V
C’était une nouvelle nuit calme. Les deux navires avaient passé la pointe du continent six jours plus tôt. Ils voguaient à présent plein est. Naylin’lonyn commença son quart peu après le crépuscule. Elle avait peu de chose à faire. L’officier qui tenait la barre lui donnait parfois un ordre qu’elle exécutait rapidement, avant de s’asseoir à nouveau. Cela dura jusqu’au milieu de la nuit. Peu avant la fin de son quart, le ciel s’illumina.
C’était une flèche éclairante de l’Œil. Pendant quelques secondes, son éclat surpassa celui de la Lune. Naylin’lonyn vit clairement une dizaine de pirogues s’approcher silencieusement du Beau Diable. La cloche d’alerte résonna. Les marins à peine réveillés sortaient en arme de leurs quartiers. Le capitaine couru à la barre en même temps qu’il boutonnait son gambisons. Des flèches sifflaient depuis les embarcations jusqu’au pont des navires. Le Soleil Noir heurta l’une d’entre elles qui se renversa. L’Œil décocha une nouvelle flèche éclairante ; les archers des deux navires profitèrent des quelques secondes de lumière pour décocher leurs flèches sur les pirates.
— Rangez à l’honneur le Beau Diable ! ordonnait le capitaine. On les laisse pas seuls !
Naylin’lonyn vit Lyle monter jusqu’à la hune du mât de misaine, son arbalète en bandoulière. Elle dégaina son épée et courut jusqu’au bastingage.
— Ils grimpent ! gueula un marin, penché par dessus le bord.
Son cri devint inintelligible et redoubla d’intensité. Ce fut bref. Quand il se redressa, Naylin’lonyn vit qu’il avait une dague plantée dans l’œil. Il s’effondra, mort.
Les assaillants sautèrent sur le pont. Le combat fit rage, Naylin’lonyn fut rapidement dans la mêlée. À ses côté, Isarn Tranchecorde assénait sur ses ennemis de puissants coups de hache. Elle entendait au dessus d’elle siffler les flèches de l’Œil. Un carreau se ficha dans le cou d’un pirate prêt à la pourfendre au visage. Elle vit le corps s’effondrer devant elle, étonnamment lentement. Le temps semblait ralentir. Elle porta un coup d’estoc à la poitrine d’un homme, sauvant sans doute la vie d’Isarn. Elle entailla le visage d’un autre. Elle était maculée de sang, sans savoir si c’était le sien. Un harpon fendit l’air et traversa le ventre d’un adversaire qui fut projeté en arrière et tomba à l’eau. Elle glissa soudain sur un corps éventré. D’un coup d’épée, elle trancha l’artère fémorale d’un pirate qui s’effondra. Elle rampa hors du combat et se releva. L’équipage du Soleil Noir gardait le contrôle du pont. Sur le gaillard arrière, Monsieur Taillevent retira sa rapière de la poitrine d’un pirate pour parer un coup de taille d’un autre. Il feinta vers son visage et l’estoqua finalement à l’épaule. Il lui brisa le nez d’un coup de poing. Non loin de lui, Raam Rimmon hurlait des ordres à un matelot qui lui passait des harpons. Il lui en arracha un des mains et visa. L’arme fit un arc de cercle et se planta dans le dos d’un assaillant qui s’effondra. Toujours perché sur la hune du mât de misaine, Lyle décochait ses carreaux en direction du pont. L’Œil, quant à lui, ciblait plutôt les pirogues. À la barre, le capitaine hurlait des ordres, tâchant de se faire entendre des quelques marins qui s’occupaient des voiles. Le Beau Diable ne s’en sortait pas aussi bien. Les deux navires se rapprochèrent jusqu’à se toucher presque. On entendit le craquement des pirogues et les cris des pirates coincés entre les deux coques. Au loin, éclairé par le faible éclat de la Lune, Naylin’lonyn cru voir s’approcher un trois mâts. Mais lorsqu’elle voulu mieux le voir, elle ne le vit plus.
L’équipage du Soleil Noir parvint à se débarrasser des derniers pirates. Aussitôt, le capitaine couru sur le pont, sa rapière à la main, et ordonna l’abordage du Beau Diable. Des planches furent jetée entre les deux ponts. Il s’élança le premier, suivit de près par son second. Raam projeta ses derniers harpons avant de saisir une grande épée. Naylin’lonyn suivit le mouvement. Ce combat était plus terrible encore que le précédent. L’équipage du Beau Diable était acculé devant les cales. Le capitaine gisait dans l’escalier menant au gaillard arrière. Les pirates dressaient un mur de leurs boucliers ronds. Les flèches et les carreaux tirés depuis les hauteurs des mâts ne parvenaient pas à l’affaiblir suffisamment.
Naylin’lonyn entendit des cris derrière elle. Une dernière pirogue avait abordée le Soleil Noir. Elle prévint les marins à ses côtés et remonta à bord. Un lancier courait vers elle. Elle esquiva la pointe et bloqua sous son bras la hampe de son adversaire. Celui-ci la brisa d’un geste, déstabilisant la demie-elfe qui lui porta un coup de taille au visage. Il le para avec son reste de hampe. Elle lui porta une nouvelle attaque qui le toucha. Il recula, elle le pourfendit à la poitrine. Son épée resta dans le corps qui s’effondrait. Naylin’lonyn baissa les yeux. Un morceau de hampe dépassait de son ventre. Elle fit un pas en arrière et tomba. Elle entendit vaguement le reste du combat. Elle vit Robert Chante-écume se battre avec une épée qu’il maniait mal. Isarn se jeta à son secours, mais il arriva trop tard. Le musicien s’effondra, sa chemise tachée de sang. Isarn le vengea rapidement et sauta sur son prochain adversaire. Robert et Naylin’lonyn s’échangèrent un regard désolé. Soudain, il regarda derrière elle. Son regard suivi le déplacement d’une personne que la demie-elfe ne voyait pas. Il sourit. Puis sa tête tomba en arrière et il demeura là, inerte.
Naylin’lonyn avait conscience du sang poisseux qui coulait sur ses vêtements, mais elle ne sentait pas de douleurs. À vrai dire, elle ne sentait plus rien. Les bruits du combat disparurent. Elle vit une silhouette floue se pencher sur elle. Un instant, elle songea que c’était Lyle qui venait la soigner. Puis elle distingua des oreilles pointues et pensa à Monsieur Taillevent. Mais ce n’était pas lui non plus. L’elfe qui se tenait devant elle ressemblait plutôt au petit portrait que sa mère avait gardé précieusement toute sa vie. Il lui tendit la main. Elle la saisit et se releva. Autour d’elle, les affrontements continuaient. De nombreux corps jonchaient les ponts des navires et l’océan alentour. L’elfe lui sourit.
— Tu as les yeux de ta mère, dit-il.
Il l’emmena jusqu’au bastingage. Il y avait plusieurs barques, en contrebas. Une jeune femme aidait Robert Chante-écume à monter dans l’une. Elle vit que Naylin’lonyn la voyait et la salua de son tricorne où brillait un insigne de capitaine. Robert se retourna. Elle ne l’avait jamais vu sourire ainsi. La jeune femme prit les rames et leur barque s’éloigna doucement en direction d’un trois mâts immobile, non-loin. C’était un navire tel qu’elle n’en avait jamais vu. Sa coque était entourée par deux voiles horizontales semblables à des ailes. Sa figure de proue semblait être d’un véritable crâne, celui d’un grand dragon.
Elle jeta un dernier regard vers le combat. Elle vit Lyle tirer son dernier carreau et descendre de la hune. Il ramassa une épée et se jeta dans la mêlée. Monsieur Taillevent affrontait un pirate armé d’une lance. Il avait une grande plaie au visage. Raam Rimmon avait une dague plantée dans le bras, ce qui ne l’empêchait pas de faire de grand moulinets de son épée. Près de lui, Isarn titubait. Son adversaire avait frappé une faille de son armure de cuir. Lyle passa entre les jambes d’un pirate et lui lacéra les artères fémorales. Le corps de son adversaire s’effondra et encaissa de justesse un puissant coup de lance que lui destinait un pirate. L’halfelin en profita. Il se retourna et le frappa au ventre.
— Tu viens, Naylin ? demanda son père.
Ensemble, ils descendirent jusqu’à une barque. Il prit les rames et s’éloigna du Soleil Noir. Ils avaient tant de choses à se dire que les quelques minutes de barques ne suffirent pas.
Ils continuèrent de se parler sur le pont. Lorsque la bataille s’acheva, quelques dernières barques arrivèrent.
Puis le Drac s’enfonça dans les flots et disparu.
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