Frères de vitre

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– Tu as vu comme il te ressemble ! s’écria Carmelle.

Elle jetait des regards alternativement à son homme et au vigile armé qui gardait l’entrée du café.

Carmelle, naturellement sur la réserve, laissait libre cours à sa joie lorsqu’un évènement particulier la touchait. Et voir ce grand noir, élancé, participer au concours de sosie avec son petit blanc replet la laissait sans retenue.

– Non, mais enfin regarde, c’est dingue.

– Ce qui est dingue c’est ton manque de discrétion. Arrête. C’est ridicule.

Mais Carmelle, longue à démarrer, lorsqu’elle était lancée connaissait peu de freins. Son enthousiasme n’acceptait pas les bornes, l’arbitraire ou les bonnes manières.

Elle fixa théâtralement son Xavier de mari, puis plus dramatiquement encore le vigile.

– Je te jure, on dirait des jumeaux !

Xavier, fatigué, contrarié, énervé maintenant, ne comprenait pas l’attitude de son amie, encore moins son insistance. « On part en Haïti parce que ça fait dix ans que je n’ai pas vu ma famille », avait-elle décidé. Xavier, noyé dans les problèmes d’argent, de travail, avait hésité. Utiliser cet ultimatum bien anodin pour tout quitter ? Tout recommencer, seul ? Mais pour quoi faire ? Partout où il allait, il s’emmenait. Et dans son aveuglement, il restait lucide sur l'obstacle : lui, ou plutôt son rapport à ce qu’il était. Tout abandonner n’aurait rien arrangé. Xavier aurait pu modifier, subtilement, jour après jour, sa vie, son regard sur lui, les autres. Pourtant, joueur dans l’âme alors qu’il ne jouait jamais, il voulait tout changer ou rien. Faire sauter la banque, rien de moins.

Mais jamais, lorsqu’il accepta de suivre Carmelle, il n’avait imaginé qu’elle se moquerait en le comparant à ce Goliath noir.

– Comment pouvons-nous être sosies, il est noir.

Les grands yeux rouges de Carmelle le dévisagèrent, avec sinon du mépris, du moins une douloureuse surprise :

– Depuis dix ans que nous nous aimons, c’est la première fois que je t’entends prononcer un truc raciste.

Xavier raciste ? La flèche transperça une bulle de colère et une autre de honte. Colère de se faire rabrouer après s’être fait raillé. Et honte, car il sentait au fond de lui, que sa remarque, qu’il n’avait pas voulue stigmatisante, portait en elle, sur le ton qu’il l’avait émise, un racisme horriblement quelconque : un noir ne peut pas ressembler à un blanc.

– Je ne dis pas que je suis plus beau, je ne, je ne me place pas au-dessus, alors arrête avec ton racisme.

Sans argument, il avait laissé la colère prendre le pas sur la honte. Carmelle ignora son changement d'humeur :

– Oh, ça va, si on peut plus plaisanter. Mais je t’assure, observe mieux le monsieur, je suis fascinée.

Le vigile leur sourit, enfin il sourit à Carmelle, comme tous les hommes encore en âge de bander souriaient à Carmelle. Elle restait, pour Xavier, la plus belle femme de la planète. Sans équivalence ni sosie. Pourtant depuis qu’il avait mis les pieds en Haïti, il se surprenait, lui qui regardait peu les autres femmes, à tourner la tête dans tous les sens. Par dizaine, il avait vu des Haïtiennes sinon aussi magnifiques que Carmelle, du moins portant, dans les yeux, dans le visage, un petit quelque chose qui lui rappelait son amour. Perturbant.

Le vigile donc leur sourit. Carmelle rayonna en retour, comme elle rayonnait toujours. Xavier, mi-maussade, mi-honteux, sourit avec les lèvres.

– Tu nous as encore fait ton sourire de blanc, se marra Carmelle.

– Arrête avec ça, tu veux.

La mère de Carmelle appliquait à tout sourire hypocrite l’épithète « blanc ». Depuis, chaque fois qu’on lui souriait avec les lèvres, en les gerçant, il ne pouvait s’empêcher de penser Tartufe. Il avait remarqué que cela n’était malheureusement pas l’apanage des blancs.

Ils prirent place dans ce café de Pétionville, pas vraiment un lieu de la haute, mais suffisamment fréquenté par du personnel politique ou de l’ONU, pour que des vigiles soit nécessaires. Un serveur vint leur souhaiter la bienvenue. Sourire à Carmelle, politesse pour Xavier, puis une pause. Il observa Xavier, reporta son visage sur le vigile dont le profil se découpait derrière la vitre. Son expression passa du doute à la circonspection puis à l’incrédulité. Carmelle n’avait rien manqué de ce petit jeu :

– Ah ! tu vois, le monsieur aussi trouve que tu lui ressembles !

Soulagé d'être compris, le garçon se tourna vers Carmelle :

– C’est incroyable, hein.

Xavier jetta un œil à nouveau au vigile. Comme souvent, confronté à son propre sosie, le premier réflexe était la négation. Non, je suis unique ! Accepter qu’un autre me ressemble autant, c’est perdre une partie de moi. La peur s’infiltra chez Xavier, qui répondit :

– Très bien, vous avez gagné, mon arrière-arrière-grand-père devait tenir une plantation dans le coin et aura violé son aïeule, voilà c’est tout.

Cette sortie dans ce qui restait Haïti la fière, la première nation d’esclaves à s’être libérée, passa mal. Carmelle marqua une pause, le serveur hésita. Xavier voulut rattraper ses paroles, mais personnes, jamais, n’a pu rattraper ses paroles.

– On va vous commander deux « Prestige », s’il vous plait, coupa Carmelle.

Le serveur jeta un dernier regard au vigile, puis à Xavier avant de s’éloigner.

– Bravo, bel effort, félicita Carmelle.

– Je ne sais pas ce qui m’a pris.

– Oh ! mais je sais moi, tu as laissé ton petit égo dominer ton humanité.

Elle frappait toujours juste, toujours là où ça faisait mal. Et sans détour, sans fausse pudeur. Comme ce premier rendez-vous où il l’avait invité à boire un dernier verre chez lui, pourdiscuter avait-il prétexté, et qu’elle avait rétorqué, en rivant ses yeux dans les siens :

– Je te préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Cette première fois, il avait trouvé les mots justes lui aussi. Alors que tant d’autres auraient tourné autour du pot. Il ne s’était pas dégonflé :

– Il faut bien qu’il y ait un premier soir alors.

Et dans ce café de Pétionville, toute sa médiocrité le submergeait, l’étouffait pour l'abandonner sans voix. Comment pouvait-il se comporter aussi mal, de manière aussi peu conforme à l’image qu’il avait de lui ? Il offrait son dos à la vitre, mais l’envie de se retourner le brulait. Qui suis-je, que suis-je si j’agis en fonction de ce que les autres me font ? Qui suis-je si je laisse mes émotions me trahir, trahir ce que je suis ?

La discussion, d’abord légère, prenait un tour nuageux, pesant, poisseux.

Les « Prestige » arrivèrent. Ils trinquèrent malgré l’animosité. Carmelle lui fit un sourire de blanc bien marqué pour signifier son désaccord. Xavier articula une grimace de désespoir. Car il était malheureux. Malheureux du plus profond de son être. Malheureux de ne pas être lui, d’être mangé par sa colère, de se fermer à ses semblables, de… tout ce qu’il avait à faire, c’était de se lever et de parler à cet homme. Juste une fois dans sa vie, faire ce qu’il voulait, pas ce qu’il croyait devoir faire ou ne pas faire, car il s’était enferré dans une situation inextricable. Juste une fois dans sa vie, trouver la force, le courage, encore que ce ne soit pas les bons termes, de faire ce que doit.

« Que peut-il t’arriver de pire que de continuer à vivre avec cette chape de plomb, que tu construis jour après jour » ?

Il se leva, la « Prestige » à la main, sortit et se planta en face du vigile :

– Bonjour, je m’appelle Xavier.

– Juleson, lui répondit l’homme en saisissant fermement la main tendue.

– Vous avez remarqué ?

– Remarqué quoi ? s’enquit Juleson.

– Qu’on se ressemble comme deux gouttes d’eau.

Juleson plissa les yeux d'incrédulité, s’arrêta en constatant que son vis-à-vis était sérieux. Il pivota pour qu’ils s’observent dans une partie de la vitre qui reflétait leurs images. Ils étaient là : un grand et un petit, un noir et un blanc, un trentenaire et un presque cinquantenaire. Aussi dissemblables que possible, et dans cette vitre qui retournait leur silhouette, leurs traits, ils sourirent. Tous les deux, du même sourire entier, sans lèvres gercées, un sourire qui venait du cœur sans passer par le cerveau. Et chacun constata que la joie de l’autre provenait du même endroit, de la même poche de sincérité. Ils accentuèrent encore leur sourire, qui devint rire, qui devint sang et irrigua leur corps et leur âme. Ils se rapprochèrent, inconsciemment. Ils devinrent frères, frères de vitre. Pour une seconde ou pour la vie.

Carmelle observait les deux hommes, les larmes aux yeux. Sans comprendre. Mais elle venait de surprendre une expression de bonheur sur le visage de son amoureux qu’elle n’avait plus vue depuis des années. Et ce sourire, elle l’avait saisi, n’était pas lié à elle, au contraire peut-être. Elle songea que cet homme qu’elle aimait tant serait peut-être plus heureux sans elle. Qu’il faudrait le libérer.

Le serveur revint près d’elle :

– Ils ont l’air de se bien s’entendre. On dirait qu’ils sont frères.

À quoi Carmelle répondit :

– Mais ils sont frères.

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