10.

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Environ vingt minutes plus tard, je découvris Hélène de l’autre côté de la porte d’entrée, hochant la tête tout en se mordant les lèvres. Elle s’apprêtait à démarrer sur moi comme un taureau.

Jérémie était resté assis dans le canapé, un coca à la main. Hormis le moment de monter dans le Boxer tous gyrophares allumés, il n’avait pas eu peur une seule seconde. Je lui avais demandé d’aller au lit mais comme il savait que sa mère venait, il tenait à lui faire un bisou avant de se coucher. Il avait résisté jusque-là malgré l’épuisement.

C’était une histoire de gosse si insignifiante. Des ados avaient voulu montrer aux plus petits un vieux tunnel ferroviaire situé à un ou deux kilomètres. Le genre d’idée à la con qu’on a tous eu à cet âge-là, portés par la liberté d’un soir d’été et par l’effet de groupe. Comme j’avais donné mon autorisation, Jérémie s’était simplement ajouté à une petite bande de gamins allant de 8 à 14 ans. La troupe avait commencé à s’éloigner du village et même à fouler les premiers mètres de la voie agricole menant au tunnel. Et puis l’heure étant déjà avancée, les grands avaient décidé de faire demi-tour et de rentrer chez eux, emportant frères et sœurs avant la nuit. Et Jérémie. Bien sûr, on lui avait demandé s’il retrouverait le chemin de la salle des fêtes. On lui avait même expliqué comment faire, au cas où. Il pensait savoir. Ou pensait avoir compris. Mais lorsque la nuit fut presque complètement tombée, il s’était retrouvé tout seul dans une rue inconnue. Et c’est à cet instant que la camionnette de gendarmerie était passée.

Voilà. C’était aussi simple que ça. Pas de kidnappeur, pas de tueur en série. Juste une histoire de hasard et de gosses qui partent à l’aventure – ou, tout du moins, qui font un faux départ vers l’aventure.

Hélène se contint de toutes ses forces tant que les deux gaillards de la brigade de Vigy furent là. Ils étaient restés à attendre dans le couloir comme pour garantir qu’eux au moins étaient présents pour la sécurité de mon fils. Pas comme son père au tempérament douteux.

Elle fulmina à peine la porte fermée. J’eus le droit à bien des noms d’oiseau, des rappels sur mon infidélité, la confiance détruite et un mot qu’elle ne cessa de répéter.

Irresponsable.

Je laissai passer l’orage durant une minute. La tension retomba un peu lorsque Jérémie vint à sa rencontre.

— Va rassembler tes affaires et attends que je t’appelle, ordonna-t-elle à l’enfant. Je dois discuter avec papa.

Le regard compatissant de mon fils croisa le mien et il monta dans sa chambre dont il ne profiterait pas ce soir. Peu importait l’étagère et l’armoire finalement.

— Hel’, tu ne vas quand même pas le ramener maintenant. Il est presque une heure du matin.

Elle me fusilla du regard. Je me passai la main dans les cheveux, penaud. Je la connaissais par cœur et savais que lorsqu’elle était dans cet état, il n’y avait rien à dire, rien à tenter. Elle n’écoutait pas.

Hélène fit quelques pas dans le salon, les bras croisés sous la poitrine. Elle avait enfilé une jupe en lin et un t-shirt rose pétant des plus inappropriés. Certainement les premiers vêtements qui lui étaient passés sous la main.

Elle fit plusieurs aller et retours comme ça, ses baskets neuves couinant sur le carrelage à chaque foulée, puis je sentis une sorte de relâchement en elle. Elle avait expulsé le trop plein et pouvait discuter à présent. Décidément, elle n’avait pas changé.

— Tu vois, Damien, malgré tout ce qu’on a vécu ces derniers temps, je ne pensais vraiment pas que tu irais jusque-là, que tu serais capable d’un truc pareil.

— Un truc pareil ! répétai-je. Mais tu crois que j’ai voulu ça ? C’était un accident.

— Tu as laissé notre fils sans surveillance. Dans un village qu’il ne connaissait pas. Et... et... et tu pues l’alcool. Qu’est-ce que tu faisais pendant ce temps ? Je ne vois aucun accident dans ces faits. C’est toi. C’est Damien Jobard. Pauvre type égocentrique qui ne vit qu’en regardant devant lui. Je...

Elle leva la main, comme si elle allait me frapper. Et un instant, j’espérai même qu’elle le fasse plutôt que de repartir dans les insultes.

Elle se retourna pour prendre un mouchoir dans son sac qu’elle avait posé sur le bar. Elle était en larmes.

Je laissai passer quelques secondes et lançai :

— Je suis peut-être un égoïste comme tu dis, mais j’ai eu la peur ma vie je te signale. J’ai cru que j’allais mourir quand j’ai vu les gyrophares dans la rue.

— Et moi ? hurla-t-elle. Et moi ? Tu imagines la sensation que cela fait quand les flics t’appellent à minuit pour te dire qu’ils sont avec ton fils et que personne ne répond chez son père ? Tu imagines ?

Je baissai la tête, ravalant le peu de regain que j’avais eu. Je n’avais pas d’excuse, pas de justification valable. Comme l’avait si bien dit Hélène, il ne s’agissait que de faits. Je pouvais m’évertuer tant que je voulais à expliquer le pourquoi du comment, la finalité était la même : mon fils de huit ans était resté sans surveillance durant près de trois heures sans que cela ne m’inquiète une seule seconde. J’étais impardonnable.

— Je pense que tu as raison, dis-je d’un ton assagi. C’est peut-être mieux qu’il reparte avec toi ce soir. Je n’ai pas assuré et il va falloir que je rectifie le tir pour la prochaine fois. Je comprendrais que tu ne veuilles pas qu’il reste dormir ici d’ailleurs. On pourra peut-être commencer par...

Elle souffla.

— Damien.

— Oui.

— Il risque de ne pas y avoir de prochaine fois.

Je restai pantois, pas certain d’assimiler clairement ses mots.

— Attends, ce n’est quand même pas à cause de ce soir ? Je sais que j’ai déconné mais tu ne vas pas m’interdire de le voir. Pas ça.

— Non. Ce n’est pas ça.

— Alors quoi ?

Elle inspira, entrouvrit la bouche puis se tut.

— Quoi ? répétai-je. Quoi ?

— De toute façon c’est peut-être mieux comme ça. C’est plus simple pour tout le monde.

Elle tournait autour du pot et cela commençait sérieusement à m’énerver.

— Comment ça ? Explique-toi par pitié.

J’avais haussé le ton et Hélène regarda si Jérémie n’était pas sur la mezzanine. Mais il était toujours dans sa chambre.

Elle s’assit du bout des fesses dans un fauteuil.

— Il risque d’y avoir du changement dans ma vie. Dans nos vies.

Je m’approchai et m’accroupis face à elle.

— Tu me fais peur là. Dis-moi.

— Cela fait plusieurs mois que Romain cherche un associé pour un projet de salle multisports. Il veut développer un nouveau concept.

— D’accord. Très bien, grognai-je. Mais je ne vois pas en quoi ça change nos vies.

— Plus que tu ne penses. L’associé qu’il cherchait n’était pas... ici.

— Donc ?

— Donc il a trouvé quelqu’un. C’est favorable.

Ses devinettes commençaient à me faire bouillonner.

— Je ne comprends toujours pas le rapport avec nous, Hélène.

— L’associé est à Sydney.

Je manquai de perdre l’équilibre.

— C’est... quoi ! Quoi ?

— En Australie.

— Bordel, je sais très bien où se situe Sydney, grondai-je en me redressant d’un bon. Ce que je veux savoir c’est quand est-ce que tu comptais me parler de ce... projet ?

J’étais à deux doigts d’exploser. Non seulement ce connard de Martot avait ma femme, mais en plus il voulait emmener mon fils avec lui pour être sûr que je ne fasse plus partie de sa vie.

— Je suis désolée. J’ai essayé de te le dire, mais tu conviendras que ce n’est pas simple.

Je hochai la tête, les traits tirés par la colère.

Pas simple.

Je voulais l’insulter, la secouer par les cheveux, la pousser, la massacrer. Quelque chose de très néfaste poussait en moi et il me fallut une dizaine de secondes pour réfréner ces idées noires.

— Il est hors de question que je te laisse emmener mon fils à l’autre bout du monde. Tu entends ? hors de question.

Elle expira calmement. Ma voix grave et autoritaire n’avait montré aucun signe persuasif.

— Et qu’est-ce que tu vas faire, Damien ? Regarde-toi. Regarde autour de toi. C’est fini.

Le silence.

Je connaissais Hélène depuis l’âge de 6 ans. On avait joué presque tous les rôles ensemble. Elle avait été mon amie, ma sœur, ma confidente, ma femme. Une complicité construite sur des décennies, véritable addition de tous les amours possibles. Une histoire bâtie par étapes, profonde et sincère. Une relation si puissante qu’elle avait longtemps semblé indestructible. Il n'avait fallu qu’une heure, une minute pour basculer et faire voler en éclats ces années. J’avais même réussi à trahir le peu de confiance qui demeurait quant à notre fils.

Hélène avait raison : tout était fichu. Je la comprenais. La colère bouillait toujours en elle. Martot n’était rien d’autre qu’un moyen de me faire souffrir comme elle souffrait. Et le pire dans tout ça, c’est que personne n’était intervenu dans ma chute. C’était mon œuvre. J’avais piétiné ma vie, sa vie, sans écouter ni voir les signaux autour de moi. Dire qu’à peine un an plus tôt, j’étais l’un des auteurs les plus plébiscités. Tout me souriait, on me donnait ce que je voulais. Je n’avais qu’à tendre la main pour que quelqu’un la saisisse et l’embrasse. Aujourd’hui, je n’étais plus capable d’écrire une ligne médiocre sans une bouteille de vin à proximité. Un déchet.

— Le départ est prévu pour quand ?

— Romain doit partir mi-août. On le rejoint début septembre.

Dans un bon mois en somme. J’expirai, sonné.

— Jérémie est au courant ?

— Pas encore.

— Tu crois qu’il aura envie de partir, de laisser ses amis, son école, ses habitudes ? De me laisser, moi ?

— Tu sais très bien que tu pourras toujours le voir.

Je ricanai.

— Bien sûr. L’affaire de deux jours de vol par venue. Pratique pour le week-end.

Elle ne réagit pas à mon sarcasme. Quelque chose me faisait dire qu’elle s’était préparée à tout ça, à cette annonce. Elle ne voulait pas ajouter d’huile sur le feu, ce dernier étant déjà un véritable brasier digne de l’enfer.

— Et toi, repris-je, tu ne crois pas que ta vie est ici ?

Elle laissa un long silence avant de répondre :

— Je le croyais, Damien. Je le croyais.

Je la vis ensuite se redresser et sourire. Jérémie venait de nous rejoindre.

— On va aller où, maman ?

— Nulle part pour le moment, mon chéri. On t’en parlera avec Romain.

Je contins ma rage, ma haine à la simple évocation de ce prénom de malheur. Romain : le nouveau papa pour l’Australie.

— Embrasse ton père. On y va.

Je serrai mon fils contre moi comme si je ne le reverrai jamais. C’était absurde. Je savais très bien que les choses ne s’arrêteraient pas là. Mais la surcharge d’émotion de cette soirée m’avait mis à fleur de peau.

— Sois sage, mon grand.

J’embrassai le haut de sa tête, là où vivait cette petite odeur de shampoing à l’abricot.

— Je te tiens au courant, dit doucement Hélène avant de mettre un pied dehors.

Mes doigts entaillaient la paume de mes mains. Je n’avais jamais été aussi crispé.

— Oui, répondis-je simplement.

Puis la porte claqua et ce fut terminé.

Je frappai alors le mur du poing, déversai ma rage et ma colère. Je cognai encore et encore jusqu’à fendre puis percer le placoplâtre. Ma main était en sang. Mes yeux rouges de larmes.

Je retournai ensuite vers le salon, hors d’haleine, et me vautrai dans le fauteuil sur lequel s’était installée ma femme. Je sanglotai comme dans mon enfance, comme lorsque ma mère me disputait ou que je cassais un de mes jouets préférés. Inconsolable.

Je m’essuyai les yeux et découvris face à moi l’armoire à spiritueux.

Perdu pour perdu.

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