.

Alors il n’y a rien qui marche ici aujourd’hui. Je gagne un peu de temps, m'active dans le vide. Onze heures dix, décidément pas moyen d’ouvrir les portes. D’habitude, ça se passe mieux, lâche un plus zélé.

Tiens, d’ailleurs, d’habitude c’est pas vous.

Onze heures douze. Ça ne tiendra jamais. Je commence à ruminer mon échec lorsque je le vois. Il arrive. Il va s’installer. Entouré de sa cour. Il a trois minutes d’avance. Trois minutes qui changeront l’histoire. Je me retourne vers le zélé : j’ai dû oublier de débloquer les portes de l’intérieur, je suis nouveau. Je remonte dans l’habitacle, passe à l'arrière de la fourgonnette. J’active le mécanisme qui relâche les muselières et alors que le bruit de dizaines d'aboiements féroces, furieux, malades retentit, je tire la manivelle qui ouvre les cages et la porte du fourgon. J'ai testé toutes les combinaisons pendant plus de vingt heures. Je sais que je n'aurais qu'une chance, qu'elle est déjà passée pour tout dire.

La lumière emplit le fourgon. Les cinquante molosses répartis sur trois niveaux jaillissent du camion, en surgissent tels des démons après trois jours sans manger, trois jours à les narguer avec des chats stupides, moqueurs et méprisants. Cinquante cerbères des races les plus dangereuses, méchantes, vicieuses.

Je profite de la suite derrière mon volant.

Les cris des employés ne suffisent pas à couvrir les hurlements des chiens.

Je regarde l'heure. Onze heures quatorze.

L'heure où le chat prend son petit déjeuner dans le jardin. L’heure où il se promène dans le parc.

Le chat de ce chien de Lagerfeld, si inhumain qu'il n'avait d'empathie que pour son animal de compagnie.

Le chat de ce chien qui lui a légué toute sa fortune.

Alors en plus de ne plus payer d’impôts, les millionnaires, les milliardaires laisseraient leurs héritages à leurs animaux de compagnie ? Ajoutant l’humiliation à l’exploitation. Se moquant du sort des misérables en laissant ruisseler ces milliards dans une écuelle ?

Tu vas voir ce qui leur arrive, à vos animaux de compagnie quand vous leur donnez plus d’importance qu’à des humains. Qu'un autre exploiteur imite le chien, il saura que son geste, en plus de l'infamie, condamnera sa petite bébête, son petit mamour à son pépère à une mort atroce.

Destin ou pas, lorsque le chat saute sur le capot, suivi de trois tueurs qui le déchiquètent sous mes yeux, je me prends pour une seconde, une seconde seulement à croire en Dieu, et à le remercier d’approuver ma sentence.

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