Chapitre 5

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Glenn observa le plafond haut, plus haut que dans ses quartiers, en se demandant à quel point ce choix était raisonné. C’était encore possible de refuser, de dire « non, laissez tomber ! », de décider de suivre partiellement le programme avec son propre corps sans opérer la moindre modification. Son esprit s’embruma doucement, rendant son corps -ce corps dont on allait le délester- un peu cotonneux. En tournant le visage, Glenn put observer Anthoea qui semblait baigner dans la sérénité. Oh que ça avait l’air bon cette absence de doutes ! Ses paupières furent bientôt trop lourdes pour les garder ouvertes et Glenn sombra.

Quand ses yeux se rouvrirent, ils louchèrent un instant avant de réussir à faire la mise au point. Des yeux parfaits. Glenn observa le monde qui l’entourait, observa Anthoea qui s’éveillait lentement, surpris par la brillance des choses. Ses yeux avaient-ils été si fatigués que ça ? C’était possible. Comme le reste de son corps, aucune réparation n’y avait jamais été faites. Anthoea se redressa avec ce corps étrange et sembla tester les mouvements. Peut-être était-ce cela qu’il fallait faire ? A titre d’essai, Glenn bascula totalement sur le côté et se redressa précautionneusement mais son dos ne tira pas. La sensation habituelle, si habituelle qu’elle ne l’atteignait plus réellement, ne vint jamais. Où était passé la raideur ? Bougeant la jambe à la recherche de la crispation dans son genou, crispation qui avait disparue, Glenn comprit à quel point la modification avait été fondamentale. Les machines qui étaient venues l’opérer, des nanorobots pour la plupart mais également des machines plus grandes et imposantes, avaient tout changées dans son corps, réparant chaque dommage, modifiant la structure de ses os pour qu’ils collent à ce nouvel organisme… La nausée le prit avec une puissance surprenante. En se laissant tomber sur le dos et en fermant les yeux, Glenn fit de son mieux pour la chasser. Ce n’était pas nécessaire d’offrir cette vision à Anthoea. Si en plus du reste, ce nouveau corps le dégoutait, ce serait d’autant plus dur.

- Ça va ?

Sans dire un mot, Glenn acquiesça, même si c’était faux, même si ce n’était qu’une réponse de convenance.

- Si tu veux qu’on y arrive, il vaudrait mieux être honnête non ?

Glenn tourna le visage vers Anthoea et soupira. Cet être n’allait jamais rien lui passer.

- Une minute s’il-te-plait.
- Ok.

Anthoea se détourna et s’occupa de tester son corps. Il était étrangement fonctionnel, assez peu différent du précédent en dehors de la teinte de la peau. Les nuances étaient intéressantes. Ses mains étaient un peu moins fines, un peu moins fortes, ses poignets lui parurent également plus faibles. C’était pourtant un corps puissant, la chaine de muscle qui maintenait son dos droit lui paraissait des plus pertinentes. Soulever Glenn ne serait sans doute pas un souci. Un coup d’œil discret dans sa direction lui confirma que Glenn n’était pas en train de l’observer. C’était bête, mais ça rassura Anthoea comme si la plus honteuse des pensées l’avait traversé. Ça n’aurait pas dû se voir de l’extérieur, mais entre ses jambes, son pénis s’était redressé. Ça faisait longtemps qu’Anthoea n’en avait pas porté un et la sensation était surprenante. Pire encore, déstabilisante puisque son gland venait frotter contre le tissu des vêtements, l’excitant un peu plus encore. Sa main, épaisse, se posa sur son sexe dans un espoir vain de le remettre à sa place : dégonflé et entre ses jambes, mais un gémissement lui échappa à ce simple contact et au lieu d’obéir le sexe durcit un peu plus encore. Génial.

- Tout va bien ? demanda Glenn qui allait visiblement un peu mieux.
- Ouais… Ça faisait longtemps que je n’avais pas porté ce genre de chose.

Glenn serra un peu les cuisses et frémit en sentant le vide entre ses jambes rondes. Oui, Anthoea avait un pénis. Un nouveau pénis. Glenn ne pouvait même pas imaginer à quel point cela devait être déconcertant.

- Le pénis ? s’assura Glenn.
- C’est ça… Et toi, ça donne quoi ?
- Je n’ai plus mal ! J’avoue que je ne m’en rendais même plus compte… mais… ouahou.
- Mal ?

Anthoea se retourna. Une bosse déformait son pantalon, mais son visage était surtout marqué par la surprise. Une surprise honnête.

- Tu pensais que conserver le même corps aussi longtemps n’avait pas de conséquence ? demanda gentiment Glenn avant d’ajouter, en voyant que l’autre ne répondrait pas : Il y a de l’usure.
- Tu refusais même de le faire réparer ?

La façon dont ça avait été dit transpirait d’un jugement évident. Anthoea devait trouver l’idée même complètement folle. Glenn se détourna, prit d’une soudaine envie de se réfugier dans le petit couloir offrant une vue sur l’extérieur, mais son corps resta immobile, tenu par une volonté inflexible. Hors de question de fuir !

- Je ne te demande pas de comprendre.
- Si… Il va bien falloir qu’on se comprenne. Tu l’as dit toi-même hein ? On va être vulnérable. On va avoir besoin de se sentir compris.
- Combien de fois as-tu changé de corps ?

Le ton un peu plus virulent de Glenn fit reculer Anthoea qui, même en réfléchissant bien, était incapable de répondre à la question.

- A quel âge as-tu commencé à changer ?
- Quoi ?
- A quel âge ? Tu t’en souviens seulement ?
- Non. Non, je ne m’en souviens pas mais quelle importance !?
- Tu devais avoir sept ans. Et tu sais quel âge tu as aujourd’hui ?
- Tais-toi.
- Tu le sais ?

Anthoea recula, levant les mains comme pour faire obstacle aux mots qui allaient le blesser et cria, un peu plus fort :

- Je t’interdis ! Tu entends ! Je t’interdis de me dire un truc comme ça !

Glenn se tut, son visage semblait étrangement bouleversé.

- C’est pour ça que tu es tellement… abjecte. Tu le sais toi hein ? contre-attaqua Anthoea.
- Oui. Je le sais.
- Et tu sais ce que ça fait de l’apprendre espèce d’immonde merde !?

Glenn ferma les yeux, détourna le visage et avoua, honteusement :

- Oui…
- Alors dégage. Je ne veux plus te voir. Va donc observer ton super paysage.

Glenn acquiesça, douloureusement, et s’éloigna, les soulageant tout deux. C’était une erreur de sa part. Cette information qui pouvait tellement les bouleverser, qui pouvait les anéantir, Glenn n’avait jamais réussi à l’oublier. Lorsque les modules permettant aux enfants de s’épanouir avaient proposés de jouer à modifier leurs corps, Glenn avait refusé. Encore et encore. Après coup, longtemps après même, une révélation l’avait frappé. Personne d’autre n’avait refusé. Sur les cent êtres vivants qui peuplaient la Tour, il n’y avait eu que sa voix pour dire « non ». La question de l’âge l’avait alors frappée et c’était fini. Glenn savait tout. Glenn connaissait ce secret que les autres refusaient de découvrir. Ce n’était qu’un mécanisme de défense. Les rares qui l’avaient su l’avaient horriblement mal géré, finissant d’en faire un tabou, un interdit.

Glenn se réfugia contre la vitre perpétuellement fraiche et ferma les yeux. Son corps avait vieilli, pas comme avant, pas de cette vieillesse qui tuait des gens, mais il s’était usé malgré tout. Exactement comme ce monde qui les entourait. Son corps avait vécu des évènements, des essais et des blessures. Exactement comme ce monde qui les faisait fuir. Son corps était un tabou aussi grand que leur secret. Un tabou dont Glenn s’était délesté en débutant ce programme et en acceptant de revêtir ces nouveaux traits. Sa main, sa nouvelle main, si blanche et délicate, essaya de contenir les larmes qui ravinaient ses joues. Un hoquet lui échappa, suivi d’un long sanglot alors que ses jambes ne le portant plus l’emmenèrent à glisser jusqu’au sol. Là, les pleurs s’intensifièrent. De colère, de désespoir peut-être à cause de ce choix terrifiant, Glenn avait failli blesser Anthoea plus durement que jamais. Si Anthoea ne l’avait pas arrêté à temps, si sa colère ne l’avait pas arrêté, les mots seraient sortis comme si les conséquences n’avaient pas la moindre importance.

Glenn pleura, longtemps et si fort, que le son de la porte s’ouvrant passa inaperçu. De l’autre côté de l’encadrement, Anthoea jeta un coup d’œil à l’intérieur en grimaçant. Impossible de ne pas voir l’extérieur dans un tel lieu. Depuis la dispute, plusieurs heures s’étaient écoulées, lui laissant assez de temps pour réfléchir à ce qui s’était produit. Ça avait semblé apparaître de nulle part. Ça lui avait paru si violent, si dangereux et tellement injuste ! Une partie de son être avait eu envie de partir, de retourner à la sécurité de son étage et de ne plus jamais parler ou s’approcher, même virtuellement, de Glenn. Ce n’était pas juste quelqu’un de détestable. C’était un être instable et réellement dangereux.

Seulement, ses jambes, ses nouvelles jambes, étaient restées immobiles, comme pétrifiées sous l’émotion et puis, la dites émotion avait eu un peu de temps pour redescendre. A ce moment-là, réfléchir était redevenu possible. Glenn savait. Glenn savait et ça changeait tout. Ça expliquait ses coups d’éclats, ses crises de colères, ce mal-être qui ressurgissait parfois et débordait sur tout et n’importe quoi ou plutôt sur n’importe qui. Glenn taisait leur secret alors qu’il avait l’air de pousser dans sa gorge pour sortir. Glenn le ravalait sans doute en permanence. Que c’était étrange. Anthoea l’avait toujours cru insensible, à se cacher derrière des plaisanteries douteuses pour plaire, à conserver un joli masque pour cacher son véritable être. Mais ce n’était pas ça. Glenn cachait leur secret.

Anthoea ne savait pas ce que représentait ce programme à ses yeux, mais il devait être drôlement important pour que Glenn accepte pour la première fois une modification corporelle. Ça avait dû être bouleversant. Ce n’était pas une bonne raison pour mettre quelqu’un d’autre en danger, mais Anthoea pouvait au moins considérer que ça comptait. Alors, en retrouvant peu à peu le calme, ses pensées avaient dérivé sur sa connaissance de Glenn, sur ce qui pouvait être fait, sur la suite du programme même… Anthoea imaginait que Glenn allait réapparaître, peut-être un peu rouge de honte ou peut-être en paradant, affichant ce masque détesté, mais il n’en avait rien fait. Alors le doute s’était insinué, et si Glenn avait rejoint son étage, abandonnant le programme ? Après vérification, ce n’était pas le cas.

Alors, doucement, en hésitant, Anthoea avait avancé jusqu’au refuge de l’autre. Les pleurs résonnaient à travers la porte close. Des pleurs bouleversants. Dans un premier temps, Anthoea n’avait pas bougé. Totalement immobile, attendant que cela cesse simplement, mais ça ne s’était pas arrêté. Ça ne semblait pas pouvoir s’arrêter. Glenn pleurait sur bien trop de choses à la fois. En ouvrant la porte, le spectacle avait été doublement désolant. Le corps recroquevillé, secoué par les sanglots l’avait ému. Le paysage mort finissait de rendre la scène aussi poignante qu’horrifiante.

Anthoea avait mis un long moment avant d’arriver à se convaincre d’avancer dans cet endroit terrible, pour réussir, il avait fallu accepter de fermer les yeux. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. En s’agenouillant non loin pour offrir la présence et la compassion nécessaire à Glenn, Anthoea respectait les habitudes les plus communes.

- Ça va aller… Calme-toi… Tout ira bien… Je m’excuse, je n’aurais pas dû crier.

Une litanie de mots qui n’étaient là que pour l’apaisement sortirent en douceur. Glenn sursauta lorsque les premiers lui vinrent aux oreilles puis lentement, très lentement, se calma. Anthoea était là. Sa fuite n’aurait pas été une surprise, pas après une telle attaque. Glenn avait tellement honte de son comportement que des larmes nouvelles ravinèrent un peu plus ses joues, déjà rouges et enflées par les pleurs.

- Nos ancêtres ne se consolaient pas comme ça, tu sais ? demanda soudain Anthoea, l’appelant à l’interaction.

Glenn hésita, déglutit, sa gorge lui faisait vraiment mal et ce qui en sortit ne ressemblait pas à sa nouvelle voix. Ça ressemblait à un croassement bizarre.

- Ah oui ?
- Non. Ils pratiquaient le contact physique. Bon, ils le faisaient tout le temps il faut dire ! Mais ils avaient des contacts physiques dédiés au réconfort. Un certain nombre se pratiquait également après le sexe, ajouta doucement Anthoea tout en ouvrant, très légèrement les yeux.

Sa main épaisse se tendit vers l’avant et resta suspendue en l’air comme la plus délicate des invitations. C’était également une promesse. Une grande promesse. Anthoea serait là pour l’aider, pour l’accompagner, pour être son soutien, pendant tout le programme. Glenn observa cette main et ferma les yeux. Des larmes perlèrent à nouveau, de honte mais également d’espoir. Sa propre main blanchâtre alla à la rencontre de cette paume offerte et pour la première fois, leurs peaux se touchèrent.

Il n’y eut ni trompette, ni explosion, ni rien de spectaculaire. Ce n’était qu’un contact. A une époque, ça aurait été totalement anodin. Pourtant, les deux retinrent leurs souffles en contemplant leurs mains. Le premier pas avait été franchi.

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