Scène 3 - Le portrait-robot

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Christopher ne savait pas s’il était vraiment le meilleur, toujours était-il qu’il devrait veiller tard pour entendre le témoignage d’Emma Borkowska. Celui-ci débuterait à une heure du matin. Malgré cet horaire, il ne se plaignait pas d’avoir été tiré du lit. Il n’était pas en train de dormir de toute façon.

Chez lui, après le travail, il avait discuté un moment avec Sten, au téléphone. Il lui avait expliqué qu’il n’avait pas eu le temps de s’occuper de son problème. « Il y a eu un attentat, Sten ! Un attentat ! Tu crois vraiment qu’on va perdre notre temps pour fliquer un joueur sur L.O.L. ? » Ensuite, il s’était tourné et retourné dans ses draps. Il avait résisté à l’envie d’allumer la télévision pour regarder les nouvelles. Il ressentait le besoin irrationnel de savoir si le bilan s’était alourdi, s’il y avait trente morts au lieu de vingt-neuf. Un instant, il s’était demandé si le fait que vingt-neuf ne soit pas un chiffre rond le dérangeait. Absurde. Ce n’était pas le nombre de victimes qui l’avait empêché de s’endormir, mais cette obsession : il aurait voulu revoir la tenue de la blessée qu’il avait vu se faire transporter en ambulance. Où avait-il déjà vu cette tenue ? Il ne parvenait pas à en comprendre la raison, mais Christopher sentait que ce détail avait de l’importance.

Il y pensait encore en emportant son PC dans un bureau isolé et calme, plus approprié à un entretien que l’open-space. C’était avec cet ordinateur que Christopher avait pu contribuer à arrêter des violeurs, des braqueurs et des assassins. À l’intérieur, il disposait de 300 paires d’yeux, 200 paires d’oreilles, des moustaches, des grains de beauté et des lunettes. Lui qui était bon dessinateur, il lui arrivait parfois de regretter une époque qu’il n’avait pas connue, celle des fusains et des crayons à papiers.

C’était l’heure. Il ouvrit Zoom, le logiciel de visioconférence, et attendit qu’Emma Borkowska soit mise en relation avec lui. Il paraissait que la jeune fille avait vu le tueur à visage découvert, juste avant d’être atteinte au ventre par une balle. Faire témoigner une adolescente en état de choc, grièvement blessée et toujours hospitalisée ne l’enchantait guère, mais le terroriste était toujours en fuite. Chaque heure, chaque minute comptait.

Finalement, à une heure et douze minutes, le témoin se connecta à son tour.

— Bonjour, dit-il simplement.

— Bonjour, répondit Emma en risquant un sourire triste.

Sans maquillage et avec ses poches sous les yeux, la victime paraissait encore plus jeune que son âge. On lui aurait donné treize ans à peine. Ses cheveux bouclés couleur paille fuyaient du filet médical qu’elle portait sur la tête. Christopher décida aussitôt de la tutoyer et d’employer un ton doux et rassurant, à l’opposé de la rudesse de ses propos :

— Pour éviter de perdre notre temps et de te fatiguer, je vais devoir passer l’étape des présentations et des politesses. Pas de comment ça va ? ni de comment te sens-tu ? Ce n’est pas tout à fait comme ça que je procède d’habitude, mais il est tard, le temps presse… Tu dois être fatiguée, j’imagine. Bref, j’espère que tu comprends ?

— Oui, je comprends. Je veux qu’on le rattrape.

— Parfait. C’est aussi ce que je veux. Commençons tout de suite par situer le contexte. J’ai besoin de savoir comment tu as pu voir son visage.

— C’est grâce à Monsieur Deschamps, mon professeur d’EPS, il a essayé de le désarmer, mais il n’a pas réussi. Le terroriste l’a jeté au sol. Par terre, j’ai vu que Monsieur Deschamps avait la cagoule dans la main. Dans la lutte, il la lui avait attrapée. Il lui avait arraché de la tête. C’est là que j’ai pu voir son visage.

— Longtemps ?

— Non. Il a tiré sur Monsieur Deschamps. Il l’a tué et il a tout de suite récupéré sa cagoule dans la main, sur le sol. Et il l’a remise.

La voix d’Emma ne trahissait pas d’émotion, comme si elle racontait l’histoire d’une autre personne. Ce n’était pas la première fois que Christopher entendait une victime ainsi anesthésiée, comme shooté par les événements. Mais c’était la première fois qu’il le voyait chez une personne aussi jeune.

— Tu étais en face du tueur ou tu le voyais de dos ?

— J’étais en face.

— Il y avait suffisamment de lumière ou il faisait un peu sombre ?

— Il faisait plein jour.

— Et tu n’avais pas le soleil dans les yeux ?

— Non.

— Je vais te montrer des images de fronts, de nez, d’yeux et de bouches, deux par deux. A chaque fois, tu me diras si c’est plutôt ça ou ça. Tu as compris ?

Emma approuva.

Au fur et à mesure que Christopher posait ses questions, le portrait-robot du terroriste se précisa. Plus on avançait, plus la déception du policier grandissait.

Ce visage ne lui rappelait aucun visage. Bien sûr, on pouvait lui trouver une ressemblance avec une douzaine de délinquants fichés S, mais son intuition lui disait qu’il ne s’agirait que de coïncidences. Sa courte expérience lui avait appris à mettre de côté les attributs les plus évidents. Une barbe se rase, une paire de lunettes se retire. Son véritable don consistait à ignorer tous ces distracteurs pour percevoir ce qui ne varierait jamais, ce qui ferait la quintessence d’un visage. Aussi estimable que soit le témoignage d’Emma, il resterait inutile, car elle n’avait pas su saisir cette quintessence. Comment pouvait-il lui en vouloir ? Peu de personnes en étaient capables.

Un portrait-robot fut tout de même imprimé en cinquante exemplaires et distribué, scanné, envoyé à toutes les polices en charge de l’affaire. Seule Clarice demanda à Christopher son avis sur la fiabilité du résultat.

— Tu sais bien qu’un seul témoin ne suffit pas, répondit-il. J’ai besoin de croiser les déclarations pour réduire les erreurs. En tout cas, ce visage n’est pas dans nos dossiers. Alors… soit elle n’a pas bien vu ou retenu, soit l’homme que nous cherchons n’est pas connu de nos services.

— Comment tu peux être aussi sûr de toi ? Il y a plus de 15 000 fiches actives !

— C’est vrai, je ne peux pas être tout à fait sûr, dit-il en baissant les yeux. Il y a des fiches sur lesquelles il n’y a pas de photos.

Elle eut un rire amusé.

— Quand je pense qu’il y a des gens qui prétendent ne jamais oublier un visage. Des naïfs et des menteurs. Tu es la seule personne que je connaisse qui peut affirmer une telle chose sans exagérer.

— Je ne sais pas… Peut-être que j’en oublie parfois.

— Tu as déjà croisé quelqu’un que tu avais déjà vu sans le reconnaître ? demanda-t-elle surprise.

— Non. Jamais. Mais c’est peut-être une coïncidence. Peut-être que j’ai oublié un visage un jour, mais que je n’ai jamais eu l’occasion de le recroiser. Par définition, on ne sait pas qu’on a oublié une chose avant d’être obligé de s’en souvenir.

— C’est pas faux. En tout cas, j’espère que c’est aujourd’hui que ça va t’arriver. J’aimerais qu’on attrape ce taré rapidement. Avant qu’il récidive surtout.

— Oui… moi aussi. Il y a eu du nouveau pendant que je faisais le portrait ? Personne n’a revendiqué l’attentat ?

— Non. Enfin si. Plein de revendications, mais aucune n’est sérieuse. Le ministre pense que c’est Daesh.

— C’est ce que tu penses ?

— Que c’est Daesh ? Oui, c’est ce que je pense… Ah, et aussi ! Il y a une victime supplémentaire.

— Une lycéenne ? demanda-t-il tout en repensant de nouveau à la mystérieuse femme dont la tenue le torturait tant.

— Oui.

Christopher ressentit un étrange soulagement. Au moins, ce n’était pas la femme qu’il avait vu monter à bord de l’ambulance. La culpabilité chassa rapidement le soulagement. Comment pouvait-il se réjouir de la mort d’une gamine ? Il s’en voulait de préférer la mort d’une enfant anonyme à celle d’une femme dont il se sentait vaguement proche en raison de quelques secondes de vidéo. La colère monte : contre lui-même d’abord, puis contre le monstre qui est responsable de cette tuerie.

— J’espère qu’ils le choperont, cracha-t-il.

— Moi aussi, Chris. Moi aussi.

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