Scène 9 - Intervention

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Les quelques joggeurs qui, ce jour-là, voulurent traverser l’avenue de la Division Leclerc à Aubervilliers durent rebrousser chemin, car des véhicules de police bloquaient les deux extrémités de la rue. Au centre de l’avenue, entre un immeuble en forme de tripode et un autre à l’insolite forme sinueuse, les équipes du GAO préparaient leur matériel. Alors que les premiers rayons de l’aube s’insinuaient dans la brume, Christopher et Clarice, à une distance prudente des équipes d’intervention, les observaient passer leur gilets pare-balles et attacher leur casque.

Le déploiement de ces dispositifs avait été rapide ; les premières équipes de télé n’avaient toujours pas commencé à affluer. L’appartement de Julien Pelletier serait « tapé » dans les minutes qui allaient suivre.

Sitôt qu’ils avaient connu son identité, les forces de l’ordre s’étaient mises à scruter l’entrée de l’immeuble où Julien habitait. Ils avaient attendu son retour – l’homme travaillait la nuit comme agent de sécurité. Clarice avait parié qu’on ne le reverrait plus chez lui, qu’il devait déjà avoir disparu dans la nature. Heureusement pour eux, elle avait eu tort. Julien Pelletier s’était présenté chez lui comme l’aurait fait un innocent. Il fallait qu’il soit bien sûr de son coup pour agir de cette façon. Après tout, il n’avait aucune raison de soupçonner que les policiers soient sur sa piste.

Fiché S depuis septembre 2021, il s’était fait connaître des services de sécurité intérieure le jour où, avec d’autres militants écologistes, il avait été expulsé des jardins ouvriers qu’il occupait illégalement. Il avait protesté à l’époque contre la destruction de 4 000 m2 d’espaces verts. Le Grand Paris avait finalement bien utilisé ces terrains pour construire la piscine olympique qui servit quelque temps plus tard de bassin d’entraînement lors des JO de 2024. Quant à Julien Pelletier, il avait été gardé à vue pour outrage et violence envers les policiers. Ces paroles menaçantes et extrêmes l’avait conduit tout droit dans les petites fiches de la DGSI. Comment un homme comme lui en était arrivé à fusiller des jeunes filles juives à 15 km de chez lui ? Cela restait pour l’heure un mystère.

À quelques pas derrière le ministre de l’Intérieur lui-même, Christopher expérimentait pour la première fois l’insoutenable attente qui précédait une interpellation dangereuse. Il se sentait tiraillé entre une furieuse envie d’en découdre et une peur lâche. Même s’il n’allait pas lui-même monter les marches de l’immeuble et faire sauter la porte de l’appartement du terroriste en hurlant, l’idée d’être si proche des combats l’effrayait. Tout le monde savait que les terroristes du genre de Julien Pelletier préféraient mourir plutôt que de se laisser attraper. Et s’il y avait des blessés parmi les forces spéciales ? Christopher n’avait pu s’empêcher de croiser le regard de certains, leurs visages étaient dès lors gravé dans sa mémoire. Une fois encore, il n’aurait pas la distance nécessaire censée le protéger.

L’adrénaline s’accumulait malgré lui dans son organisme, si bien qu’il sursautât lorsque son téléphone vibra dans la poche de son jean. En cherchant à attraper son appareil, il se rendit compte que ses mains tremblaient. Il se maudissait d’être si faible. À côté de lui, Clarice, plus solennelle que jamais, ne tremblait pas.

Il observa l’écran de son téléphone : encore Sten. Lors de la dernière demi-heure, son ami avait essayé de le joindre trois fois déjà. Il raccrocha en soufflant. Son cœur avait bien failli lâcher. S’il le pouvait, il couperait son téléphone, mais les bureaux devaient pouvoir le joindre en permanence, au cas où ils auraient une nouvelle importante.

— C’est parti ! dit Clarice soudain.

Tous les muscles de Christopher se tendirent alors que les équipes d’interventions s’engouffraient à l’intérieur de l’immeuble en forme de tripode, aussi haut qu’il était laid.

Par la suite, il n’y eut plus rien qu’un long silence que nul n’osait violer. Ils tendaient l’oreille, à l’écoute du moindre coup de feu, hurlement ou explosion.

Les minutes passèrent sans que rien ne vienne menacer ce calme intimidant, jusqu’à ce que le GAO ressorte de l’immeuble avec un individu menotté et inconscient qu’ils firent monter dans un fourgon. Même si le soleil n’était pas bien haut et que la brume atténuait encore la visibilité, Christopher reconnut Julien Pelletier, l’homme dont il avait vu la fiche sur son ordinateur des années auparavant et qu’il venait d’identifier sur la scène du massacre.

Quelques agents du GAO arrivèrent ensuite. Le responsable s’adressa au ministre.

— L’interpellation s’est bien passée, Monsieur le Ministre. Pelletier s’est laissé immobiliser sans offrir de résistance. En fait, pour tout dire, en voyant débarquer mes hommes chez lui, il s’est trouvé mal. Il a perdu connaissance. On n’a eu qu’à le ramasser.

Quelques regards pleins de perplexités furent échangés.

— Des armes ? demanda le ministre.

— Aucune pour l’instant. On continue de fouiller le domicile.

Cette fois, le doute s’installa franchement.

— Officier Langlais, vous êtes sûre d’avoir fait arrêter la bonne personne ? demanda le ministre.

La supérieure se tourna vers Christopher.

— Je propose que nous allions l’identifier immédiatement.

Le ministre, Clarice Langlais et Christopher Lourme suivirent les hommes du GAO en direction du camion blindé et montèrent à bord. Assis sur un banc, le terroriste était pris en étau entre deux agents des forces spéciales lourdement armés. Il avait repris connaissance, mais son teint demeurait anormalement livide.

— Alors, c’est bien lui ? demanda Clarice.

Christopher sentit le regard de sa cheffe et celui du Ministre peser sur lui. Il n’avait pas le droit à l’erreur. Les circonstances auraient pu faire douter n’importe qui. Mais pas Christopher. Il n’avait quitté le siège de Google France que quelques heures auparavant, avait eu tout le temps de voir le coupable et l’image était parfaite. Et là, Julien Pelletier n’était qu’à un mètre de lui, en chair et en os. C’était l’identification la plus facile qu’il n’avait jamais eue à faire.

— C’est bien l’homme que j’ai vu sur les images de la fusillade. C’est lui, j’en suis sûr à 100 %.

Il avait parlé tout doucement, mais tous avaient bien compris. Le Ministre sembla un peu rassuré et descendit pour passer un coup de fil. On attendrait son feu vert pour partir.

— Que.. quelle fusillade ? tenta de nier le terroriste.

— Tu auras le temps de t’expliquer au poste, coupa Clarice sur un ton cassant qui suffit à faire taire Julien Pelletier.

À ce moment-là, le téléphone de Christopher vibra à nouveau et, encore une fois, il ne parvint pas à réprimer un sursaut ridiculisant. Il consulta le numéro qui s’affichait, prêt à raccrocher au nez de son dépressif d’ami. Mais ce n’était pas lui. C’était le numéro du bureau.

Christopher décrocha aussitôt.

— Allô.

— C’est bien vous ? Agent Lourme ?

— Oui. Quoi ? Qui est-ce ?

Bien que la voix lui soit familière, il ne reconnaissait pas l’un de ses collègues.

— C’est Brice Richard. Ça fait deux heures que j’essaie de vous joindre. J’ai finalement dû aller à Torcy et ils vous ont appelé pour moi. Il faut absolument que je vous parle.

Une tension s’installa dans la nuque de Christopher, implacable. Mauvais pressentiment.

— Je vous écoute.

— J’ai su pour l’attentat après que vous êtes parti. Du coup, je n’ai pas pu m’empêcher de comprendre que vous enquêtiez sur l’attentat de l’école en Seine-Saint-Denis. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

— Oui. Et ?

Son ton alarmé fit que Clarice tourna la tête vers lui.

— Vous faites fausse route, dit Brice Richard. L’homme que vous êtes en train d’arrêter. Je ne sais pas qui c’est, mais ce n’est pas le coupable. Ce n’est pas lui qui a tué ces enfants.

Christopher secoua la tête.

— Impossible. Je l’ai vu de mes yeux. Je l’ai vu abattre des filles sans défense. Et ce professeur… Je l’ai vu. C’était lui.

— Non, ce n’est pas lui. Écoutez-moi. Lors de la mise en place de notre projet, des voix se sont élevées pour rappeler le droit fondamental à l’image des personnes. Lorsqu’un individu est présent dans le champ de la capture, il n’a pas toujours signé un papier pour autoriser la présence de son image dans les données de Google Earth VR. Il y a une dizaine d’années, on aurait choisi de flouter les visages, mais, aujourd’hui, on peut faire mieux que ça. Nous avons donc programmé un traitement par défaut dans le logiciel. Vous voyez ? Le logiciel qui traite les images… Je vous en ai parlé, vous vous souvenez ? C’est pour cette raison que nous avons dû patienter une demi-heure.

— Je m’en souviens très bien, oui. Vous nous avez expliqué que ce traitement rendait l’image plus compréhensible. Par exemple, en ajoutant des couleurs.

— Oui, c’est ça. Mais je ne vous ai pas tout dit à propos du traitement de l’image. J’ai voulu faire court, simple, parce que vous m’aviez dit de vous donner la version brève, mais la maquette transmise par le modèle est traitée de multiples façons, on ne lui demande pas seulement d’intégrer des couleurs. On lui demande également de rendre anonymes les visages. On utilise alors une technique de deepfake qui appose les traits de la personne souhaitée sur celui qui se trouve réellement dans la capture. Cela protège l’identité des personnes.

— Putain !

À l’entente de ce juron, Clarice s’inquiéta à son tour.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Christopher ?

— Je suis désolé, poursuivit Brice Richard au bout du fil. Je ne savais pas que vous cherchiez à identifier le coupable des attentats… J’ai tout compris en voyant les informations tout à l’heure. L’homme que vous avez vu fait partie de la centaine de figurants que nous avons engagés pour nous servir de masque. Il est innocent.

— C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! Attendez une seconde.

Christopher baissa son téléphone et appliqua sa paume sur le micro, puis il se tourna vers Clarice qui le questionnait intensément du regard.

— Il faut le relâcher ! On a tout faux, Clarice, on a tout faux.

— Quoi !? Tu te fous de ma gueule ?

Le suspect fermement maintenu par les deux agents redressa la tête :

— C’est ce que je dis ! Ce que je dis depuis tout à l’heure. J’ai rien fait !

— Oh ! Taisez-vous ! Continue !

Christopher résuma les propos du directeur, puis brancha le haut-parleur :

— Nous avons arrêté un homme du nom de Julien Pelletier. Pouvez-vous nous confirmer qu’il s’agit de l’un des figurants que vous avez embauché pour votre programme ?

— Je n’ai pas la liste en tête, dit Brice Richard. Mais il n’y a aucun doute : l’homme que votre agent a vu n’est pas l’assassin que vous recherchez. Mes ingénieurs ont travaillé pendant que je cherchais à vous joindre. Ils ont réinitialisé et reprogrammé le scan. Nous avons retiré le deepfake et nous pouvons vous fournir la photographie du véritable coupable.

— Vous avez fait ça ?

Christopher remarqua une expression de mécontentement sur le visage de sa supérieure. Il savait qu’elle ce qu’elle pensait. Ils étaient partis en emportant la valise avec eux. Brice Richard disposait donc d’une copie d’une pièce à conviction classée secret défense et c’était bien gardé de le leur dire au moment de leur départ.

— Oui, je l’ai fait. Je n’avais pas le droit ?

— Aucun droit, en effet. Mais vu les circonstances, je passe l’éponge. Poursuivez !

— C’est un processus plutôt compliqué. C’est difficile de revenir en arrière, mais cela reste possible, les machines conservent toujours une trace de ce qu’elles ont effectuées. Cela nous a mis un peu de temps…

— Vous avez le visage du coupable, oui ou non ? coupa-t-elle.

— Oui. Vous voulez que je vous envoie la photo ?

— À votre avis ? râla Clarice d’une humeur massacrante.

— Euh… oui, je vous l’envoie tout de suite.

Une vingtaine de secondes de silence plus tard, le téléphone de Christopher annonça la réception d’un message. Il se dépêcha de l’afficher en grand écran.

— Nom de Dieu ! jura Christopher.

Soudain, la peur ébranla son sang qui déserta son visage, puis il releva la tête brusquement, les yeux écarquillés. Il tourna la tête en direction du camion, vers Julien Pelletier et ces deux gardes du corps.

— C’est qui ? Tu le connais ? demanda Clarice en observant l’écran du téléphone.

Le portraitiste ne l’écoutait plus. Il se souvenait. Les deux agents du GAO qui surveillait le prévenu avaient baissé leur visière en s’installant dans le camion. Il les avait vus. À présent, l’un d’eux se levait.

— Christopher, bon sang ! insista Clarice.

La bouche de l’agent Lourme s’entrouvrit, mais il n’eut pas le temps de prononcer, un seul mot. L’agent du GAO leva son fusil et il y eut une puissante détonation. Christopher sursauta. La tête de l’officier Clarice Langlais explosa.

Les projections de débris humains obligèrent le policier à fermer les yeux et à se protéger le visage. Un sifflement suraigu envahit son crâne. Une fraction de seconde plus tard, il sautait hors du camion et atterrissait tombait à plat ventre, contre l’asphalte poussiéreux. Il ramena les mains derrière sur sa nuque et se recroquevilla comme une bête blessée. L’acouphène, dont l’intensité semblait prendre en puissance de façon exponentielle, le privait de l’ouïe. Et la vue ? Il ne parvenait qu’à entrouvrir les yeux. Une matière poisseuse lui obturait sa vision.

Dans cette confusion des sens, il se dépêcha de rouler et de ramper pour se glisser sous le camion blindé, à l’abris.

Lorsqu’on lui attrapa la jambe, il hurla de terreur. Il se souvint alors qu’une arme se trouvait à sa ceinture et tâtonne pour s’en saisir, pendant qu’on le tire à l’extérieur de sa cachette et qu’on le retourne sur le dos. Il pointa l’automatique en direction de son agresseur et retint juste à temps ce geste fatal.

Le policier lui fit des grands gestes et voulut lui parler, mais Christopher n’entendait rien, rien du tout.

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