L'autre clochard

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Tous les matins, Didier passait devant Nizar sans le voir. Didier sortait de son appartement et partait travailler tandis que Nizar quittait le foyer et entamait sa journée de manche. Didier descendrait dans le métro pour atteindre son bureau à Issy-Les-Moulineaux, Nizar ne bougerait pas de son étroit rebord adossé à une banque qui ne pratiquait pas encore le mobilier anti-clochard.

Tous les matins, Didier l'ignorait tandis qu'il tendait son petit gobelet. Les premières fois Nizar y avait mis de l’intention, avait cherché le regard de Didier. Nizar cherchait toujours le regard des gens. Pour créer un lien. C’était aussi le plus compliqué à obtenir. Donner deux euros pourquoi pas, mais établir un contact visuel avec un clochard ? Jamais.

Nizar avait rapidement intégré que Didier feindrait perpétuellement de ne pas le voir. Mais il continuait à tendre son petit gobelet et à dire bonjour. Pas dans l’espoir, illusoire, de récolter une pièce, mais parce que renoncer revenait à abdiquer une part de son humanité. Nizar n’imaginait pas abandonner : lorsqu’un humain passe, je ne peux pas faire comme si je ne le voyais pas. Et il développait dans le silence noir de sa solitude : « Si je fais comme lui, où m’arrêterai-je ? Si je commence à considérer les gens selon qu’ils me donnent ou pas, que vais-je devenir » ? Et plus précisément, avec une lucidité douloureuse, il concluait « Je suis pauvre et la seule manière que j’ai de parler aux autres, c’est de leur demander de l’argent. Ainsi soit-il. Mais si j’abandonne ça, si je fais semblant… » Et il n’osait pas prolonger sa pensée, se projeter. Alors tous les matins, il tendait son petit gobelet. Parfois souriant, parfois triste, très rarement énervé par ce type qui lui refusait la qualité d’être humain. Qui lui déniait la qualité d’être vivant, car eut-il été un chien qu’il se serait arrêté. Mais Nizar comprenait, Nizar savait : « Tu as trop peur de finir comme moi. Je te rappelle ta fragilité. Tu préfères m’ignorer ». Et Nizar, dans sa sagesse, dont on se demandait comment elle survivait à ses conditions de vie concluait généralement : « Je comprends, et je ne t’en veux pas. Mais heureusement que tout le monde ne te ressemble pas, sinon je crèverais de faim. Pour de bon ».

Les jours se succédaient, devenaient des semaines, des mois, puis des années, et il arrivait à Nizar de douter : « Peut-être qu’il ne me voit vraiment pas ». Peut-être que son champ de vision s’était réduit, qu’il était atteint d’un glaucome ou d’une cataracte. Pour en avoir le cœur net, Nizar changeait fréquemment de place. Petit à petit, il avait remonté le parcours de Didier jusqu’à son appartement. Il se postait, par surprise pourrait-on dire à un endroit où Didier ne pouvait pas s’attendre à le trouver. Jamais Didier n’avait montré quelque signe d’intérêt ou paru le remarquer. Nizar avait fini par lui concéder qu’il ne l’ignorait pas; il ne le voyait simplement pas. Et il songeait : « Je lui fais tellement peur qu’il m’a rayé de son existence. Pas juste à la place où je suis, mais partout, tout le temps. Je ne suis rien pour lui, tellement rien qu’il ne me verra jamais ». Il en concevait une tristesse mâtinée d'incrédulité.

Lorsque Didier et Nizar s’étaient rencontrés pour la première fois, encore que le terme soit impropre, ils avaient tous les deux trente-quatre ans et les paraissaient. Dix ans plus tard, Didier ressemblait à un quadragénaire et Nizar à un quinquagénaire. Pourtant il s’estimait heureux, car il le savait, une année dans la rue équivaut à trois dans un lit. Il se consolait en songeant qu’il aurait pu évoquer un sexagénaire.

Didier, lui, ne décolérait pas de faire son âge. D’une manière générale, il ne décolérait pas. Tout lui était sujet à colère. Colère et jalousie. Colère, jalousie et peur. Trois sentiments qu’il haïssait d’autant plus qu’il leur succombait si facilement. « Pourquoi suis-je en énervé parce que je parais mon âge, pourquoi suis-je envieux de ce collègue qui a obtenu la promotion qu’il méritait, pourquoi tant de crainte de perdre mon travail, mon appartement, ma vie ». Pourquoi, puisqu’aucun ne lui donnait satisfaction. Mais l’introspection ne faisait pas partie des qualités de Didier. Didier refusait de voir la misère autour de lui car, de son point de vue, cela revenait à s'y abandonner. Ce qui n’existe pas ne peut pas m’atteindre. L’inanité de son raisonnement ne lui aurait pas échappé si un de ses proches lui avait pointé du doigt, mais Didier avait peu d’amis et aucun suffisamment intime pour identifier son trouble. Et quand bien même, peu savent montrer avec autant de finesse nos travers, nos doutes et nos fêlures.

Alors Didier continuait à ignorer ce qui, croyait-il, pouvait le blesser.

Nizar et Didier vécurent dix ans, non pas côte à côte, mais en parallèle, dans deux univers qui ne se croisaient jamais. Quelque effort que fît Nizar, Didier l’annihilait avec une dévotion qui frisait d'autant le fanatisme qu’il ne s’en rendait pas compte.

Un jour, un jeudi, Didier partit travailler comme tous les matins et alors qu’il longeait la banque où Nizar s’asseyait, il ressentit une gêne. Sans savoir pourquoi. Le lendemain, à la même heure, au même endroit, la gêne devint malaise.

Il passa le week-end contrit, bloqué. Que lui arrivait-il ? Rien n’avait changé. Colère, peur et jalousie jalonnaient ses week-ends, comme avant.

Avant quoi ?

Le lundi, en se rendant à son bureau, le sentiment de manque avait encore gagné du terrain. Alors Didier fit ce qu’il ne faisait jamais, il observa partout autour de lui sur les sept-cent-cinquante mètres qui le séparaient du métro. Il n’avait aucune idée de ce qu’il cherchait, mais il était bien décidé à le trouver.

À l’angle de la banque, il trouva... une absence. Il y avait toujours quelqu’un. Didier en était sûr. Depuis des années, il y avait quelqu’un. Il regarda à droite à gauche, personne.

Sa journée de travail se révéla un enfer. Il était incapable de penser à autre chose qu’à cette place vide. Surtout, il n’arrivait pas à visualiser le visage de la personne manquante. Comment était-ce possible?

Sa mémoire, son cœur peut-être, lui hurlaient qu’il connaissait forcément les traits de l’absent mais lui refusait de l’accepter. S’il ne se souvenait pas de son visage c’est que, que… qu’ils étaient plusieurs ! Mais oui, bien sûr, il y avait toujours eu quelqu’un, mais jamais la même personne. Alors pourquoi ce malaise ?

Non, il y avait quelqu’un.

Quelqu’un qui n’était plus là.

Le lendemain Didier, après avoir constaté le vide, entra dans la banque, demanda au guichetier :

– Bonjour, vous ne sauriez pas où est la personne qui s’asseyait devant votre agence ?

L'employé l’observa, cherchant à jauger la santé mentale de son interlocuteur. Pourquoi ce col blanc voulait-il savoir quoi que ce soit sur ce clodo ?

– Non, aucune idée. Pourquoi ?

Oui, pourquoi ? Didier aurait été bien en peine de l’expliquer. Mais il savait une chose : rien n’avait plus d’importance que cette question. Il consacra les jours suivants à déterminer le nom et, si possible, l’adresse du clochard. Lorsque la boulangère lui eut précisé qu’il s’appelait Nizar, Didier eut le sentiment de retrouver un frère d’armes. Nizar, il répétait le prénom dans sa tête, comme s’il l’avait toujours connu : « Nizar, bien sûr », « Sacré Nizar ». Mais Nizar restait absent et cette absence dévorait Didier. Où est Nizar ? Pourquoi a-t-il disparu ?

Les jours se succédèrent, devinrent des semaines, des mois puis des années. Didier ne supportait plus de passer devant cette banque, tout comme il ne supportait plus de ne pas y passer. Il avait demandé à tellement de gens « Où est Nizar ? » qu’il lui semblait que tout Paris était au courant de sa quête.

Le manque qu’il avait ressenti le premier jour ne s’était jamais démenti, au contraire. L'absence le rendait fou.

Son instabilité avait commencé à transpirer à son bureau. Son comportement, déjà atypique, prenait des tournures hystériques. Petit à petit, Didier était devenu un paria dans son entreprise. Sans que personne comprenne pourquoi ni ne s’en soucie, Didier avait été mis au rebut.

Et chaque matin, il devait déployer plus d'efforts pour se lever. Les jours sans Nizar s'écoulaient jusqu’à ce rendez-vous professionnel où Didier sauta à la gorge de ce directeur, passé devant un clochard sans rien lui témoigner d'autre que du mépris. L’altercation qui suivit couta son poste à Didier, ses dernières illusions et un licenciement pour faute lourde, ou grave il ne savait plus.

Le matin, il ne partait plus travailler. Un jour, Didier, qui avait tout perdu, du haut de quarante-neuf ans, s'assit sur l'étroit rebord de la banque.

Les premières secondes défilèrent dans un mélange de bruit et de fureur intérieurs jusqu’à ce que l’évidence le frappe : si Nizar devait revenir, il se trouvait au meilleur endroit pour l’accueillir.

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