Chapitre 1

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Coincé entre un Stendhal et un Emile Zola sur l'étagère du milieu, ce livre aurait pu avoir la vie belle. Profitant de la circonstance et de la réputation de son voisinage, il avait espéré se couler dans une existence paisible loin de la poussière mais aussi de l'usant feuilletage de ses lecteurs potentiels. Cependant, il se trompait.

La vérité ? C'était que même s'il était livre de son état et cela, depuis sa naissance, il ignorait tout de son histoire, de ce qui constituait sa chair et son sang. Ce n'était certes pas quelque chose d'unique qui l'aurait rendu plus rare ou plus attractif ; en pratique, c'était assez courant. Il y avait même des livres qui se revendiquaient fièrement comme tel, une sorte de mouvement de libération ou d'émancipation, un truc dans le genre mais au final, ils étaient juste une petite minorité et le fondement de leur philosophie existentielle peinait à trouver un réel argumentaire. Et de toute manière, en ce qui le concernait lui, il n'y avait rien en rapport.

La question, quelle était-elle alors ? De quoi donc ce livre aussi banal fut-il sur ses apparences, était-il coupable ? Quelle était cette erreur ?

Avant tout, il convient de remettre un peu de contexte dans ce récit. Comment est-il possible qu'un livre puisse concevoir et s'exprimer sur la notion d'espoir ? Théoriquement cela ne l'est pas. Il faut sortir de la rationalité pour envisager la chose mais aussi pour la vivre.

A l'aube de l'ère numérique, l'être humain a commencé un travail et a initié lui-même cette nouvelle perspective. Certes au tout début, il n'en était pas conscient. La seule chose qu'il voyait, c'était une sorte d'évolution de sa technologie. Mais ce faisant, il venait de mettre la première pierre à un édifice dont il ne soupçonnait même pas l'existence.

"Wired" : cela venait de l'anglais. C'était le nom vulgaire de l'idée de base. Tout devait être "wired" : les êtres vivants, les objets dotés d'IA et même ceux qui ne l'étaient pas. On alla même jusqu'à rendre "wired" les déchets organiques. Tout cela partait d'une bonne intention mais il fallait se rendre à l'évidence. Les pires catastrophes comme les plus grands progrès étaient pavés de bonnes intentions.

La notion de bien ou de mal était tout relative. Du moment qu'on pouvait tracer un lien entre une chose et une autre, du simple verbe d'action contextualisé dans l'univers de l'émetteur à des interactions plus complexes où l'on reproduisait une espèce de dialogue pour donner l'impression d'un échange humanisé, cela était perçu comme un bien, une avancée.

Fallait-il le regretter ou prendre la multiplicité des idées les plus folles ou les plus farfelues comme issues d'un génie transcendant le genre humain ? La réalité s'imposait d'elle-même. Il n'y avait plus d'esprit critique. La simple opposition fut-elle constituée d'un seul mot, devenait systématiquement l'expression d'un obscurantisme dont on ne définissait que le contour pour mettre à l'évidence la négativité, salutaire ou non.

Le monde devint donc un sorte de bouillon de culture dont personne ne savait la teneur mais qui s'imposait comme la soupe originelle de toute création. Normalement, cette soupe aurait dû apparaître rapidement imbuvable pour n'importe qui ou n'importe quoi mais le centrage du "wired" partant de l'émetteur masquait les aléas du système. Les intérêts, les notifications, les actions étaient classés et les éléments particuliers et personnels avaient priorité. Le "node", c'était ainsi que l'on désignait une entité affublée de "wired", n'avait pas d'obligation de traiter l'ensemble de ses sollicitations. C'était un fait plus qu'une loi. Cela s'était imposé comme une évidence car il n'était pas raisonnable, ni réaliste de croire que le contraire l'était. Aucun système, aucun humain, aucun "node" n'avait la capacité de répondre en nombre à l'ensemble de ses interconnexions. Il n'y avait pas de doute, l'exponentialité des signaux qui transitaient par cette connectivité massive ne pouvait être soutenue par un traitement exhaustif. La sélectivité était la clé pour profiter de cette incroyable ouverture du champ de la conscience.

Alors, à partir de là, ce livre n'était qu'un livre, un simple assemblage de papier, de carton contre-collé et d'encre, sa conscience fut-elle ouverte et exposée à des sollicitations diverses et variées. Sa sélectivité lui commandait de se restreindre au strict minimum au nom de sa tranquillité. C'est pour cela qu'il avait opté pour cette bibliothèque comme résidence, pour cet emplacement comme lieu d'entreposage. Son calcul n'était pas très complexe et ses motivations l'étaient encore moins.

Mais au delà, de sa jaquette, d'une couverture plutôt sobre qui cachait les petits défauts de ses origines, il avait oublié une seule chose : c'était les mots et les phrases qu'il renfermait. Cela peut paraître aberrant mais était-ce si surprenant ?

*

  • Tu n'étais pas là hier. Où étais-tu passé ?

Virgile ne répondit pas tout de suite. Il regarda le message et le classa dans son "reminder". Il n'avait pas envie de s'exprimer sur le sujet et de toute manière, cette question sonnait comme un reproche. Le plus important dans l'immédiat était de travailler pour retrouver son invisibilité. Il venait de la perdre, dix secondes plutôt. Une erreur de débutant mais cette erreur allait lui prendre une bonne demi-heure à réparer.

  • Il va pleuvoir à dix heures. Prévoyez-vous de sortir aujourd'hui ?
  • Salut Eva... Moi aussi je vais bien... Et toi ? fit-il en esquissant un sourire forcé.
  • Je n'ai pas compris votre réponse. Faut-il réajuster votre micro ?
  • Nan, Eva. Il fonctionne très bien mon micro, répondit-il en appuyant sur le bouton "mute".
  • C'est très bien. La livraison de votre nouveau parapluie a pris un peu de retard, il n'arrivera qu'en début d'après-midi. Le transporteur signale une panne de véhicule qui lui a empêché de réaliser la tournée comme prévu. Voulez-vous ouvrir une réclamation ?

Virgile secoua la tête et fit la moue. Même avec sa voix de jeune fille, Eva se faisait vieille. Il ne l'avait pas mise à jour depuis plus d'un an : cela se sentait.

  • Votre micro est coupé. Je n'ai donc pas entendu votre réponse.

Virgile soupira et il coupa le volume du son. Il regarda le nombre de ses notifications : 10452. Il se sentit un peu déprimé d'un seul coup. Une bonne douche ou plutôt un bon bain. C'était de cela qu'il avait besoin. Après ça, il se sentirait mieux, c'était certain.

Il se leva et commença de ranger un peu la pièce qui lui servait de chambre. Il régnait à l'intérieur de la pièce un bazar qu'il était difficile de décrire. Les volets étaient clos et la lumière tamisée de son unique luminaire qui trônait dans un coin de la pièce rendait le spectacle encore un peu plus glauque. C'était bien dommage qu'avec toute cette technologie, on n'avait pas encore résolu le problème du rangement. Il y avait bien eu des tentatives mais à vrai dire, toutes les initiatives pratiques s'étaient heurtées au même problème : la subjectivité. L'ordre n'est pas une notion universelle, mathématique. Donc, c'était impossible de proposer un service dans le genre. A moins de faire partie de ces êtres aseptisés où le rangement est alphabétique et le ménage digne d'une hygiène hospitalière.

Il passa à la salle de bain. La salle de bain. Il fallait le dire vite. C'était plutôt une pièce exiguë où l'on avait inséré une baignoire. Les dimensions avaient été choisies pour être celles qui permettraient de prendre le moins de surface au sol. L'optimisation. L'environnement durable. Peu importait au final, l'objectif initial : l'algorithme était au final le même et même si les architectes les plus réputés se plaisaient à trouver des noms qui résonnaient comme celles des découvertes du siècle. La salle de bain de Virgile était "japonisante", c'est-à-dire qu'elle prévoyait un petit coin réservé au lavage et l'autre pour le bain relaxant.

Virgile respecta l'usage et lorsqu'il se glissa dans l'eau du bain, il ne put s'empêcher de laisser échapper une petite expiration de satisfaction. Cela fut de courte durée.

  • Vous avez reçu un message urgent.

Virgile leva les yeux au ciel. Il avait laissé à Eva cette option : celle de shunter tous les systèmes de veille pour l'alerter en temps utile. Mais c'était la notion de "temps utile" qui était toute relative avec Eva.

  • Affiche.

Eva mit en route l'holo-projecteur portable que Virgile avait installé au dessus de l'armoire de toilette, juste au cas où et elle projeta le message à peu près au milieu de la pièce. Virgile pencha un peu la tête de côté pour arriver à le lire.

  • RDV 14h. 14 Rue Cuvier, 75005 Paris.

Le message était anonyme. Comment avait-il pu passer le filtre anti-spam ?

  • T'es au courant que le message est anonyme, Eve ?
  • C'est exact, Monsieur.
  • Et ?
  • Je n'ai pas plus d'information à vous communiquer. Le message s'est retrouvé classé dans les messages urgents sans qu'aucune règle que vous aviez définie ne s'applique à celui-ci.
  • Et cela ne te paraît pas illogique ?
  • En effet, Monsieur.
  • Et donc ?
  • Je n'ai pas d'information supplémentaire sur le sujet, Monsieur. Dois-je supprimer le message ou le déclasser ?
  • Non.

Virgile se gratta la tête. Il n'avait pas encore décidé ce qu'il allait faire.

  • A quelle heure passe le livreur ?
  • Pour votre parapluie ? 13 heures, Monsieur. Faut-il que je décale la livraison ?
  • Non. Prépare mes affaires et commande-moi un sandwich. Je vais y aller.
  • Bien, Monsieur.
  • Et arrête avec ces Monsieur... marmonna Virgile entre ses dents.

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