Foste et Lucifière

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– Je voudrais vendre mon âme. S’il vous plait, quelqu’un !

Foste errait dans les rues désolées de sa ville.

– Âme à vendre, à votre bon cœur ! Pour survivre.

Personne ne prêtait attention à ce vieillard qui n’en était pas un. La fatigue, le stress, la malnutrition avaient eu raison de sa vigueur, et ses télomères affichaient un bon quatre-vingts printemps quand Foste venait de fêter ses quarante-cinq ans. Quarante-cinq ans tapis derrière ses rides, masqués par ses cheveux blancs.

– Mon âme, achetez mon âme !

Son estomac criait famine, son cœur criait vengeance et son âme, si elle existait, chuchotait pour ne pas troubler le repos éternel auquel elle aspirait.

Au croisement de la rue du Lac et du Boulevard de l’épée, Foste manqua de buter dans une femme. Une petite femme, boulotte sans être grosse. Foste s’apprêtait à la houspiller lorsqu’il rencontra son regard. Quelle bizarrerie est-ce là : un de ses yeux luisait de malice, d’intelligence et de tension, tandis que le deuxième paraissait provenir d’un bovin dégénéré. Le résultat s’avérait perturbant. Intrigant, pourtant, il se lança :

– Bonjour madame, je vends mon âme. Un bon geste.

L’œil droit, le facétieux, gagna encore en énergie, écrasant le gauche dont la lueur s'éteignait, aussi improbable que cela parût.

– Et qu’est-ce que j’en ferais de votre âme, mon cher Foste ?

La mention de son nom surprit doublement Foste. Depuis trois ans, personne ne l’appelait plus autrement que vieillard, poivrot, ordure ou machin, dans le meilleur des cas. Et d’où le connaissait-elle ?

– Te frappe pas, je suis rencardé sur tout le monde par ici.

Et tandis que l’œil bovin semblait prendre le pas sur le vif, elle lâchait mollement :

– Lucifière, négociante.

– Quelle drôle de nom, remarqua Foste.

– Vous n’avez pas à vous plaindre, rétorqua la petite femme rousse. Non, blonde. Auburn ? Châtain ? Diable, impossible de définir sa couleur de cheveux.

– Tu n’es pas venu jusqu’à moi pour me faire une couleur, alors détends toi.

Saisi que la femme lut dans ses pensées, et un peu consterné par la platitude de ce qu'elles révélaient, Foste se redressa, presque fier.

– Foste, pour vous servir.

– Ils disent tous ça, et l'oeil bovin émit une lueur inquiétante.

– Mais vous avez évoqué l'idée, enfin, que j’étais venu jusqu’à vous. Il me semble que c'est l'inverse.

Lucifière se recula, inspecta Foste, sourit :

– L'inverse ? Ça fait trois semaines que tu parcours la ville en braillant que tu vends ton âme, je débarque et tu fais l’étonné ? C’est du mou de veau là-dedans ?

Elle tapota le crâne de Foste et alors qu’il allait répondre, elle enchaina :

– Sérieux, fais un effort. Je te demande pas de compléter la théorie de la relativité générale, juste de relier deux points. Pas trois, parce que trois, ça fait pas mal de possibilités, mais deux, normalement, même avec un cigare qui tourne au ralenti, ça doit être jouable.

Étourdi par autant de paroles, Foste titubait, vaporeux. Pour reprendre l’ascendant, il tenta un affirmatif :

– Bien sûr, vous voulez m’acheter mon âme.

Sourcils arqués :

– T’as réussi à te vautrer avec deux points, faut le faire. Je veux rien t’acheter du tout moi, c’est toi qu’es vendeur.

– Et vous ?

– Moi, je viens aux nouvelles, mais faut me convaincre. Si ton âme ressemble à ton ciboulot, ça sent l’arnaque. Et les arnaques moi, je les détecte à sept cercles de distance.

Foste tourna la tête dans tous les sens :

– Sept cercles ?

– Laisse tomber. Monsieur veut écouler son âme. Pourquoi pas, mais es-tu bien rencardé sur les conditions ? Je crains que tu nages dans l’ignorance, pour pas dire plus.

– Je ne connais effectivement pas tous les termes de ce genre de contrat mais j’ai bonne âme, alors, ça doit suffire.

Lucifière l'interrompit :

– Tatata, c’est pas toi qui décides de la qualité de ton âme, c’est moi et…

Elle leva les yeux au ciel :

– Et l’autre glandue.

Un coup de tonnerre éclata dans le ciel azur.

– L’autre glandue susceptible.

Un bruit plus terrible encore :

– Susceptible et pétomane.

Foste se recroquevilla :

– Mais d’où vient ce fracas, ce n’est pas l’orage tout de même.

– Ah, je vois que je n’ai pas à faire au couteau le plus aiguisé du tiroir. Tu serais pas le petit dernier d’une longue famille de consanguin ? Une sorte de Habsbourg ? Genre Philippe 18.

– 18 ?

– Bah quand tu mates la gueule d’arriéré du numéro 4 déjà, ça t’indique ton niveau.

Foste que la faim tenaillait toujours demanda, péremptoire :

– Mais vous la prenez mon âme ou pas ?

– Attention au choix des mots garçon. Tu la donnes ou tu la vends.

– Je la vends, je la vends, corrigea Foste.

– Bon, alors pourquoi je l’achèterais ?

Foste recula de surprise, la colère rougissant son teint :

– Comment ça pourquoi ? Mais, une âme enfin, une âme, ça n’a pas de prix.

– Heureusement que si. Comment on ferait la transaction autrement ? Tu le payes dans quelle monnaie le truc qu’a pas de prix ?

– Ah, j’avais pas pensé à…

– À grand-chose, je vois ça. C’est toujours pareil. Vous débaroulez avec votre âme sous le bras, ambiance roi soleil qui vient négocier à la table des vaincus. Mais mon petit vieux, je sais plus quoi en foutre moi de votre camelote. Avec le taux de chômage, la misère galopante, ça fait bien longtemps que les pauvres ont tout revendu. Alors des âmes, c’est pas ça qui manque.

– Oui, enfin, quand même...

– Mais tu crois que ça se stocke sous le cul d’une gargouille ? Les arrivages, c’est fois cinq depuis dix ans. C’est le bordel. Du coup, on est plus sélectif. C’est la loi du marché.

Blessé énervé étourdi, Foste voulut reprendre la main :

– Mais je vous parle d’une marchandise de première main.

– Alors comment t’as échoué là et avec cette gueule de grabataire ?

– Sacrifice ! C’était mon deuxième prénom. Je me sacrifiais tout le temps, pour tout le monde. À la longue, ça use.

– M’en parle pas.

– Bref, il me semble que selon vos critères...

– T’occupes pas de mes critères.

– Certes, reste que mon âme est blanche et pure, et masculine qui plus est.

– Ah ! les femmes pour toi, c’est, c’est moins bien ?

Foste, oubliant le sexe apparent de son interlocutrice :

– Moins bien, je ne sais pas mais ce sont les hommes qui dirigent l'univers.

– Des hommes comme toi tu veux dire, ironisa Lucifière.

– Voilà, voilà, comme moi, se gargarisa Foste insensible à la raillerie.

– Mais alors du coup, la clodo là-bas ? Tu la vois ?

Foste considéra le tas de haillons dont une main pourvue d'un petit gobelet dépassait.

– Oui, oui, je la vois.

– Son âme vaut rien selon toi ?

– Pas rien mais moins que la mienne.

– Donc sa vie vaut pas grand-chose non plus.

Foste qui n’avait jamais réfléchi à la chose hésita avant de conclure péremptoire :

– Certainement.

Le toisant, Lucifière conclut

– Et vu que ta vie, au poids de l'or, elle pèse pas lourd, la sienne, c'est carrément du vent. Limite, elle gêne, elle prend le pain des autres âmes si j’ose dire, non ?

– Oui, oui, absolument.

– Alors, il te reste à…

Le tonnerre retentit une fois.

– À… enfin, je n’ajoute rien.

– En plein jour ?

– Tu crois vraiment que j’ai pas le pouvoir de régler les conséquences d’une bisbille de ce genre ?

Et Lucifière se recula, ayant clos sa partie de la conversation. Foste, toujours entourbilloné, hésita, regarda à droite, à gauche, personne. Cette salope, cette vieille harpie l’empêchait de pouvoir vendre son âme au bon prix ! Mais il pouvait agir, il avait la main sur son destin. Pour une fois, une seule, il serait maitre de son avenir.

Il saisit une pierre, se dirigea vers la femme, allongée, et lui fracassa le crâne. Quand sa besogne fut terminée, il retourna vers Lucifière :

– Ça y est, je vous ai fait de la place. Une âme de moins.

– C’est pas possible d’être aussi con. Non, je te jure, c’est presque trop facile.

La sueur froide glissa le long de la colonne vertébrale de Foste :

– Mais, je, je ne comprends pas.

– Ça, je te confirme.

– J’ai fait comme vous m’avez dit.

– Houla, je t’ai rien dit moi.

– Oui, enfin...

– Enfin, tu viens de buter quelqu’un et tu reviens me voir « une âme de moins ». Ben non abruti, une âme de plus. Ça fait encore moins de place chez moi. Surtout qu’elle avait un casier plutôt sévère.

– Admettons, mais moi, mon âme, vous me l’achetez ?

– Avant, pourquoi pas. Contrairement à ce que tu baratines, t’avais pas le cursus de mère Thérésa – encore qu’il y aurait beaucoup à dire sur cette raclure de bidet. T’as un peu volé, beaucoup menti, pas mal méprisé, arnaqué et j'en passe. Mais le truc avec le tôlier...

Et elle releva les yeux au ciel d’une mimique théâtrale :

– c’est qu’autant il vous met votre race quand vous arpentez sa planète, autant au moment de l’addition, il a tendance à reglisser une petite poire, faire péter une ristourne. Enfin bref, même si vous avez bien merdé et que vous passez pas sous la toise, il laisse la porte entrebâillée. Du coup, avant, ton âme elle m’intéressait parce que l’autre l’aurait prise.

– Et maintenant ? demanda Foste dont tous les pores exsudaient une sueur aigre, signe de la clairvoyance de son corps.

– Ben, là tu viens de buter quelqu’un, tu crois pas que la grosse barbue va t’accueillir à bras ouverts ? Elle est coulante, mais y a pas marqué Bouddha.

– Mais alors ?

Et Foste paraissait plus vieux, plus fatigué comme si sa question contenait la réponse.

– Alors t’as tout compris, ton âme, tu peux plus me la vendre, puisqu’elle m’appartient déjà. Tu viens de me la donner. Pour rien. Parce que t’es trop con.

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