Je ne sais plus

5 minutes de lecture

Je ne sais plus combien de temps j'ai passé ici, à croupir. Je ne sais plus quel jour on est, quel mois, quelle année. Mais cela fait assez longtemps pour que je sache comment les choses se passent ici. Tu restes dans une cellule. Seul, sombre, mal nourri, mal traité. Tu ne vois que tes bourreaux, qui t'apportent du pain rassis et un petit verre d'eau. Il ne faudrait pas que tu meurs trop vite. Cela n'aurait servi à rien de t'arracher à ta vie, à tes libertés. Tes bourreaux, semble-t-il, prennent un malin plaisir à voir leur prisonniers sur le bord du gouffre. Le gouffre qui t'emmène au porte de la mort, sans retour possible. Tes bourreaux aiment te déchirer en petits morceaux, en minuscules miettes, petit à petit, tout doucement. Ils aiment voir ta peur lorsque tu es pris au piège comme un rat. Ils jouent comme le chat avec la souris. Pourtant, tu n'as tué personne. Tu t'es juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Tu es juste né là où il ne faut pas naître quand on a pas trois sous.

Aujourd'hui, tu as un pressentiment. C'est étrange, cela faisait longtemps que tu n'avais plus rien senti, en dehors de tes membres endoloris ou meurtris (tu ne sais plus trop) et l'odeur putride de ta cellule, de ta prison. Tu entends des bruits de pas. Beaucoup de pas. Des bruits de voix. Tu ne parviens pas à comprendre ce qu'ils disent, mais tu sais que ce sont des hommes. Tes bourreaux. Ils discutent. Ils sont calmes. Tu entends un rire parfois, qui ponctue la fin d'une phrase. Sûrement pas une blague. Tes bourreaux n'aiment pas ça. Ils travaillent. Ils sont minutieux. Rien ne leur échappe. Ils réussissent toujours leur mission. Impossible de leur échapper. Lorsqu'il viennent te chercher, t'es mort.

Tu commences à penser. Mais tu ne penses pas comme d'habitude. D'habitude, tu penses à ta famille. Ton père, ta pauvre mère. Tu penses à tes deux soeurs et à ton petit frère. Tu penses à leur désespoir. Espère-t-il encore te retrouver? L'ont-ils même imaginer à un moment? Où ont-ils tout de suite compris? Des bruits courraient depuis longtemps déjà. Bien avant que ce ne soit toi. Mais tu penses surtout à Juan. Vous deviez vous marier, lui et toi, au printemps prochain. Depuis combien de temps es-tu ici ? Il a peut-être refait sa vie. Ou peut-être qu'il t'attend toujours. Tu ne sais pas laquelle des deux tu préfères. Qu'il t'oublie ou qu'il t'attende? Tu sais que tu ne sortiras jamais d'ici. Même morte.

Des ombres apparaissent devant ta cellule. C'est eux. Des éclats de voix te parviennent encore. Quand tu commences à distinguer des formes humaines, les voix cessent. Tu n'entends plus que leur chaussures sur le sol et leur pas résonner dans l'étroit couloir de la prison. Ton coeur tape contre les parois de ta poitrine. BAM, BAM, BAM. Lui aussi veut sortir. Il en a marre d'être emprisonné. Ton estomac se fait ronger par une invisible petite bête. Par un affreux parasite. Par ta peur. T'as peur de passer à l'échafaud. Ta peur qui te hurle "c'est toi!", "c'est toi qu'ils viennent chercher!".

Ils marchent encore. Maintenant tu perçois la couleur de leur vêtement grâce à leur lampe torche. Une lumière froide dans une prison froide. Leur uniforme est d'un kaki bizarre, de couleur caca d'oie, vert cramoisie tirant sur le marron boue. C'est moche. Tu penses que la couleur leur va bien. Une couleur laide pour des personnes laides. Les hommes marchent. On dirait qu'ils vont vers toi. Ton coeur tapent plus fort. Maintenant, il se jette contre les parois, il devient fou, il s'affole, il ne se contrôle plus. Il tremble de peur, il frémit d'effroi. Il ne veut pas finir ici. Ton estomac pleure lui aussi. Ta peur le bouffe. Ta peur le déchire, l'arrache en miette. Comme tes bourreaux avec leur victimes. Comme le chat avec la souris.

Les hommes se sont arrêtés devant ta cellule. Tu entends des bruits de tissus. Tu entends des bruits de clés. Tu as envie de pleurer, de crier, de frapper, d'hurler. Tu te retiens. Tu ne veux pas montrer ta faiblesse à tes bourreaux. Tu veux rester forte. Pour eux. Pour ta famille, pour Juan. Tu les regardes dans les yeux quand ils ouvrent ta cellule, recroquevillée sur toi-même. Tu frissonnes. Tu ne sais pas si c'est la prison glaciale, ta peur ou les deux. Quatre hommes entrent dans ta cellule, les autres bloquent l'entrée, et sortie. Deux de tes bourreaux t'attrapent par les bras et te soulèvent comme on soulève un sac de pomme de terre. Mamita fait de bonne tortillas de pomme de terre. Cette pensée ne parvient pas à t'apaiser. Ils te sortent de ta cellule. Tu es encadré de toute part. Impossible de s'échapper. Ils te serrent fort. Impossible de s'en libérer. Ils te serrent trop fort. Tu as mal au bras. Tu es sûre que ton sang ne circule plus jusqu'au bout de tes petits doigts, dans tes mains frêles. Ils te traînent, tes pieds nus rencontrent le sol bétonné de la prison. Souvent. Trop souvent. Tu as mal. Tu essaies de bouger les pieds. Pour faire comme si tu marchais. Pour ne plus souffrir de trop. Peut-être qu'on a besoin de pieds au paradis. On sait jamais. Tu sens un violant coup dans tes jambes. Enfoiré. Tu sers les dents et ferme les yeux aussi fort que tu peux. Tu ne veux pas pleurer. Tu as peur de crier. Te tueraient-ils sur place? Tu ne penses pas. Ils feraient sûrement pire. Ils te tabasseraient jusqu'à ce que tu sois à moitié consciente. Ils aiment le pouvoir. Voir ta peur dans tes yeux. Ta bête, ton parasite qui te bouffent l'intérieur. Tu es sûre que c'est eux qui l'ont créé, comme un envoyé spécial, un espion, un missionnaire chargé de te faire connaître la Peur.

Vous marchez depuis longtemps. Une petite porte apparaît de cette énième couloir. C'est les porte de la mort. Tu viens de descendre le colimaçon de la prison, le chemin vers l'Enfer. C'est comme partir sur Mars avec le billet pour l'aller mais pas le retour. Tu sais que t'es foutue. Vous marchez encore. Tes pieds frottent, râpent le sol. Tes bras tirent. Tu vas garder les traces de leur sales paluches jusqu'à ta mort. Il fait toujours sombre. Leur lampe torche éclairent à peine le couloir. La porte s'approche de plus en plus. Une porte en acier, comme les murs. Au fond d'un mince couloir. En bas du colimaçon de la prison. Personne ne te retrouvera jamais. Les autorités ne te rendront jamais à ta famille, à Juan. A la lumière. A la vie. De toute façon, tu sais que si personne ne fait rien. Si de pauvres gens disparaissent depuis plus de vingt ans. Depuis que la prison existe. C'est parce que tout les hommes de pouvoir. Tout les soldats. Tout les gendarmes. Les gardiens de la paix. Tous sont corrompus par ces déchets. Par tes bourreaux.

L'un d'eux s'approche de la porte. Il y enfonce une petite clé grise. Il la tourne. Il ouvre la porte. Il entre. Les autres le suivent. Et toi aussi. Tu te tends. Il fait noir. Ca grésille. Une faible lumière jailli de plusieurs spots. On te jette par terre. Tes bourreaux s'approchent vers toi. Comme des monstres dans la nuit. Comme un cauchemar. Tu hurles.

Je me réveille. Je ne sais plus combien de temps j'ai passé ici, à croupir. Je ne sais plus quel jour on est, quel mois, quelle année.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Sature ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0