SUPERNOVA

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Quand je rentre, Cliff est au salon, éclairé par la lumière bleue de son MacBook. Le reste de la maison est plongé dans le noir et dans le silence. Je me doutais qu’il ne dormirait pas. Cliff, il est cousu dans le même tissu que la Sainte-Nuit — il veille, sans rien dire. Mais j’avais au moins espéré le trouver trop absorbé par son monde pour me laisser filer dans ma chambre sans rien capter de mon état. Comme ce soir-là, l’été dernier, celui de ma rencontre avec Mike…

Ses yeux me détaillent de la robe rouge d’Amanda au ballet tragique dans mes veines. Et je sais que ça lui coûte. Je tire le tissu sur mes cuisses, je fais un, puis deux, puis trois boitements dans sa direction, ruminant une symphonie de mensonges, blagues et excuses, qui retombe à plat sous mon crâne, avant que je rassemble assez de courage pour soutenir son regard. Ce vieux vif-argent que je suis trop shooté pour franchir. Pourtant, même malgré ce sourire qu’il me tend, je sais bien que je ne peux pas le leurrer. Et que je ne le mérite pas, ce sourire. C’est sous mon sternum, qu’ils se mettent à fleurir, les coquelicots. Ma respiration est râlante. Les larmes que Mike a enclenchées refont surface, connaissant le trajet le plus abrupt sur mes joues. Je lui tends un sourire au milieu de tout ça. Celui d’un fils piégé dans le corps d’un ado de dix-sept piges, aux narines trop de fois essuyées pour qu’on lui donne encore son âge. Un fils qui a juste ça à offrir : rester cet effet spinoziste. S’il attend encore ce soulagement de le voir repasser le pas de la porte entier — effrité par endroits et tenu ensemble par du poison.

  • T’as mangé ? Ta mère t’a laissé une assiette sous cellophane dans le frigo.

Silence, faute de mieux.

  • T’es rentré à vélo ?

Oui de la tête. Et c’était franchement pas une bonne idée. Enfourcher ma bicyclette avec une robe minuscule et un cocktail presque molotov de cachets, de tise et de Mike… J’ai crevé mille fois ou alors les voitures ont pour de vrai manqué me faucher de peu à chaque fois, tandis que je clignotais comme une supernova sous les réverbères, presque à la cadence du cadavre de musique qui tournait encore entre mes tempes. Les yeux troubles cherchant Andromède comme une boussole sur l’horizon. Le flacon en verre sur le sternum. Et puis la maison a surgi trop vite dans le vertige de l’Univers. J’ai voulu freiner, mais bug de synchro entre cerveau et doigts, le portillon m’a vu, s’est jeté sur moi, et j’ai crashé dans un fracas de tôle. De quoi réveiller toute la maison — et le Doberman de la voisine.

  • Lucie est en haut. Elle est venue tout à l’heure. Je lui ai proposé de rester dormir pour t’attendre.

On bouge presque en même temps : moi, vers l’escalier, lui vers son ordi comme s’il ne l’avait jamais quitté. Parce que c’est un auteur. Il a conscience qu’il ne peut pas écrire cette scène-là, à l’endroit où le drame dépasse les frontières de son autorité, qu’il n’en est qu’un lecteur impuissant.

Lucie me regarde entrer, dans un entre-deux de rêve et de réalité. Maison jaune au milieu des blocs gris. Belle à en crever dans son pyjama — t-shirt et culotte. Je lui dis rarement. De peur qu’elle se mette, à son tour, à la chasse du gravillon, de ce quelque chose qui déconne dans ma voix.

Comme Cliff, elle ne dit rien pour la robe.

Lento, je m’appuie contre un mur en silence. M’essuie les yeux d’un revers sec. Des azurés noirs plein le bide. Lucie ne bouge presque pas. Le drap se froisse contre sa hanche, ses cils clignent comme des voiles prêtes à mettre le cap ailleurs. Alors je boitille jusqu’à elle et m’échoue au bord du lit, comme au bord d’une falaise ou du monde.

  • Tu pues, elle murmure.

Elle a raison. Ça monte à mes narines. Un truc entre la sueur, l’alcool, le shit et la ruine.

  • J’avais pas vu le texto de ma mère qui disait que tu m’attendais à la maison.

Je sens son regard dans mon dos.

  • T’es allé à la soirée chez Amanda ? Tout le monde en parlait au lycée, aujourd’hui.

Je renifle, essuie mon nez.

  • J’ai eu peur, William.
  • Lucie, je sais que…
  • La dernière fois qu’on s’est vus, on a passé un super aprèm à la fête foraine, on a fait tous les manèges possible, et je sais que c’était pour me faire plaisir, parce que d’ordinaire tu trouves ça débile, mais je t’avais jamais vu autant rire, ça m’avait fait plaisir. J’aurais dû me douter d’un truc… Le lendemain, j’essaie de te joindre toute la journée, zéro réponse, au point de devoir te géolocaliser…
  • Lucie…
  • … et je te retrouve inerte dans ces toilettes, au lycée, dans ton vomi et la crasse, et je dois prévenir les pompiers et tes parents, et on me dit pas si tu vas t’en sortir ou… On t’emmène et on me laisse pas venir… Et tu disparais ensuite pendant trente-deux jours. Sans explications. Jusqu’à maintenant. Et je rentre, et t’es pas là alors que t’étais censé l’être, et tu réponds pas aux textos, et…

Rien que pour ça, je serais débile de penser que je la mérite. Elle entre en prépa hypokhâgne. Dès la rentrée prochaine, elle brillera parmi les têtes bien faites, rencontrera des tas de gens branchés, qui bédavent qu’aux soirées, s’en tiennent à deux trois bières, avec qui elle pourra débattre sur l’œuvre de grands auteurs bien niche qui moi me font bien chier. Et elle comprendra. Que je suis pas le genre qu’on garde aussi longtemps qu’un clebs. Lucie connaît mes vieux, mon frère, mon corps. Mais rien de l’angle mort. Rien de la faille. Elle a cessé d’essayer d’y entrer depuis que j’ai voulu lui présenter Mike, l’été dernier, « mon nouveau super pote », au McDo de SO Ouest. On l’a attendu longtemps. Moi, les mains moites, le cœur colibri. Elle, en me regardant comme un con chaque fois que j’ânonnais Encore dix minutes. Mais Mike ne s’est jamais pointé… Et même si mes veines étaient chargées, je n’ai vraiment pas aimé comme elle me regardait. Je lui ai dit. Sans tendresse. Alors elle n’essaie plus.

  • Je sais pas si c’est vivre qui me fait peur. Ou m’arrêter… M’arrêter de te décevoir.

Je respire fort, essaie de ravaler ma honte.

  • Et ta nouvelle psy, ça a donné quoi aujourd’hui ?
  • Elle veut que je vlogue ma vie. Mais les psys, c’est tous les mêmes ; ils te regardent déblatérer, attendent un lapsus pour te démolir et basta.

Elle se lève et marche doucement vers la salle de bain, en se frottant les yeux. J’entends l’eau couler dans la baignoire. Je laisse tomber la robe rouge sur le parquet brun foncé. Fourre le flacon en verre sous le tas. J’embrasse son épaule en la dépassant et je m’assois dans l’eau tiède. Je tourne le robinet, thermostat rouge à fond. Et puis je savonne ma peau, ça me coûte, mes gestes pèsent des tonnes, ralentis par la nuit. Lucie approche avec un gant, s’accroupit, et murmure :

  • Laisse-moi faire, petit crado.

Elle me le passe sur le visage. C’est chaud, doux.

  • Je suis désolé, je souffle, ma voix trouée.
  • J’espère bien, elle dit sans s’arrêter.
  • Tu mérites mieux que ça.
  • Peut-être que oui. Peut-être que non.
  • Moi, je…
  • Chut.
  • T’es belle, même quand t’as peur.
  • Et toi, tu restes vivant, même quand t’as disparu.

Je hausse une épaule. J’ai encore envie de chialer.

  • Breathe, oh, Breathe… Realise that you’re alive, alright… How precious does it feel… To have a heart that heals… New memories in your mind?

Elle laisse couler le gant au fond de la baignoire pour attraper mon visage entre ses deux mains, ses yeux marrons vissés au céladon. Elle me regarde comme si je n’étais pas un inconnu, un travesti qu’elle récupère au bout de la nuit. Je comprends que la faille, elle n’essaie plus d’y entrer non pas parce que j’ai barricadé ses accès, mais parce que son William n’y existe pas. Elle dépose un bisou sur mes lèvres, qui la reconnaissent rapidement. Et pendant une seconde, j’ai l’impression que les azurés redeviennent bleus. Elle se remet à fredonner November Ultra, et je pose ma tête contre sa poitrine. Son cœur, il bat tout doux, mesuré, calé sur les vibrations de sa voix. Je ferme les yeux. J’ai envie de rester là encore un peu, à me convaincre qu’une supernova ne devient jamais un trou noir.

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