Carla, quand l’humanité de la République fait faillite

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Carla avait trente-neuf ans et un corps qui refusait la liberté. Elle venait du Pérou, de Lima, une ville aux couleurs éclatantes mais aux poches noires de misère, où l’espoir et la peur s’entremêlaient dès l’enfance. Elle avait traversé l’Atlantique avec l’espoir de reconstruire sa vie, d’échapper à la violence d’un passé domestique et d’offrir à ses enfants un avenir stable. Mais le destin, cruel et ironique, avait décidé autrement.

Son mari, celui avec qui elle avait partagé ses espoirs, avait fui au Canada dès que la maladie l’avait frappée. Une lâcheté simple, déshumanisée. Ses enfants avaient suivi leur père, laissant Carla seule dans un appartement humide du Havre, à respirer au travers d’un tuyau, dépendante d’un concentrateur d’oxygène et de bouteilles que seule sa force déclinante pouvait porter. La vie, si fragile, se résumait désormais à compter les litres d’air, à gérer les factures, à réfléchir chaque jour à sa survie.

Carla avait essayé de tout faire correctement. Elle avait suivi les démarches pour déclarer son handicap, elle avait rempli les formulaires, respecté les délais, cru aux promesses des institutions. Mais la sous-préfecture du Havre, fidèle à son rôle d’ombre bureaucratique omniprésente, avait décidé que son dossier n’avait plus lieu d’exister. Son titre de séjour expirait, et avec lui, le droit de rester dans le pays qui avait été sa seule promesse de protection. Une obligation de quitter le territoire, indigne, inhumaine, indéfectible.

Chaque jour était une lutte. Transporter ses bouteilles d’oxygène à l’extérieur pour les remplir devenait un défi. Son corps tremblait sous le poids de l’air qu’il fallait déplacer. Les poumons brûlaient, le cœur s’accélérait, mais il fallait marcher, avancer, respirer et tenir. Elle pensait à ce moment où elle se retrouverait dans la rue, sans oxygène, sans toit, seule face à la misère et à la bureaucratie. Le spectre de la mort, cruel et silencieux, la frôlait à chaque inspiration.

Le poids du passé l’assaillait également. Les souvenirs de son mari lâche revenaient comme des coups de vent glacial : son indifférence, ses mensonges, ses enfants arrachés à elle, la promesse trahie de protection. Elle se souvenait de Lima, des rues chaudes, des marchés, des couleurs vives et des cris joyeux de son enfance. Tout semblait maintenant loin, inaccessible, presque irréel.

Carla voulait travailler, trouver un équilibre, se sentir utile, respirer sans douleur morale. Mais comment travailler lorsqu’on est dépendante d’un concentrateur et de bouteilles d’oxygène  ? Comment se déplacer, transporter son matériel, respecter les rendez-vous administratifs, tout en respirant  ? Comment survivre dans un monde où la bureaucratie décide de votre valeur humaine  ? Chaque tentative était un rappel cruel de son impuissance.

Les factures s’accumulaient. Le loyer, les bouteilles, l’électricité, les besoins quotidiens : un fardeau constant. La sous-préfecture du Havre, invisible mais omniprésente, suspendait sa vie dans une attente interminable, imposant une fatalité administrative qui semblait plus importante que la vie elle-même. Chaque formulaire perdu, chaque refus implicite, chaque rendez-vous reporté était une gifle à l’humanité, une démonstration que les institutions peuvent tuer lentement, méthodiquement, à force de lenteur et d’indifférence.

Carla se surprenait parfois à crier dans son appartement vide, à lancer des bouteilles d’oxygène contre le mur, à maudire l’injustice qui la privait de tout. Les voisins ne comprenaient pas, les amis étaient absents, les associations débordées ou inexistantes. Elle se retrouvait seule face à son destin, suspendue à l’air qu’elle pouvait transporter, dépendante des tuyaux et des machines, et sous la menace constante d’un document administratif qui pouvait lui enlever le droit même de respirer dans ce pays.

Pourtant, malgré cette vie suspendue entre la survie et l’oubli, Carla persistait. Chaque matin, elle ajustait le tuyau, vérifiait les bouteilles, respirait profondément et avançait. Les démarches, les courriers, les refus, les formulaires : tout faisait partie de sa lutte quotidienne. La sous-préfecture du Havre n’était pas seulement une institution, elle était devenue l’incarnation de l’injustice, un labyrinthe sans issue où chaque acte, chaque mouvement devait être calculé, anticipé, anticipé encore, pour ne pas tomber dans l’oubli administratif et mourir étouffée par les délais et la négligence.

Chaque jour, elle pensait à ses enfants, à son fils, à sa fille, à l’image de leurs visages qu’elle ne voyait plus. Chaque respiration était un acte de résistance. Chaque bouteille déplacée, chaque formulaire envoyé, chaque courrier signé était un pied de nez à la machine bureaucratique qui voulait l’effacer. Dans la solitude de son appartement, entre les tuyaux et les bouteilles, Carla devenait à la fois prisonnière et héroïne, survivante d’une injustice institutionnelle, gardienne de son propre souffle.

Et la réflexion revenait, inlassablement : pourquoi un État, qui prétend protéger, peut-il créer la menace  ? Pourquoi la sous-préfecture, en suspendant sa vie, en bloquant ses démarches, peut-elle décider de la survie même d’un être humain  ? Pourquoi la République, supposée garant des droits et de l’égalité, peut-elle infliger une obligation de quitter le territoire à une femme dépendante de l’oxygène, seule, malade et abandonnée  ? L’ironie, la cruauté et le sarcasme de ce système apparaissaient dans toute leur amplitude : la vie suspendue à des signatures, à des cachets, à des délais.

Et Carla, malgré la peur, malgré la solitude, malgré la maladie et le poids des bouteilles, continuait. Elle respirait. Elle écrivait, elle appelait, elle rêvait. Chaque respiration, chaque geste, chaque bouteille déplacée était une déclaration silencieuse : elle existait. Et tant que son souffle persistait, elle continuerait à résister contre l’injustice de la sous-préfecture, contre le vide administratif et contre l’indifférence humaine.

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