6.

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Peu avant 13 heures, je préparai le plat préféré de Jérémie : de magnifiques gnocchis industriels à poêler, agrémentés d’une bonne vieille conserve de petits pois et carottes.

Il se régala. Comme d’habitude. Puis il s’en alla sur le canapé avec son pot mousse au chocolat. Si je devais donner un avantage à ma séparation, c’était que je pouvais faire ce que je voulais à manger sans avoir Hélène sur le dos, à me rabâcher que tous ces produits étaient pleins de pesticides et ultras transformés. Bien sûr, c’était en partie vrai, mais Jérémie ne mangeait pas ça tous les jours non plus. Et puis, à vrai dire, je n’avais pas grand-chose à reprocher aux pesticides dans la mesure où ils avaient permis d’assurer de quoi manger à des millions de personnes depuis les années 1960. Selon moi, la faute revenait au modèle de société, à l’urbanisme, pas aux pesticides en eux-mêmes. Il fallait bien produire en masse pour les millions de citadins qui n’avaient pas de jardin. Je me disputais souvent à ce propos avec Hélène. Elle avait probablement raison sur certains points, quand elle me disait qu’on voyait de plus en plus de cancers, que c’était ça la cause. On vivait pourtant plus vieux malgré toutes ces saletés chimiques. Difficile de trouver un juste milieu, d’autant que je ne possédais aucune forme de militantisme qui aurait pu me faire pencher d’un côté ou de l’autre. Dans ces cas-là, il est toujours préférable de s’en tenir aux faits, ce que je faisais. Mais Hélène était entière, voyait les choses dans leur globalité. Elle ne parvenait pas à accepter que le monde fût gris et non pas tout blanc ou tout noir. Jusqu’à l’année dernière, nos discussions étaient souvent enflammées mais ne dégénéraient jamais. On s’aimait, et l’amour avait cette vertu à concilier nos égos.

Du moins, jusqu’à un certain point.

Une fois son dessert achevé, Jérémie commença à gesticuler d’un bord à l’autre du divan, sautant parfois par-dessus un coussin qu’il avait installé telle une haie de cheval de course. J’étais en train de débarrasser lorsqu’il se mit à ajouter les bruitages à son jeu. Des « pfiou » ; « fishiou » et quelque chose qui ressemblait à des explosions.

— Qu’est-ce qui se passe, Jérémie ?

— Rien, répondit-il, la tête sur le tapis et le corps courbé sur le fauteuil. Je joue.

Je restai à l’observer. Il se mit debout sur le dossier et se jeta d’un bon sur l’autre sofa sans que j’eusse le temps de réagir.

— Eh ! haussai-je. Tu vas te calmer, s’il te plaît.

Il se laissa choir sur le fauteuil.

Deux minutes plus tard, il recommençait à faire des roulades sur le sol, des sauts par-dessus la table. Un vrai cirque.

— Jérémie !

Il m’ignora et je dus sérieusement élever la voix pour obtenir son attention.

— Oui, finit-il par m’accorder.

Avant de l’invectiver, je m’accordai un instant de réflexion. Le gamin n’avait rien à faire. Il était enfermé avec moi depuis près de trois heures sans la moindre activité. Il avait tout simplement besoin de bouger.

— Que dirais-tu d’aller faire un tour dans le village ?

À peine ma phrase terminée qu’il rejoignit l’entrée pour enfiler ses baskets.

Très bien, me dis-je. Je laissai tout en plan et partis avec lui.

En quelques minutes, nous atteignîmes l’aire de jeu. Sur le terrain multisports, des adolescents jouaient au football. L’espace dédié aux plus petits était composé d’un tobogan, d’une balançoire et de quelques bancs. Une petite fille d’environ trois ans s’apprêtait à s’élancer.

Je laissai Jérémie rejoindre la balançoire et m’installai près de la mère de la fillette, laissant un bon mètre entre nous. C’était une femme d’environ quarante ans au regard sévère. Je lui adressai un bref bonjour auquel elle ne répondit que d’une sorte de hochement de tête sans aucune signification.

Je m’assis, sortis mon iPhone et commençai une partie de scrabble en ligne.

Quelques minutes plus tard, mon oreille fut attirée par des voix d’homme provenant de la salle des fêtes voisine. Je me tournai et constatai que plusieurs personnes étaient en train d’installer des tables et des tonnelles. Parmi elles ce vieux que j’avais croisé quelques jours plus tôt. Il avait l’air de souffrir à la tâche.

Le maire, qui était également de la partie, me repéra assez rapidement.

— Bonjour, cria-t-il en me saluant de la main.

Je lui répondis par la même courtoisie puis me retournai vers mon fils, qui poussait la petite fille sur la balançoire.

— Fais doucement, Jérémie.

Il hocha la tête et je me mis en quête du regard de la mère, inquiet à l’idée que celle-ci se demande comment le père de ce petit effronté pouvait bien laisser faire une chose pareille sans intervenir. Mais elle était plongée dans son smartphone et se fichait royalement de ce qui se passait autour.

Après quelques secondes d’hésitation, je me décidai à rejoindre le groupe d’hommes afin de proposer mon aide. Aide qui fut immédiatement acceptée, bien que le vieux grincheux ne daignât pas un regard dans ma direction.

Je n’étais pas le plus manuel des hommes mais j’avais coutume de dire que j’étais le meilleur manœuvre, le plus obéissant et pas le dernier à soulever du poids. Je pus donc participer sans rougir au montage, le tout sous la direction du maire.

Environ une heure plus tard, je me trouvai à partager une bière sous le chapiteau. Jérémie avait réussi à s’incruster sur le terrain et jouait au foot avec les ados. La vie était paisible à Savigny.

— Alors comme ça vous êtes écrivain ?

Je me retournai vers cette voix chaleureuse et découvris la femme qui me tenait compagnie sur le banc un peu plus tôt. Son visage avait radicalement changé. Elle semblait beaucoup plus ouverte et souriante que lorsque je m’étais installé près d’elle avec le statut d’inconnu.

— J’essaye, oui. En tous cas je l’ai été.

Elle rit. Ou, plutôt, elle cancana. Un enfant de cinq ans aurait remarqué qu’elle se forçait.

— C’est incroyable. Vous avez écrit quoi ?

Je lui énumérai mes œuvres durant les quelques minutes qui suivirent. Elle se contenta d’hocher la tête et je compris assez rapidement qu’elle n’avait pas dû terminer un seul livre depuis l’époque où elle était au lycée. Quelque chose sonnait clairement faux dans son attitude. Elle s’entortillait les cheveux, clignait des yeux ou les laisser fermés plus d’une seconde, histoire de m’en mettre plein la vue lorsqu’elle les rouvrait. De plus, elle avait une manière de bomber le torse qui ne laissait que peu de doutes sur ses intentions. Elle était une version plus expérimentée de Manon, mais le piège était le même.

J’en eus la parfaite certitude lorsqu’elle me demanda si j’avais écrit des histoires d’amour dans mes romans. Elle cherchait à m’amener sur ce terrain. Probablement un moyen pour elle de m’annoncer que son mari s’était tiré, qu’elle élevait seule son fils. Et bla et bla et bla. Manon avait été beaucoup plus directe. Du moins, aussi directe que j’avais été ivre.

Alors que je me démenais à me débarrasser d’elle, je remarquai que le vieux grincheux me toisait du coin de l’œil. Il répétait l’opération à chaque fois que je regardais dans sa direction.

À ma grande surprise et plus grande joie, il finit par nous rejoindre son verre de bière à la main. Un silence s’insinua.

— On se revoit plus tard, lança la femme (je n’avais même pas retenu son nom).

Le vieux resta à côté de moi, visage fermé. Puis il tendit sa main dans ma direction.

— Christophe Lampion, enchanté.

J’observai sa main tout en me disant qu’il n’avait pas du tout une tête à s’appeler Christophe, mais plutôt Gérard, René ou François.

— Je vois qu’on reprend les choses à zéro.

Un petit pincement dans le coin de sa bouche me fit penser à un sourire de sa part. Et probablement en était-ce un.

— Merci pour le coup de main. Deux gars ne sont pas venus et j’en aurais chié sans votre présence.

— Il n’y a pas de quoi. Damien Job...

— Je sais qui vous êtes, me coupa-t-il en retirant sa main.

Évidemment, pensai-je. Avec le maire, tout le monde sait qui je suis à présent.

Il observa mon verre et remarqua qu’il ne restait qu’un centimètre ou deux de bière tiède au fond.

­— Je vous offre une bière ? proposa-t-il.

— Avec plaisir.

Je consultai ma montre. 15 heures. Il était un peu tôt pour commencer à empiler les canettes de bière. Mais j’étais peut-être en train de m’attirer la sympathie du vieux et je ne voulais pas briser cet élan.

Il m’entraîna à l’intérieur de la salle des fêtes, où une partie bar précédait la salle. Il faisait frais. Ce contraste avec l’extérieur était agréable.

Christophe passa derrière le comptoir et remplit mon verre à la tireuse avant de me rejoindre. Dans la salle, deux femmes disposaient des chaises face à la scène. Un spectacle devait peut-être précéder la fête.

— J’ai été un peu brut de décoffrage l’autre jour. Je suis désolé.

— Y a pas de lézard.

Une main invisible vint s’écraser sur mon front. « Y a pas de lézard ». Mais d’où je sortais ça ?

— Vous avez dû me prendre pour un vieil original.

— Disons que je ne m’attendais pas à ce type d’échange en me baladant dans le village. Enfin, rassurez-vous, j’ai connu de pires situations.

— Ah oui ?

Je songeais aux quelques événements qui avaient suivi la grande annonce dans les journaux. Aux cris émanant du public envers ma personne. Et ces mots, ces jurons qu’on réservait aux pouritures de la pire espèce.

Je me contentai de hocher positivement la tête.

— Quoi qu’il en soit, veuillez m’excuser. Pour tout dire, j’envisageais d’acheter cette maison et... j’étais très déçu et j’avais peut-être un peu trop bu aussi. Voilà.

— Désolé, fis-je. J’ai eu un véritable coup de cœur, je ne...

— Du calme, me coupa-t-il en tendant une main en guise de stop. Y a pas de lézard.

Je souris. Il avait visiblement pris note de mon expression ringarde et venait de la replacer astucieusement.

— Vous aviez une attache particulière avec la maison ?

Ses sourcils se froncèrent légèrement.

— Indirectement, oui.

J’avalai une grosse gorgée, attendant qu’il développe le passif entre mon nouveau domicile et lui. Mais il m’imita et cette conversation prit fin ainsi, me laissant sans plus d’explications. Peut-être ne souhaitait-il pas en parler. Pas m’en parler. C’était son droit. Nous n’étions encore que des inconnus l’un pour l’autre.

Je terminai ma bière et claquai le verre sur le bar. Avec deux demis dans le nez en moins de vingt minutes, je me sentais un peu éméché.

— Bon, débutai-je, je vais y aller.

Me voyant me diriger vers la sortie, il me lança :

— Vous ne restez pas un peu au frais ?

J’hésitai. Une ou deux bières de plus et je savais que je ne bougerai plus d’ici jusqu’au début de la fête et aux petites heures du matin. Or je ne voulais pas me retrouver ivre lors de ma première sortie publique dans le village. De plus, il y avait Jérémie.

— Mon fils est au city stade, je préférerais garder un œil sur lui. Et puis il va être l’heure du goûter. J’aimerais préparer un gâteau ou un truc du genre.

— Très bien. Vous passez ce soir ?

— Oui.

— Alors, à ce soir.

Il me tourna le dos, m’abandonnant sur ce ton énigmatique. Je rejoignis mon fils dans la chaleur de juillet et nous rentrâmes à la maison.

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