Trop heureux pour écrire

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– C’est pas un peu chiant ce que t’écris depuis que t’es heureux ?

Alex laissa les mots pénétrer le cerveau, la conscience puis la confiance de son ami Valéry. Quand la brèche se révéla dans les yeux ahuris de Valéry, Alex enfonça le clou :

– Tu trouves pas ?

La question, formulée comme une évidence heurta plus encore les doutes de l’heureux écrivain :

– Chiant ? Non, je ne trouve pas. Je ne m'intéresse plus aux mêmes sujets, c’est tout.

– Oui, ben tes nouveaux sujets sont chiants, insista Alex.

Valéry ne répondit pas, il aurait pu tenter d’avoir raison, argumenter, s’énerver même, mais ce n’était plus lui. Ce personnage mort et enterré avait laissé place à un homme posé, à l’écoute, dans le doute plus que les certitudes. Un doute revigorant et non paralysant.

– Qu’est-ce que tu trouves de chiant ?

Alex masqua son agacement dans une mimique hypocrite qui l’amplifiait plus qu’elle ne le cachait :

– Le bonheur mec, t’écris sur le bonheur. Des gens heureux qui sont de plus en plus heureux. Y a pas plus niaiseux !

– Je n’écris pas sur le bonheur, je raconte des moments de vie, de révélation, de découverte d'une forme de félicité.

– Un cureton, t’écris comme un cureton. C’est chiant à mourir. Sérieux, regarde tes dernières nouvelles ! « L’écrivain qui écrivait bien », « Le goût de l’amour », « Nouvelles blanches pour l’espoir ». Tu vas monter la secte des imbéciles heureux après ? Merde, on dirait du Paolo Coelho sous valium relu par le Dalaï-lama pour une collection de Oui-Oui pour enfants attardés.

Valéry se crispa légèrement :

– Dis, ça fait beaucoup de critiques pour une seule phrase. Je veux bien que tu te contiennes. Ou que tu développes un peu tes arguments.

Alex abattit sa colère sur la table :

– Même ta façon de te défendre sent le vieux. Pas que t’aies jamais vraiment aimé la critique, mais au moins avant, tu t’emportais, tu éructais, là tu raisonnes, tu philosophes, tu discutes !

– Excuse-moi de ne plus me révéler dans l’agressivité mais dans le contact avec l’autre.

Les digues d’Alex cédaient les unes après les autres :

– Tu sais ce qu’il te dit l’autre !

– Non, mais je vais l’apprendre assez rapidement si j’en crois ton état.

– T’es plus un écrivain, mec. T’as plus rien à dire. Plus rien à enseigner. Plus rien à décrire. T’es en paix et les écrivains en paix sont des écrivains gonflants.

Agacé par la pauvreté du jugement, navré par l’étroitesse du propos, Valéry tenta encore une fois d’argumenter :

– Tous les grands écrivains ne nagent pas dans un océan de névrose, dans une apocalypse mentale permanente.

Alex repoussa l’ouverture :

– Tu vas pas me citer tous les auteurs bourgeois du 19e. Où les bons à rien du 5e.

– Tu parles de siècle ou d’arrondissement ?

– Tu m’as très bien compris. 19e siècle et 5e arrondissement.

– Oui bah le 5e justement en est la preuve : tu peux être atteint d’une faille narcissique cataclysmique et rester chiant comme la pluie. Rien de bon n'est sorti de ces nains névrosés depuis cinquante ans. Le sens de la formule, l’originalité de l’intrigue, ça ne dépend pas de ta consommation d’antidépresseur.

Alex se leva, de colère ou de dépit :

– T’es emmerdant comme un de tes personnages. Un de tes personnages fantomatiques, sans présence, sans aspérité. Non, j’te le dis mec, ce que tu écris ne vaut plus rien. Et si ta conversation prend le même tournant, ça va plus être possible.

Et fidèle à son caractère entier, Alex lâcha dix euros sur la table et quitta le bar. Pour ne pas rater sa sortie, il partit sans regarder la direction qu’il prenait. Valéry ne le vit pas réaliser un grand détour pour rejoindre la bonne rue.

Arrivé chez lui, Valéry se connecta pour écrire une « Nouvelle blanche pour l’espoir ». Quel thème choisirait-il ? Il inspecta sa liste : la force de l’entraide, le bonheur sur la durée, l’amour qui rend heureux, le couple dont l’enfant trouve le bonheur, ou l’écrivain apaisé. La liste, sans fin, tournait autour des mêmes problèmes. Des mêmes absences de problèmes aurait chambré Alex.

Deux heures plus tard, parvenu à la conclusion du premier jet, il s’accorda une pause pour parcourir des commentaires récents de lecteurs :

– C’est plus ce que c’était. Je ne retrouve aucun des thèmes de l’auteur. Ses personnages, sans emphases, se baladent dans un monde sans creux. Même le style me touche moins. Les envolées des mectons énervés, les délires de ses schizophrènes, terminé, plus rien. On dirait que c’est le frère de l’auteur qu’a pris la relève. Un frère chiant comme la pluie.

– Je ne comprends pas où veut nous emmener l’auteur. Il est passé du style « l’apocalypse en se marrant » à »Le bonheur en s’emmerdant ». Pas d’enjeu, pas de surprise. À éviter.

Et la liste continuait, interminable. Au passage, il nota que les commentaires arrivaient en nombre depuis quelques temps. Tous critiques. « Où étiez-vous lorsque ce que j’écrivais vous plaisait ? ».

Il ne dormit pas. Pour la première fois de sa vie. Lui qui avait toujours trouvé le sommeil, même lorsqu’il évoluait dans un monde de peur, d’angoisse et de stress. Une nuit blanche. Une nuit blanche pour la première fois de sa vie.

Et si, et s'il devenait insomniaque ?

La pensée l’effleura, tout comme le touchèrent des dizaines de réflexions qu’il n’avait plus envisagées depuis des mois. Il médita et retrouva la félicité et le sommeil.

La semaine suivante, invité à un salon du livre dans le Périgord, il se confronta à d’autres lecteurs :

– Dites, pourquoi vous écrivez plus des livres fous comme avant ?

– Vous ne tuez plus jamais vos personnages en fait ? D’ailleurs, vos personnages, ils disent plus de gros mots non plus. C’est normal ?

– Maupassant, il est devenu fou, vous c’est l’inverse. Ben, je préfère Maupassant.

Bien qu’il ne se soit jamais comparé à ses collègues, contemporains ou pas, la phrase le laissa chancelant. Décidément, il n’y avait pas qu’Alex pour ne plus aimer ce qu’il écrivait. Passé le cocktail de fin de salon, où il sentit bien que ses nouveaux textes ne déchainaient pas l’enthousiasme, il peina encore à trouver le sommeil. Et le lendemain, il dut lutter pour atteindre cette sérénité qui le portait depuis quelques mois.

Et puis s’en fut trop. Un débat auquel il participa acheva de le plonger dans les limbes. « Peut-on écrire lorsque l’on est heureux ?». Les réponses laissaient peu de place au doute. Valéry n’en dormit pas de la nuit. Ni la suivante. Et les pensées revinrent le hanter, l’angoisser. Avec la crainte de redevenir celui d’avant. De ne plus trouver la paix, l’harmonie et surtout, surtout la légèreté qui l’habitait depuis des mois.

Trois jours d’insomnie plus tard, il produisait, pour la première fois depuis longtemps un texte torturé, d’une force qui le saisit. Il le lut, le relut. Compara avec ses dernières productions. Rien à voir. Il tenait sa meilleure histoire.

Il dormit comme un loir. Et, la sérénité retrouvée, entreprit de continuer sa série sur le bonheur. Qu’il jugea désespérément navrante. Mais comment trouver des sujets forts lorsque tout allait bien ? Le manque de repos bien sûr. Nuit après nuit, Valéry s’obligeait à ne plus dormir. S'octroyait deux, trois heures de sommeil maximum. Il reprit sa consommation d’alcool excessive.

Enfin, il acheva un nouveau texte, digne d'un Baudelaire, sinon par le style, il n’avait pas cette prétention, par l’histoire.

Satisfait, malgré l'épuisement, il signa, pour la première fois depuis longtemps : Alex.

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